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Manuel González Molinier / Seules les bêtes

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Texte traduit de l’espagnol, publié le 23 août 2023 sur le site  zadigespana.
Image affiche du film « Seules les bêtes » de  Dominik Mol

MANUEL GONZÁLEZ MOLINIER  est Psychiatre, psychanalyste. Partenaire du siège de Malaga de l’ELP.

Jacques Lacan ne s’est jamais beaucoup intéressé au cinéma, même si sa fidèle compagne, Sylvia Bataille, avait été l’actrice principale du Voyage à la campagne (sorti en 1946), de Jean Renoir. Malgré ce mépris apparent pour le septième art, les idées de Lacan imprègnent, explicitement ou implicitement, de nombreux films. Peu importe que le réalisateur ou le scénariste ait une connaissance profonde ou superficielle, directe ou tangentielle de l’œuvre complexe du psychanalyste français, la signification de certains de ses concepts est incontestable, et certaines œuvres du cinéma français récent démontrent que ses postulats  sont toujours vivants.

Dans les années 1970, Lacan rendait perplexe le public de ses célèbres séminaires en formulant un axiome qui, comme c’était souvent son cas, ressemblait plutôt à une énigme burlesque : il n’y a pas de rapport sexuel (traduit ici par « il n’y a pas de rapport sexuel ») relation », même si cela pourrait aussi être compris comme « il n’y a pas de proportionnalité, il n’y a pas de norme sexuelle »). La non-existence du rapport sexuel était, pour Lacan, la pierre angulaire avec laquelle il expliquait, à un certain moment de son enseignement, le malaise du sujet contemporain traversé par le langage et, donc, affecté par l’inconscient.

L’être humain aspire à retrouver un objet perdu, quelque chose qui manque et croit qu’il peut le récupérer si, quelque part, il retrouve celui qui le possède. Ainsi, dans le domaine sexuel, il devient inévitable de traiter l’autre, ou plutôt une partie de cet autre (un sein, un regard, un vêtement ou même la voix) comme un objet avec lequel se satisfaire, ce qui d’ailleurs ne comble jamais complètement ce manque. Il n’y a pas de meilleure moitié, il n’y a personne quelque part qui soit la pièce qui correspond au plaisir de chacun. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir de rencontres sexuelles heureuses, mais en fin de compte, ce que dit Lacan, c’est que la jouissance sexuelle ne naît pas de la relation avec un autre être humain.

Le cinéma français de ces dernières années semble intéressé à représenter cette question dans des films de genres différents, où l’inexistence des relations sexuelles apparaît comme un leitmotiv dur. Cela s’est produit, par exemple, dans le film autrefois célèbre et désormais remis en question La Vie d’Adèle  (2013), où deux femmes ont vécu, d’abord, le mirage d’avoir trouvé l’objet manquant dans le corps de l’autre et, plus tard, la dégradation inévitable dudit fantasme. Et avec elle la dissolution de la relation. Les critiques à l’égard du regard fétichiste de son réalisateur, Abdellatif Kechiche, ne sont pas totalement injustifiées, mais cela n’empêche pas le film d’être exemplaire lorsqu’il s’agit de rendre le sujet en images.

Mais je préfère me concentrer sur deux autres films récents, tous deux du même réalisateur, Dóminik Moll, où cette question apparaît en arrière-plan, de manière moins évidente, mais peut-être plus précise. La Nuit du 12 (2022), lauréat des derniers César, est un film policier : une jeune fille est brûlée vive à l’essence dans un quartier résidentiel, en périphérie de Grenoble, par un homme cagoulé dont on ne voit pas le visage.

Apparemment, le film suit les codes classiques du cinéma policier (l’intrigue est organisée comme un polar typique ? c’est-à-dire qu’elle raconte la recherche du coupable, même si, dès le début, on nous avait prévenus que cette énigme serait ne soit pas résolu). Ce singulier spoiler de voiture, qui semble vouloir boycotter le mystère qui s’apprête à apparaître à l’écran, n’est évidemment pas une coïncidence. Il veut que nous suspendions la nécessité de clôture et accompagnions la police dans l’enquête sur les différents suspects, les partenaires sexuels de la jeune fille décédée, tandis que s’ouvre une question plus profonde et plus inquiétante : que recherchait cette femme chez les hommes ?

C’est là le véritable drame du film. Les policiers, qui au début du film sont tous des hommes, sont confrontés à l’insondable d’un désir féminin sombre et pervers, représenté par une série de partenaires sexuels insaisissables, vengeurs, dédaigneux ou ouvertement sadiques ; tous différents, tous potentiellement coupables. La recherche du meurtrier deviendra insupportable pour les agents, et va générer des conflits entre eux. Yohan, le protagoniste laconique et méticuleux (doté des caractéristiques canoniques du détective qui a inauguré le Dupin de La Lettre volée de Poe : un homme célibataire, sans enfants, engagé uniquement dans la recherche de la vérité), finira par être obsédé par cette question à laquelle il ne peut répondre, qui n’est pas qui a tué la victime, mais ce qu’il voulait, ce qu’il a apprécié, et si en la marque singulière de cette jouissance était inscrite dans sa fin terrible.

L’incapacité des policiers à faire fonctionner leurs relations respectives devient évidente dans les conversations quotidiennes, et l’agressivité voilée entre eux sera une conséquence de plus de l’insatisfaction qui les tourmente et que l’affaire fait ressortir. Dans une scène particulièrement marquante, l’agent Yohan s’entretient avec une juge nouvellement arrivée, qui souhaite rouvrir le dossier, et lui fait des aveux : « Quelque chose ne va pas entre les hommes et les femmes ». Elle répond : « Je suis une femme et juge d’instruction, je serais aveugle si je ne voyais pas qu’il y a quelque chose qui ne va pas entre les hommes et les femmes ».

Bien sûr, Freud s’exprimait dans ce sens dans son texte Sur une dégradation générale de la vie érotique (1912) : « À mon avis, et aussi étrange que cela puisse paraître, il faut soupçonner que dans la nature même de la pulsion sexuelle il existe un quelque chose de défavorable à l’émergence de la pleine satisfaction. Il est impressionnant de lire ce texte méconnu du père de la psychanalyse, écrit alors qu’il avait déjà une longue expérience dans le traitement de la pathologie névrotique de l’homme et de la femme, et de voir avec quel profond pessimisme il s’exprime, très du triomphalisme naïf de ses textes initiatiques.

Freud pensait que la disposition naturelle de la sexualité humaine était vers le désaccord et l’insatisfaction, que cela était constitutionnel et qu’il y avait une solution difficile, voire impossible. Il anticipe ce que Lacan résumera plus tard dans son axiome. Il n’y a pas de réciprocité, dans le domaine de la jouissance sexuelle le sujet humain est toujours en déséquilibre, boiteux, et toute pathologie psychique (et finalement toute production culturelle, par sublimation) n’est qu’une conséquence de ce fait : l’impossibilité de synchroniser notre plaisir avec celui des autres. “La psychanalyse nous a montré que lorsque l’objet primitif d’une pulsion succombe au refoulement, il est remplacé, dans de nombreux cas, par une série infinie d’objets de substitution, dont aucun ne satisfait complètement”, a déclaré Freud, aidant à résoudre :

Dans le précédent film de Dóminik Moll, de 2019, Solo la bestias, la question de la relation non sexuelle est sans aucun doute l’idée qui sous-tend le long métrage. Ici aussi l’intrigue commence avec un cadavre qui servira de MacGuffin : la question sur le cadavre retrouvé nous fera sauter à travers les histoires d’une série de personnages incapables de rencontrer l’autre qu’ils tentent d’atteindre. Le crime, encore une fois, n’est qu’un prétexte pour tenter de résoudre un puzzle dont les pièces ne s’emboîtent pas.

Chaque personnage désire quelqu’un qui ne veut pas de lui, cherche quelqu’un qui ne peut pas le trouver ou aime quelqu’un qui ne peut pas l’aimer en retour. Ils tentent désespérément d’accéder à leur objet de désir qui, plus il semble proche, plus il s’éloigne. Les rencontres sexuelles apparaissent marquées par l’impossibilité ou l’insatisfaction et motivent les crimes, les agressions, les tromperies et les suicides, qui ne sont que des tentatives, par la transgression, d’accéder à cet objet évanescent, impossible à saisir.

Le réalisateur présente très habilement les histoires au spectateur comme un jeu de coïncidences improbables, une énigme dont on peut tirer une conclusion, qui nous est alors toujours cachée. Comme les personnages du film, le spectateur va tenter de donner un sens à ce qu’il voit, avant d’accepter qu’il n’y en ait pas. S’ils trouvent du sens, ils se rangeront immédiatement du côté des personnages les plus malades et les plus déséquilibrés du film, ceux qui préfèrent délirer ou accepter une terrible tromperie plutôt que d’affronter l’insupportable vérité que les relations sexuelles n’existent pas.

Certains d’entre eux sont prêts à tout (tromper ou être trompé, tuer ou mourir) pour ne pas l’accepter. On retrouvera dans Solo las bestias un clin d’œil très explicite à Lacan. Un garçon africain s’adresse à une sorcière pour l’aider à obtenir de l’argent d’un pauvre homme sans méfiance grâce à une arnaque en ligne, dans laquelle il se fera passer pour une femme. “Savez-vous ce que c’est qu’aimer ?” lui demande le sorceleur. “Oui”, répond le garçon. “Non, tu ne sais pas”, rétorque le sorceleur. “Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas.”

Cette formule lacanienne, “aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas (à quelqu’un qui ne l’est pas)”, n’est pas moins énigmatique que celle qui établit qu’il n’y a pas de relation sexuelle. Qu’essaye de nous dire Lacan ? Qu’est-ce que ça veut dire de donner ce qu’on n’a pas ? D’une certaine manière, les deux aphorismes fonctionnent en parallèle et sont énigmatiques, car ils s’adressent à l’inconscient du sujet. Alors que la recherche de l’objet qui satisfait notre manque par une réciprocité sexuelle définitive est impossible, la formule de l’amour est celle d’une merveilleuse tromperie humaine qui peut servir de barrage contre les ravages de cet impossible.

Si vous donnez ce que vous n’avez pas, vous abandonnez ce qui vous manque, ni plus, ni moins. L’amour naît précisément du fait de ne pas nier le manque, d’accepter d’une certaine manière que nous serons toujours dans le manque et de donner précisément cela (ce trou, ce que nous n’avons pas) à quelqu’un qui n’est pas (et ne sera jamais) ce que l’on veut…. manquait. Vous ne verrez jamais personne aimer si vous ne croyez pas qu’il manque quelque chose. Les sujets contemporains, pris au piège de leur propre narcissisme, nient leur manque et recherchent donc inlassablement un partenaire. Le sexuel comme objet de leur jouissance narcissique, souvent dans une série infinie de personnes jetables. C’est l’angoisse qui assiège le détective Yohan lorsqu’il enquête sur le cas de la jeune fille brûlée vive, qui ne trouve rien du côté de l’amour. Dans la série des suspects qui ont eu des relations sexuelles avec elle, elle rencontre le côté le plus sombre d’un fantasme masochiste. C’est pourquoi il trouve insupportable que ses compagnons suggèrent que, d’une manière ou d’une autre, ce masochisme est lié à sa triste fin.

D’une certaine manière, l’amour est la seule option pour échapper aux problèmes de la sexualité humaine, que Freud regrettait d’avoir découverts il y a plus d’un siècle. C’est vrai, l’amour a toujours quelque chose qui est du côté de la tromperie, mais si les films de Dóminik Moll nous apprennent quelque chose, c’est que la vérité n’est pas toujours la chose la plus importante en la matière. Oui, la personne que nous aimons n’est pas vraiment ce qui nous manque, mais si nous sommes capables de donner ce manque à l’autre, une partie de la solitude insupportable des sujets humains peut devenir un peu plus supportable.