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Stéphane RENARD / Le radeau de la méduse

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Texte publié sur le site de l’ALI en libre consultation le 12/02/2018 
Illustration « Le radeau de la Méduse » Théodore Géricault.

N’est-il plus nécessaire d’échouer au large de la Mauritanie pour mesurer les effets nauséabonds du syndrome de la Méduse ? Rappelons que les malheureux survivants du naufrage de la frégate éponyme endurèrent la faim, la folie, la déshydratation, le cannibalisme. Et puisque l’histoire nous convoque, précisons que quinze d’entre eux à peine survécurent.

La Méduse est une frégate. Un magnifique vaisseau patiemment construit grâce au talent des architectes navals et aux artisans marins. Principal matériau, le bois de construction provient de la lente maturation des essences et de leur entretien par le service des Eaux et Forêts, anticipant de plusieurs centaines d’années à l’avance sa nécessité.

Alors la psychanalyse a-t-elle échoué ? Faut-il commencer à construire un radeau, à mettre les chaloupes à la mer ? Faut-il abandonner le navire ? Que dit le capitaine ? Quel est-il d’ailleurs ? Verra-t-on s’y désigner de ce titre celui qui vaillamment restera, ayant évacué femmes et enfants, le dernier sur le pont ? Qui a dit : s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là, en se référant à notre discipline ?

La succession de tsunamis que nous affrontons est sans précédent. Dans notre ère industrielle, les débordements de la jouissance submergent toutes les sphères de l’activité humaine.

La sphère économique totalement débridée organise un déplacement massif du désir vers le besoin : chacun et chacune doit, mérite, exige et obtient accès aux prothèses orthopédiques. À quel Schreber devons-nous cette époque : appareil à se déplacer, voir, entendre, plus loin, plus fort, appareils à jouir ? Tétraplégique des sens qui ne lui appartiennent plus, l’ectoplasme consommateur est pieds et poings liés. C’est la seule idéologie qui s’impose : la paralysie. Celle-ci favorisée par l’extension des écrans. L’homme contemporain est sans cesse sollicité, excité, sommé de répondre par une jouissance de consommation à des stimuli industriels, alimentaires, culturels, religieux.

L’oisiveté n’existe plus.

Ce que ne dit pas la psychanalyse en son humanité, c’est qu’elle n’est en aucun cas un accélérateur de carrière. Il ne faut pas confondre l’attention bienveillante offerte à tous, à l’essence du fond : la psychanalyse porte chacun vers lui-même. C’est là son style. La guérison n’est peut-être finalement, une fois le trajet achevé, que la reconnaissance de l’autre comme semblable. L’altérité s’en trouve mise en place et avec elle une appréciation juste du Réel et de la réalité.

S’il peut au cours de son travail bénéficier d’effets qu’on pourrait dire secondaires, l’analysant qui embarque dans l’aventure n’est jamais que l’acteur de son propre rôle et de sa propre place au monde. Estimer que cette place au monde va se trouver déplacée, modifiée, améliorée, augmentée par l’analyse, relève de considérations qui ne sont pas les nôtres. Puisqu’en effet, comment se servir du grand Autre, trésor des signifiants, chaînes langagières du désir, et dénier qu’au lieu Réel de son recel s’organisent les ressorts d’une subjectivité entièrement appendue à un objet insu ?

Freud fait la découverte d’un objet qui nous gouverne de l’inconscient. Lacan nous enseigne le rôle du signifiant dans la subversion du désir et l’esclavage des jouissances qui s’y attachent. Nous travaillons à la recherche de ce qui pourrait favoriser la mise en place chez nos patients de ce qui serait la juste assomption de leur singularité, l’acceptation de la physiologie du langage et des effets de désir qu’il promeut. C’est le protocole de la cure, ce sont les milliers d’heures de travail consacrées à l’étude et la théorisation, à la transmission de notre savoir.

Où est-il écrit, dit, travaillé, élaboré que l’assomption de la singularité serait un déplacement de sa place au monde ? Quelle sorte de tour de passe-passe viendrait rendre possible que je ne sois pas celui que je suis ? Les pathologies tournent autour du refus d’une assomption et d’un désir. Le désir c’est les autres. Le refus du langage et du désir c’est le refus de l’Autre et des autres.

On peut solidairement compatir à l’exil des migrants et aux tristes conditions que nous leur faisons. Ils ne sont jamais que les représentants de la face hideuse de l’instance Une qui les broie. Mais ce que recouvre la modernité, ce qui est sans doute notre plus grand tracas, c’est que le langage et ses effets sont ensevelis sous les couches barbares des hordes impuissantes et innocentes qui hurlent à l’égalité, en croyant qu’elle consiste à posséder le même frigidaire que le voisin.

Or ce n’est pas du tout cela l’égalité, ni même la liberté. Ce que propose la psychanalyse, et dont ne veulent pas nos contemporains, c’est d’aller chercher et assumer sa propre place au monde. Rien moins. C’est une offre. C’est énorme ! Personne n’en veut. Pourquoi ? Le prix ? Les difficultés de transport ? L’aveuglement ? La certitude ?

Ce qui freine nos contemporains c’est le défaut de confiance.

Ce n’est pas que les gens n’ont pas confiance en nous, psychanalystes — il faudrait consacrer quelques lignes à cela — c’est qu’ils n’ont pas confiance en eux. L’ère que nous traversons manque d’une dimension mœbienne et confond la surface et la structure. Les écrans en sont la mesure : ils promeuvent une jouissance de surface, une jouissance scopique. Il s’agit pour chacun de paraître. Le temps de l’élaboration est confisqué.

Ce qui est nouveau, c’est que Lacan, avec son stade du miroir, explique à renfort d’images inversées et de narcissisme, la nécessaire résonance de chacun dans le regard de l’autre. Comment puis-je me voir, puisque je ne peux voir le point d’où je me vois ? Il me faut donc me voir dans un autre. Les complications étiquetées par la phobie sont telles qu’il me faut me débarrasser de cette image que l’autre me renvoie. Je veux bien me voir, mais pas garder la trace de l’image de l’autre dans mon image : moi et moi seul, moi-tout, moi et autour rien. Comment dès lors que l’autre devient si important, non pas pour ce qu’il est, mais pour ce à quoi il sert, ne pas devenir méfiant et paranoïaque ? Il est si important ce cher autre. Oui, mais voilà chacun en est là.

La psychanalyse s’est d’abord présentée au monde portée par un médecin. Elle est restée massivement attachée à cet orbe, même si les philosophes d’origine sont aussi venus participer à l’effort de théorisation et de pratique : le corps et l’esprit. L’étrangeté de notre clinique s’est imposée avec ce double étayage à bas bruit. Nous avons été pris au piège de la surface, sommés de rendre des comptes et incapables de les fournir. Quelques formules à l’emporte-pièce, des querelles d’intellectuels, la détermination de la plupart des adversaires tentent d’imposer la banalisation de la discipline depuis la locomotive Lacan.

Nous sommes devenus une société de surface dont les grandes surfaces ont capté le mode. La psychologie des profondeurs n’intéresse plus. Dans l’aquarium nous ne voulons voir que la surface. Pourtant n’importe quel gamin de cinq ans sait que la surface déforme la perception. Cela s’appelle la diffraction : le poisson ou l’Axolotl, dans le bassin, n’est pas tout à fait là où on l’attend.

Sauf que chacun n’est au monde que ce qu’il va y faire. Qu’il l’assume ou non ! Mieux vaut l’assumer, si nous voulons que les pathologies reculent et que la vie retrouve un goût autrement plus savoureux. Ce n’est pas toujours facile.

Ce ne sont pas des contraintes de tempérament, de goût, de vœux, d’inspiration qui sont à l’œuvre, ce sont des contraintes structurelles. Avec la démocratisation, l’aspiration à l’égalité submerge la singularité. Hélas l’exercice de la démocratie est bafoué par l’aspiration au refus d’aller voter. Le vote n’est-il pas le nom-du — père de la démocratie ? Rejeter l’acte de vote, ne serait-ce pas s’offrir à la psychose, élaborer la psychose sociale ?

Pour illustrer cette question difficile de ce qu’est la place au monde, convoquons les chaînes de Markov dont Lacan nous dévoile l’intérêt dans La lettre volée. Du langage chute des lettres, la succession de chutes, organisée par une règle déterminée, produit l’impossibilité à certaines des lettres d’advenir. Or le langage est ce continuum qui nous traverse, nous précède, et nous suit autant qu’il traverse les générations. À l’échelle des générations de façon structurelle, et ne dépendant aucunement des avatars de l’existence ni de tel ou tel ascendant dans une grande mixité sociale qui traverse les lignées, il semble que soit perceptible une chaîne de Markov.

Le pas est fait puisque la moterialité, la matérialité de l’inconscient est supportée par des petites lettres, elles — mêmes organisatrices de l’érotisation et de la phonémation de la motricité chez les jeunes enfants. Le grand Autre organise une place pour chacun qui se détermine à partir du langage, une place unique au monde dont la singularité qui nous est chère est l’assomption.

La psychanalyse autorise que soit perceptible pour chacun cette nuance proposant par cet effet une forme très originale d’être ensemble au monde. Il semble que se heurtent alors deux motions contradictoires qui produisent un effet médusant.

Puisqu’en effet la cure permet d’élaborer ce qu’il en est d’une place soustraite aux contingences signifiantes de la jouissance la prise de position politique ne consiste-t-elle pas en un débordement de jouissance dans le sens qu’elle vise une saisie ? C’est donc une gymnastique qui n’est pas sans effet que de se prêter au jeu de l’intervention publique hors nos propres cercles.

L’institution psychanalytique maintient des valeurs rendant semblable chacun des petits autres rassemblés en son sein. Puisqu’une intervention publique porte également sur l’institution, elle porte sur des petits autres semblables à l’intervenant, mais pris en otage de son intervention. C’est en ce sens une motion à laquelle se heurte une intervention publique, c’est qu’elle s’oppose aux fondements de l’institution psychanalytique.

Les mouvements interventionnistes qui agitent ces temps-ci le mouvement psychanalytique relèvent du syndrome du radeau de la Méduse : ils finissent par user. Après tout le monde est vaste, et si les enjeux profondément humains ne motivaient pas notre action, il est sûr que se trouverait au cosmos — pourquoi pas du côté de la Croix du Sud — un coin pour aller pêcher tranquille. Parce que les agitations des uns et des autres troublent, pour de mauvaises raisons, la quiétude des Saints que nous sommes jusque dans le havre de notre association.

C’est un enjeu de la psychanalyse contemporaine. Allons-nous réussir à nous faire entendre pour que cet ajustement, dont les migrants ne sont que les prémices, se fasse d’une manière un peu plus civilisée, un peu plus moderne que par le passé ? Pouvons-nous faire entendre la nécessité de l’acceptation de la physiologie du langage et non pas la lutte contre ? La meilleure place au monde pour agir en ce sens, n’est-elle pas bien sûr notre propre place au monde à nous, chacun et chacune ? Et cette place chèrement acquise et maintenue par notre propre cure, notre propre travail, n’est-elle pas congruente avec notre position derrière un divan ?

La question de notre place au monde sans cesse questionnée est trop précieuse pour la laisser filer. C’est une question qui travaille nos patients, car il est assez douloureux de n’être pas à sa place, alors ne pas être à sa place au monde est insoutenable. Il ne s’agit ni de position sociale, sociétale, affective ou financière, il s’agit de soi avec les autres et de soi par rapport au langage.

Ne sommes-nous pas, depuis Freud, les acteurs de la mise en place d’une refondation sociale ? Un changement des déterminants à retenir pour l’étude des événements de la cité s’impose à bas bruit. C’est sans précédent. Le rapport au langage organiserait deux classes antagonistes dans la population. Celle de ceux que le rapport au langage interroge, et celle de ceux qui sont indifférents. À ce rapport. Il est tout à fait inhabituel, dans la courte histoire de l’humanité, que le terrain politique soit rejoint au grand jour par une élaboration signifiante qui devient la pointe avancée des critères de validité de son action. Elle semblerait en mesure de rendre obsolètes les catégories sociétales élaborées jusqu’ici s’il s’avérait soutenable que nous puissions lire dans l’avènement d’un rapport au signifiant la récusation des catégories sociales organisées par la fracture de la production. Si cela tenait, la nouvelle classe, sensible donc au rapport au signifiant, laisserait à chacun le choix de l’alternative d’une participation à l’expression d’un désir phallique, soutènement à l’ordre du Un, ou la tentative de mettre en place un être ensemble qu’organiserait le désir Autre.