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Hélène Bonnaud / L’emprise, en deçà du consentement 

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Texte publié dans Lacan Quotidien  n° 867 de 7 février 2020.
Image: photogramme du film « Le consentement » de Vanessa Filho sortie Octobre 2023.
Bande annonce sur Youtube ici.

Deux événements ont mis en lumière les dégâts psychiques causés par les comportements pédophiles de deux hommes, tous deux personnages médiatiques bénéficiant d’une certaine aura pour leur travail de réalisateur, pour l’un, et d’écrivain, pour l’autre.

Le témoignage d’Adèle Haenel sur Médiapart[1], accusant le réalisateur Christophe Ruggia de harcèlements sexuels durant quatre ans, de ses 12 ans à ses 15 ans, précise-t-elle, nous a bouleversés par son authenticité et le bien-dire qu’elle y fait entendre. Elle a su faire vibrer le moment de vérité de sa parole. Ni haine ni vengeance dans son exposé des faits. Seulement une prise de conscience, un changement de perspective quant à la façon de penser ce qui s’était joué pour elle dans ces rencontres du samedi après-midi. Il lui parlait de leur amour. Et elle y a cru. L’amour sert à magnifier la relation sexuelle et à la sublimer. On ne peut pas ne pas évoquer la phrase de Lacan dans Encore : « Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour. »[2], phrase qui donne toute sa portée à l’enjeu qu’est la rencontre entre un homme et une femme. Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que le désir sexuel ?

Une autre femme, Vanessa Springora, vient de percer le mur du silence concernant le lien qui peut se nouer entre une adolescente et un homme d’âge mûr, avec son livre Le consentement[3], dans lequel elle raconte comment un écrivain célèbre, Gabriel Mazneff, l’a séduite et l’a ravie à elle-même. Le tollé général autour de cette affaire de pédophilie a ouvert un débat houleux autour de la façon dont G. Mazneff a joui d’une tolérance incroyable auprès de l’intelligentsia parisienne alors qu’il était un pédophile avéré.

Mais ce que montrent ces témoignages, aussi bien celui d’Adèle H. que celui de Vanessa Springora, c’est la puissance des mots, la puissance de l’amour aussi, ce « premier amour » qui fait passer du statut d’adolescente à celui de femme. L’abus se situe à ce niveau-là.

Les mots voilent l’abus

La parole désirante d’un homme d’âge mûr adressée à une adolescente a un pouvoir d’une force variable, mais, dans ces deux témoignages, elle a eu un effet d’énamoration évident, touchant à la croyance en l’amour fou, celui qui foudroie, aveugle et donne à la jeune fille le sentiment d’être désirée et aimée dans le regard d’un homme. L’abus se situe dans cette dissymétrie entre l’expérience et la naïveté, entre la domination sexuelle et l’ignorance, entre savoir versus pouvoir et croire. Savoir trouver les mots qui la feront devenir docile à son désir, docile à sa volonté de jouissance, docile à adopter un mode de vie qui l’écarte de tout autre lien social, l’enfermant dans une bulle à deux, bulle d’amour là où il ne s’agit que de jouir de son corps comme objet élevé à la dignité d’un don de soi total. Il s’agit d’une relation exclusive et trompeuse, donnant l’illusion d’être aimée, là où la tyrannie de la pulsion calcule et manipule.

Névrose et perversion

S’intéresser à de très jeunes filles, à peine sorties de l’enfance, est un crime puni par la loi. La pédophilie est une perversion au sens freudien du terme dont la définition se lit en regard de la névrose en tant que, comme l’a située Freud, elle est « le négatif de la perversion »[4].

Il y a en effet un impossible entre le fantasme pervers du névrosé et sa réalisation telle qu’elle apparaît possible chez le pervers. Celui-ci réalise le fantasme là où tout névrosé s’en écarte. Le névrosé met en jeu sa jouissance dans un scénario où il reste imaginairement et secrètement, voire honteusement, celui qui jouit d’une situation dont le caractère pervers reste son théâtre intime. Les psychanalystes ont bien indiqué combien le névrosé a du mal à parler de son fantasme tant il se sent coupable d’avoir des pensées sexuelles incongrues et ressenties comme vicieuses. Le pervers, lui, n’a pas cet écran du fantasme. Il libère la jouissance comme événement à réaliser. Pour lui, ni écran ni honte, la réponse à l’injonction de la jouissance accomplit son travail de prédation. Se voulant maître de sa jouissance, le pervers est soumis à la pulsion qui n’a qu’un but, atteindre son objet, réaliser son plan.

Choix d’objet d’amour

Si Freud a élaboré une première théorie du partenaire montrant qu’on choisit son partenaire selon des modalités qui mettent en jeu des identifications à la mère, au père ou à d’autres personnes de la famille, il a aussi pointé que la condition de jouissance était singulière d’un sujet à l’autre et pouvait impliquer un détail du corps — un simple trait singulier prélevé sur le corps suffit à l’inscrire comme objet de désir. Lorsque le choix d’objet d’amour de certains hommes se pose sur des adolescents, il s’agit d’un trait de perversion qu’on qualifie de pédophilie. Quand un homme choisit une adolescente comme objet d’amour, on peut déjà dire qu’il n’aime pas les femmes. Peut-être parce qu’elles lui font peur, ou encore parce qu’elles lui font penser à sa mère. Freud pensait d’ailleurs que le choix d’objet, pour un homme, se réfère toujours à la mère et à son phallus. Ces hommes choisissent d’abord de très jeunes filles pour jouir sexuellement de leur corps tout juste pubère, corps fétichisé qui se donne comme une offrande. C’est là leur condition de jouissance.

Mais, pour arriver à leurs fins, les manœuvres de séduction sont plus angéliques que perverses, et Adèle Haenel comme Vanessa Springora en ont été victimes. Elles ont été séduites par ces hommes qui les regardent, les désirent et leur promettent d’être leur seul objet d’amour, contre l’ordre moral, contre une société malveillante, autoritaire et interdictrice.

Quand tout bascule, elles passent du statut d’objet d’amour et de désir à celui d’objet sexuel. Une fois levé le voile de la pudeur, seule reste la jouissance sexuelle comme expérience réelle, non symbolisable, toujours traumatique et laissant le sujet dans le désarroi et la solitude de sa valeur perdue. Les conséquences en sont dramatiques. La honte et le sentiment d’avoir été traitées comme un objet réduit à servir sexuellement les envahissent, dès lors qu’elles se réveillent et découvrent à quoi elles ont satisfait ; le réel du sexe fait alors retour sous la forme d’un rejet de cet homme-là, et parfois, de tous les hommes. Le dégoût vire à la répulsion et l’amour, à la haine.

Qu’est-ce que l’emprise ?

L’emprise renvoie à une domination intellectuelle, affective ou physique. L’étymologie indique deux verbes qui soulignent qu’il y a à la fois prendre et entreprendre dans sa définition. Il y a donc dans l’emprise, l’idée de la réalisation d’un projet, une entreprise de séduction, puis de maîtrise de l’objet. L’emprise a été décrite dans les relations de la mère avec son enfant, puis entre deux personnes, aussi bien dans les liens amoureux que dans ceux de sujétion hiérarchique dans les entreprises. Ce concept est utile pour nommer la relation d’exclusivité et d’exclusion qui naît entre un pervers et son objet.

Freud a d’abord décrit la pulsion d’emprise (Der Bemächtigunstrieb) comme une pulsion de maîtrise et d’agression sur autrui ou sur le monde. Plus tard, il la réfère au jeu du fort -da du petit enfant qui, dans ce mouvement de disparition de la mère, manifeste la perte de l’objet d’amour en voulant le détruire. L’emprise, dans cette expérience d’impuissance, se manifesterait par une violence contre l’objet perdu. Mais Freud abandonnera ce concept pour lui donner une portée plus réelle en l’inscrivant dans le dualisme des pulsions de vie et des pulsions de mort. Dès lors, la pulsion d’emprise devient l’héritière de la perversion freudienne, qui se caractérise par la fixation du sujet à son objet par soudure (Verlötung) et par la méconnaissance « du fait de l’inadéquation fondamentale de la pulsion à l’objet qui est toujours substituable à un autre. C’est ce qui est insupportable au pervers »[5].

Libre à l’endroit du semblant

L’emprise veut dire qu’on n’a pas le choix. On est sous emprise, sous domination de l’autre, logé sous son regard, touché par son discours, possédé par sa volonté de jouissance. Subjuguées par le savoir, par l’expérience, par la notoriété de ces hommes, Adèle H. comme Vanessa Springora expliquent le mécanisme de l’emprise d’approche séductrice et pourtant sans violence de leur être. Certes, elles ont pu identifier leur fragilité liée à ce qu’on appelle « l’absence du père » dans leur histoire, mais là n’est pas la question. Elles pensaient trouver auprès de leur partenaire, un père séducteur ou rassurant – mais n’est-ce pas ce que recherchent de nombreuses hystériques ? D’où l’idée que le choix d’objet d’amour pour une femme est plus aléatoire car pour tout homme, une femme cherchera à se faire l’objet cause de son désir. Voyons cela avec Lacan : « pour avoir la vérité d’un homme, on ferait bien de savoir quelle est sa femme. J’entends, son épouse à l’occasion […]. Pour peser une personne, rien de tel que de peser sa femme. Quand il s’agit d’une femme, ce n’est pas la même chose, parce que la femme a une très grande liberté à l’endroit du semblant. Elle arrivera à donner du poids même à un homme qui n’en a aucun »[6].

Si cette formule tient d’une boussole, elle montre que la question du consentement n’est pas simple côté féminin. La dissymétrie tient à la façon dont un homme, aussi pervers soit-il, peut venir, pour une femme, s’inscrire dans son fantasme dès lors qu’il lui ouvre la voie de l’amour.

Qu’une femme tombe sous le charme d’un vrai pervers ne fait symptôme qu’au regard de cette vérité qui indique l’absolue dysharmonie entre les hommes et les femmes dans la relation amoureuse. Certes, Lacan l’a répété, il n’y a pas de rapport sexuel, car la jouissance, d’être Une, y objecte. Cela n’en délivre pas moins la sanction de la perversion puisque, dans son programme de jouissance, le pervers se sert d’un objet particulier, ici le corps à peine pubère de l’adolescence pour satisfaire sa pulsion, acéphale[7], dit Lacan, pour en souligner le caractère « sans queue ni tête », son côté débranché. Les conséquences pour une femme n’en sont que plus complexes — elle qui croit à la parole d’amour, prête à tout pour s’en parer.

Le réel dont il s’agit dans l’emprise consiste à se faire l’objet sexuel de celui qui manipule la parole à des fins de réduire le corps de l’autre à sa main, soit à son bon vouloir, mais aussi à ce qu’il est, objet a de pur semblant, d’où l’angoisse. Comme le dit Lacan :

« L’angoisse […] est le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps. »[8] Pour Adèle H. comme pour Vanessa Springora, nul doute que leur parole en porte la marque.

[1] Turchi M., « #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou », Médiapart, 3 novembre 2019, disponible ici & « #MeToo Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence » Médiapart, 4 novembre 2019, disponible ici

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-73), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 44

[3] Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, 2020

[4] Freud S., « Trois essais sur la théorie sexuelle », Gallimard, 1987, p.189.

[5] Sédat J., « Pulsion d’emprise », Che Vuoi ?, n° 32, 2009/2, p. 11-25.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 35.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 165.

[8] Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p.29.