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Marika BERGÈS BOUNES / MÉLANIE KLEIN ET LE CANNIBALISME DANS LA CLINIQUE INFANTILE QUOTIDIENNE

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Texte publié le  06/02/2023 sur le site de l’ALI en libre consultation. https://www.freud-lacan.com/getpagedocument/2972
Image Chronos et son enfant, , huile sur toile de Giovanni Francesco Romanelli, XVIIe siècle. Musée national, Varsovie.

L’EPEP a pour thème cette année : « la psychanalyse avec les enfants et les adolescents, des histoires d’amour et de haine ». Il arrive souvent, dans ma clinique quotidienne avec de « bons petits névrosés » des signifiants, des expressions, des actes, qui paraissent en lien avec les travaux et le lexique de Mélanie Klein, le cru de celle que Lacan appelait « la géniale tripière » (« le Réel » de Lacan), d’où mes interrogations.

Le premier acte de cannibalisme se situe aux origines de la civilisation dans le mythe de Kronos, fils d’Ouranos (le ciel), et de Gaïa (la terre) : Kronos le roi des Titans (à ne pas confondre avec Chronos, le maître du temps et du destin) tranche de la serpe donnée par sa mère Gaïa, le sexe de son père et dévore ses enfants, à l’exception de Zeus ; sa mère Rhéa le remplace par une pierre que Kronos avale. Mais Kronos a son tour, est détrôné par son fils Zeus, qui l’oblige à vomir tous les enfants avalés, et la pierre, avant de le castrer à son tour et de le jeter dans le Tartare, équivalent des Enfers.

Avaler–rejeter, engloutir–vomir, les deux mécanismes du modèle initialement alimentaire de Mélanie Klein, le dedans et le dehors, l’incorporation et le rejet, l’introjection et la projection.

En 2012, Angela Jesuino avait parlé à l’ALI des rituels anthropophagiques des Indiens Tupi au Brésil au XVIe siècle, qui ne faisaient pas la guerre pour conquérir des territoires, mais pour capturer des prisonniers. Ceux-ci étaient alors tués et mangés, après un temps plus ou moins long de captivité, pendant lequel ils étaient bien nourris, pouvaient avoir des femmes et procréer. Ils étaient tués et mangés dans un cannibalisme systématique, dans « un rituel anthropophagique long et complexe, un rite théâtral invariable » où tout est mangé du corps des prisonniers : « dévoration dans le réel de la chair de ce que je hais, mais que je mange et dont je ne crache rien ». Le cannibalisme est cru, l’anthropophagie rituelle marquée par les règles du tribal, du social. Deux points importants : 1) celui qui a tué les prisonniers doit respecter un temps de jeune et a dès lors, un statut à part dans la tribu, il doit changer de nom. 2) « sitôt ils ont tué un ennemi (Thévet en 1585), ils prennent un nom nouveau (…) ils prennent autant de noms qu’ils tuent d’ennemis ». Ce qui fait dire à A. Jesuino : « il s’agit d’une incorporation de signifiant ».

Oswald de Andrade, en 1928, au Brésil, a repris ce rituel anthropophagique dans son « Manifeste anthropophage » et en a fait un trait fondateur de la culture brésilienne : « absorption de l’ennemi sacré. Pour le transformer en totem » : manger la culture colonisatrice pour assimiler le colonisateur serait à la base de la modernité brésilienne. « Dévoration de l’objet et incorporation du signifiant » dit A. Jesuino, de nouveau.

Le cannibalisme n’est pas seulement consommation de chair humaine (« le Réel »), mais incorporation, intériorisation, introjection de l’Autre, colonisation par l’autre qui vient habiter le corps, donc formation fantasmatique, imaginaire, sociale mais aussi amoureuse, comme nous en parlerons dans la clinique infantile : « l’amour c’est miam miam ! » disait Lacan. Lacan, qui parle de cannibalisme dans les complexes familiaux : « l’être qui absorbe est tout absorbé et le complexe archaïque lui répond dans l’embrasement maternel (…) cannibalisme, mais cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois actif et passif » : à propos de la succion et de la préhension.

Cannibalisme qui ne concerne pas que la bouche, mais tous les orifices du corps, où tout incorpore et crache, « bouffe et chie » pour être au plus près du Réel de la clinique pulsionnelle quotidienne. Mais c’est par le même orifice, la bouche, que passe la nourriture et sortent les mots, disait souvent Jean Bergès.

Cette incorporation du signifiant, on la voit déjà chez les tout jeunes bébés, si sensibles à la voix de la mère, des proches : un bébé de deux mois, qui crie parce qu’il a faim, peut être momentanément apaisé par la parole de sa mère qui lui demande d’attendre le biberon ou lui chuchote des mots d’amour.

Je ne fais que citer les considérations de Freud sur la guerre et la mort : il écrit en 1915 : « Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie ». La haine fratricide, la guerre, Russie–Ukraine–Europe–USA, on y est !!!

Mais je reste sur des thèmes d’amour-haine, plus analytiques. Freud, en 1913, dans son ouvrage Totem et Tabou, écrit : « en ingérant les parties du corps d’une personne dans l’acte de dévoration on s’approprie aussi les propriétés ayant appartenu à cette personne » d’où l’identification. Freud propose aussi « le mythe de la horde primitive », où le père tout-puissant, ayant accès à toutes les femmes, est tué et mangé dans un repas totémique par les fils jaloux et rebelles. Après cette consommation du père, inquiets et pris de remords, les fils décident d’établir des règles pour interdire le parricide et l’inceste. Freud va élargir ce mythe grec à un propos plus psychanalytique, mais mythique lui aussi, celui du complexe d’Œdipe : « les deux commandements capitaux du totémisme, la prohibition de tuer le totem et celle d’épouser une femme appartenant au totem (…) coïncident quant à leur contenu, avec les deux crimes d’Œdipe qui a tué son père (meurtre) et épousé sa mère (inceste). Cela correspond également avec les deux désirs primitifs de l’enfant dont le refoulement insuffisant peut former le noyau de toutes les névroses » (Freud, Totem et Tabou). À partir de là, on quitterait le « cru » de l’anthropophagie et la psychanalyse parlerait d’un monde où la loi, le refoulement et l’abandon du pulsionnel, le symbolique seraient prioritaires.

Abandon du pulsionnel, oui, mais l’excitabilité érotique de l’enfant a déjà questionné Freud avec le petit Hans (1909) et sa découverte de la sexualité de l’enfant. Freud dit que l’enfant est « un pervers polymorphe » ; « sa curiosité sexuelle fait de lui un investigateur, elle le rend apte à de véritables connaissances abstraites » (Freud). Il lie le sexuel à une mise en route de la pensée dans les théories sexuelles infantiles (TSI) dont J. Bergès disait que dans TSI le mot important est « théorie » (c’est-à-dire hypothèse, recherche).

Mais c’est Mélanie Klein qui a le plus parlé du cannibalisme, des « pulsions cannibaliques » chez le nouveau-né : « l’enfant mord ses parents, les déchire, les broie, ou les découpe en morceaux » (M. Klein). Les fantasmes archaïques de l’enfant sont sadiques : morsure, agression, déchiquetage. Le modèle kleinien est le modèle du sadisme oral : « fantasmatiquement, l’enfant suce le sein en dedans de lui, le mâche et l’avale ; ainsi il sent qu’il l’a véritablement obtenu, qu’il possède le sein de la mère en lui aussi bien dans ses bons que dans ses mauvais aspects ». « Plus l’enfant approche de la percée des dents, plus les fantasmes prennent un caractère de morsure, de lacération et de broyage, détruisant ainsi leur objet » (Mélanie Klein, « Sevrage » : texte traduit, dans un ouvrage de M. C. Thomas, sorti chez Erès dans la collection « Psychanalyse et clinique » 2012).

Le rapport au sein est très tôt clivé en bon ou mauvais sein : le mauvais sein empoisonne ou dévore, c’est la position paranoïde–schizoïde (projection et clivage) à partir d’objets partiels (le sein), ce qui provoque des angoisses de persécution, des mouvements précurseurs des phobies : comment ne pas détruire l’objet qu’on désire et dont on a besoin ? En clivant et en projetant sur un mauvais objet extériorisé et évité. Suit la position dépressive : travail de deuil et réparation, qui prend acte de la perte. C’est le postulat fondateur. Les pulsions destructrices innées, le sadisme oral dévorateur, provoquent une angoisse de destruction dont l’enfant se défend par ces deux mécanismes : c’est pour M. Klein un stade psychotique précoce universel que l’enfant en « bonne santé » élabore en position dépressive : il veut réparer la mère, il passe de l’objet sein total, à la mère clivée en bonne et mauvaise mère. Cette réparation de l’image maternelle peut être symbolique ou réelle (M. Klein interprétait les actions motrices des bébés — empiler des cubes par exemple — comme autant de tentatives de réparation).

Désir de destruction primordial. Identification projective : entrer dans l’autre pour l’envahir, prendre possession du corps de la mère avec la rétorsion possible de se faire envahir par l’autre, se faire dévorer (loi du talion). Entrer dans le corps de la mère pour lui voler et s’approprier ses bons objets internes : « dans les fantasmes de l’enfant, le corps de la mère est plein de richesses — lait, nourriture, excréments, objets magiques et précieux, bébés et pénis du père que le nourrisson à ce stade oral de développement imagine comme ayant été incorporés par la mère au cours du rapport sexuel. Le corps de la mère provoque chez l’enfant des désirs violents de l’explorer pour s’emparer de ses richesses. Il provoque des désirs libidinaux, mais aussi l’envie et la haine. Dans ses fantasmes, le nourrisson soumet le corps de la mère à des attaques voraces dans lesquelles il la dépouille de ses richesses et il se livre à des agressions envieuses et destructrices, motivées davantage par la haine que par le désir » (H. Segal).

L’identification projective est donc un fantasme de possession de la mère pour lui dérober de force ce qu’elle a de bon et qu’elle ne veut pas donner. La clinique quotidienne montre ces enfants – garçons le plus souvent-faisant le siège du corps de la mère, sur ses genoux, à ses pieds, sous son pull, dans son lit, dans une exigence impressionnante et publique d’en être l’unique propriétaire pour toujours : « je serai dans le même cercueil que toi » dit un garçon de 6 ans à sa mère. Se nourrir de l’autre jusque dans la mort. Ou ces autres enfants qui arrivent avec un doudou-pull de la mère, oreiller de la mère, plein d’objets et de nourriture, toujours à portée de la main. Pas de perte chez M. Klein, mais au contraire, du plein, du trop-plein d’objets : accent donné au Réel et à l’imaginaire.

L’enfant veut manger le corps de la mère, le détruire, se l’approprier. Le mauvais sein projeté devient la mauvaise mère et le surmoi archaïque une figure dévoratrice, menaçante, interdictrice, castratrice : « Chose qui mord, qui dévore et qui coupe » (M. Klein). L’angoisse d’être dévoré devient l’angoisse de perdre une partie de soi, de disparaître, de mourir.

Ces thèmes de dévoration sont fréquents dans les cauchemars et les discours phobiques. « J’ai peur du noir… c’est comme si c’était avant le big-bang… je suis pas encore né… mais surtout y a des brigands qui tuent… on me coupe les bras, les jambes et la tête et y avait plein de sang qui coulait » (Antoine, 7 ans) ; ou Milo, 7 ans : « les monstres, ils vont me bouffer ! Je sais qu’ils n’existent pas, mais je les vois dans ma tête, ils font très peur, ils ont des dents pointues rouges de sang, des lames au bout des bras qui coupent ils vont bouffer toute ma famille, nous dévorer ! » ; ou « un ravin où y a des mille-pattes qui te mangent ».

Ces fantasmes de dévoration, on peut les entendre dans les discours d’adultes sur le divan : une femme de 25 ans : « je suis nulle et coupable d’être nulle… rien ne tient de moi… et j’entends ma mère me crier des ordres, que des ordres… et je vois sa bouche qui crie et grimace avec des grains de riz qui sortent quand elle mange et qu’elle parle en même temps… cette bouche ! L’horreur ! » Ou un homme de 40 ans : « ma mère est une cannibale… elle a une emprise qui me met au fond du gouffre… elle a pris ses enfants en otage et les mange… c’est monstrueux, elle mange leur énergie, les incorpore… impossible de sortir de son regard… comment exister ? avec mon père c’est raté, on s’est jamais rencontrés… il faudrait pas avoir de parents ».

L’amour et la haine — titre d’un ouvrage de M. Klein et J. Rivière — sont « deux processus participant à la construction du moi et du surmoi (…) Les deux instincts primitifs de l’homme sont la faim et l’amour, autrement dit l’instinct de conservation et l’instinct sexuel (…) Comment venir à bout des forces de haine qui sont en nous, dangereuses et désintégrantes (…). Nous ne sommes pas non plus sans savoir que des pulsions agressives, cruelles et égoïstes, sont étroitement associées à des sentiments de plaisir et de satisfaction et qu’une certaine fascination et une excitation peuvent accompagner la gratification de ces pulsions. Par exemple, le plaisir violent, ou tout au moins la jubilation que quelqu’un éprouve à faire une remarque cinglante, peut se lire dans ses yeux. Des histoires et des spectacles cruels, à vous glacer le sang, des films, des sports, des accidents, des atrocités, etc., éveillent plus ou moins une certaine excitation chez tous les êtres humains qui n’ont pas appris à modifier cette tendance ou à la faire dévier ailleurs ». L’amour et la haine ne sont donc pas antagonistes, mais liés, articulés inexorablement dès le départ : Lacan parle d’« hainamoration ». Ces histoires d’amour et de haine, on les rencontre sans cesse dans la clinique quotidienne : les parents tapés, mordus dans les « crises » des enfants ; les coups et les morsures « jusqu’au sang » à la crèche ; la violence à l’école : « la cour est un lieu de violence inouï, dit une institutrice de petite section de maternelle avec des enfants de 4 ans… les garçons se donnent des coups dans l’œil avec de grosses chaussures, se font des bosses à force de cogner, plaquent les filles au sol, il faut les ceinturer, c’est la loi du talion ». Ou les meurtres entre ados ou entre bandes qu’on lit dans les journaux… Rivalité aussi dans la fratrie : « l’invidia » d’Augustin, ; les désirs de mort vis-à-vis d’un frère ou d’une sœur (« je l’avais vu à la clinique, mais ils l’ont ramené à la maison » [Antoine, 7 ans, avec l’arrivée d’un frère] ; les tentatives de meurtre [piscine] ; les prises de pouvoir sous toutes les formes pour que l’intrus n’ait aucune place, soit détruit, néantisé, englouti, notamment dans la prise de parole… combien de prétendus « retards de parole » du petit dernier relèvent de cette logique du « Disparais ! Pas de place pour toi ! ». Jalousie ordinaire, « hainamoration » universelle.

« On pourrait tuer son frère avec un couteau, mais on le fait pas par ce que les parents crieraient très fort ! J’aurais préféré un seul enfant dans la famille, c’est énervant les frères, il me nargue tout le temps ! Il m’embête, il me traite de bébé… les insectes, les fourmis tuent leurs frères, le camp ennemi… on peut taper dessus, c’est ce que je fais » [Oscar, 7 ans]. On pense évidemment à Caïn et Abel, les fils d’Adam et Ève. Vœux de mort exprimés vis-à-vis de son frère et substitués, remplacés par une jouissance du corps, chez une adolescente de 15 ans : « j’ai envie de le tuer, ce frère, vraiment de le tuer, depuis qu’il est né ! Je ne le supporte pas ! Ça me fait monter la colère, une tension très forte, alors je me coupe… et de voir le sang couler de mes poignets, ça me calme ».  Ou le mime contre son frère d’un garçon de 7 ans : « Pan ! Une épée dans le zizi ! Pan ! Une épée dans l’œil ! Il peut plus faire pipi, mais il peut faire caca, c’est le meilleur ! Il peut faire pipi par ses fesses ! » Intrication pulsionnelle jouissante.

Et puis, ces jeux-expériences de sadisme infantile ordinaire, dès que les enfants sont en vacances à la campagne : papillons, sauterelles, lézards, grenouilles, qu’ils attrapent, amputent et regardent mourir ou s’entredévorer… toujours cette fascination de l’enfant pour la mort, cette jouissance en direct.

Ou Louise, 7 ans : « je suis le chef ! » lovée contre son père, ignorant sa mère, elle s’empare de son frère : « c’est mon bébé à moi, je vais le croquer, le dévorer, l’engloutir d’amour ! » Elle ne cesse de le mâchouiller, le tripoter, il crie, les parents se disputent.

Ce thème de la dévoration est omniprésent dans le langage amoureux : « Elle est à croquer ! » ; « On en mangerait ! » ; « Mon petit lardon » ; « Je suis tout a toi » ; dans l’emprise ; dans le fantasme sadien de festin cannibalique : cf. le film « La grande bouffe » de Marco Ferreri en 1973, où quatre hommes dans l’ennui dans leur vie s’enferment pour un « séminaire gastronomique » où ils mangent jusqu’à la mort… Un suicide collectif et jouissif : une complétude, une fusion dans la mort avec la mort.

Mais cette dévoration amoureuse, on la rencontre aussi et d’abord dans le corps à corps mère-bébé érotisé, ou le bébé est sucé, mâchouillé, caressé, sollicité, érigé, dans le désir qui permettra le troisième temps de la pulsion — se faire objet de l’autre — nécessaire pour s’individuer, dans les échanges posturaux langagiers de lalangue, avant le miroir. Dévorer l’autre, l’absorber, tout en étant dévoré et absorbé [« cannibalisme fusionnel » de Lacan] font partie du langage amoureux élémentaire quotidien jouissif.

Cette clinique quotidienne, on la rencontre dans les rêves, les jeux des enfants et aussi dans l’art contemporain : la problématique du rapport à l’objet aimé, l’angoisse de le détruire dans le désir de le dévorer, de l’incorporer par dévoration : consommer égale détruire. Les peintres, les écrivains et les poètes se sont toujours emparés de cette orgie du désir ou de la pulsion : Bacon, dans ses violentes déformations affamées ; Dali dans son tableau « Cannibalisme d’automne », qu’il commente ainsi : « devant ce paysage, les personnages s’entredévorent, s’avalent pour s’identifier totalement et de la façon la plus absolue à l’être aimé […] et ce premier baiser où nos dents s’entrechoquèrent et où nos langues se mêlèrent n’était que le début de cette faim qui nous pousserait à mordre et à manger jusqu’au fond de nous-mêmes ». Dali ajoute : « je peignis un portrait de Gala avec une paire de côtelettes crues se balançant en équilibre sur son épaule », « cela dut vouloir dire, comme je l’appris plus tard, qu’au lieu de la manger, je décidais de manger une paire de côtelettes crues. Les côtelettes paraissaient en effet des victimes expiatoires de mon sacrifice avorté, de même qu’Abraham avait préféré manger la brebis et Guillaume Tell préféré viser la pomme ».

Ce que l’on aime, on le détruit en mangeant. « L’amour, c’est miam miam ! » Lacan.

Ou ce texte de René Char qui pourrait bien s’appliquer à l’anorexie : « il était un homme, une fois, qui n’ayant plus faim, plus jamais faim, tant il avait dévoré d’héritages, englouti d’aliments, appauvri son prochain, trouva sa table vide, son lit désert, sa femme grosse, et la terre mauvaise dans le champ de son cœur. N’ayant pas de tombeau et se voulant en vie, n’ayant rien à donner et encore moins à recevoir, les objets le fuyant, les bêtes lui mentant, il vola la famine et s’en fit une assiette qui devint son miroir et sa propre déroute. » [« Le masque funèbre », Les Matinaux].

L’anorexie et son addiction au rien… perdre du poids jusqu’à ne plus exister… « la tendance à la mort est vécue par l’homme comme objet d’un appétit », dit Lacan dans les complexes familiaux.

Ce refus de manger de l’adolescence, mais aussi de très jeunes enfants, des bébés qui refusent le sein ; ou encore ce garçon de 2 ans 1/2, refusant la nourriture solide, refusant de mâcher [« il ne mange que des purées »], refusant sa mère aussi — qu’il ignore ou maltraite. Et, en même temps, il mord ses camarades à la crèche. Quel commerce avec l’incorporation et le corps de l’autre, si précoce ?

Mélanie Klein a ouvert à la recherche ce que Freud a appelé « le domaine trouble et obscur de la petite enfance » [Hanna Segal dans M.Klein – Développement d’une pensée].

Lacan avait bien lu ce qu’il appelait « l’œuvre kleinienne », et comme l’écrit M. C. Thomas dans la préface de son livre Lacan, lecteur de M. Klein : «  une recension exhaustive des références aux textes de M. Klein et des commentaires qu’en fit Lacan de 1938 à 1975, montre l’appui certain qu’il y a pris pour construire, avec elle ou contre elle, les notions les plus importantes de sa doctrine jusqu’au milieu des années 60 [signifiant, phallus, objet a, deuil, fin de la cure] ». Et, pourrait-on ajouter, l’accent mis sur « le Réel ». Ce Réel si présent dans la clinique avec l’enfant, noué à l’imaginaire plus qu’au symbolique.

À cause du cru de ses théories, Lacan appelait, M. Klein « la géniale tripière », ce qui me fait associer sur ce qu’est un « couteau tripier » dans le Sud-Ouest, c’est-à-dire un couteau très pointu qu’il faut manier avec agilité pour ne pas percer le boyau [du cochon ou de l’oie] et ainsi protéger de toute souillure la viande qu’on est en train de préparer. « C’est un couteau tripier », se dit dans le sud-ouest, de quelqu’un qui fait des histoires incessantes et « sème la merde » : « un emmerdeur ». À l’autre bout de la chaîne alimentaire, de ce qui est avalé, se trouve ce qui est expulsé. L’importance de cette fonction d’évacuation s’entend quotidiennement dans le « pipi caca boudin prout » de tous les jeunes enfants, les symptômes d’énurésie et d’encoprésie fréquents et surtout leur intérêt pour le terrain de jeu que sont les toilettes, où ils vont souvent à deux ou à trois, pendant des temps qui n’en finissent pas… Intrication pulsionnelle, jouissance des orifices corporels du corps dans des échanges langagiers avec l’autre, corps articulé à la parole dans le questionnement permanent de l’enfant sur la vie, le sexuel et la mort.