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MARISA ROSSO ET MARIANA CASTIELLI / PASSANTS DU SEXE

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Texte traduit de l’espagnol.  Publié sur le site EN EL MARGEN. Buenos Aires, Argentina

passager en transe

passager en transit perpétuel

Passager en transe en transit

les bons endroits

charly garcia

« Je viens d’avoir 15 ans, j’ai fait un nœud à la taille du T-shirt géant que je portais pour me déguiser en ce fils que mes parents voulaient que je sois et j’ai laissé mon abdomen nouvellement aminci à la vue de tous. Je l’ai porté avec un short très moulant de ma récente enfance, qui a parrainé cet affichage obscène, d’un putain d’enfant, d’un travesti précoce, d’un adolescent sexy. Sans trop savoir quoi faire de ma sexualité, complètement désorienté et incapable de parler à qui que ce soit, j’ai expérimenté pour la mienne, j’ai posé mon corps sur la table de dissection pour l’explorer centimètre par centimètre ».[1]

Cette dissidence ressentie par le personnage du roman Las malas, décrite avec tant de lucidité par Camila Sosa Villada, n’est-elle pas une expérience vécue ou remémorée ou peut-être oubliée, mais vécue par chacun de nous ?

La transsexualité et l’intersexualité ont été décrites comme des pathologies marginales, jusqu’à il y a peu, et non comme des signes d’inadéquation dans le parcours de construction de la sexualité de chacun, symptômes dont la psychanalyse tente de rendre compte.

Se pourrait-il que ce que le trans nous enseigne, ce qu’il vient mettre sur la table, c’est qu’il y a un ajustement imparfait entre le corps et le langage, impossible à réparer ?

« Notre corps nous accompagne, notre corps est notre patrie » nous dit Camila dans Las malas, et fait ainsi référence au travail de construction du sexe.

Que ce soit de manière imaginaire ou matérielle, votre sexe est en construction. C’est aussi le cas pour n’importe quel sujet, nous sommes des passants du sexe.

Des transitions qui impliquent à chaque fois un passage et une création, passage nécessaire par un processus de deuil, deuil par exemple du corps d’un enfant, qui n’est plus, corps qu’il faut perdre, perte aussi de cette place idéale pour l’autre.

Quelque chose de cela qui parfois refuse de perdre, ou qui n’a pas été complètement perdu, peut apparaître comme une ombre, spectrale. « Je vois des ombres la nuit, je n’arrive pas à dormir, ce sont comme des ombres que je sens passer fugitivement », dit une adolescente qui approche ses 15 ans, dont la mère résiste aussi à perdre cette fille qu’elle n’est plus[2]. Si le corps est la patrie, dans ces temps-là, de passage, on sent l’étrangeté, l’éloignement dans le corps.

Dans le Séminaire RSI, Lacan dit que bien que le corps soit tridimensionnel, pour l’être qui parle, il est toujours quelque part au mauvais endroit entre deux et trois dimensions[3].

Si tout le monde est dissident, le trans est devant nous.

Les personnes trans sont largement conscientes de cette dissidence, contrairement à d’autres pour qui ce décalage reste largement inconscient. Les personnes trans peuvent se rapprocher pour en dire quelque chose de plus, elles rendent cette dissidence visible ; elles nous montrent qu’elle existe et nous poussent à reconnaître qu’elle nous concerne tous. Elles le rendent visible pour être visibles à leur tour, pour pouvoir compter comme sujets. Certains sujets trans disent appartenir à un sexe qui n’est pas celui qui correspondrait à leur anatomie et déclarent avoir décidé de faire ou ont déjà fait cette transition. Ils cherchent, ils travaillent sur cette construction. 

Cette transition peut se produire de diverses manières, dans l’expérience de Camila Sosa Villada, elle dit qu’elle est passée du corps d’un homme à l’image d’une femme, « Je suis un travesti, pas un trans, je ne veux pas voler tout ce qui vient des femmes.  Pendant longtemps, c’était un mot couvert de crimes, d’insultes, de sperme, de sang, de silence, de solitude, de faim, de mauvais temps. C’est un mot qui est sale. Et dire “femmes trans”, “femmes transgenres” aseptise une existence qui n’a jamais été aseptisée. Je ne veux pas qu’un terme — et une vie — qui porte derrière lui “beaucoup de saleté” et de souffrance “pourquoi vais-je laver une saleté que j’avais déjà”[4] soit blanchi à la chaux. Contrairement à Camila, Isha Escribano se réfère au fait d’être une femme piégée dans le corps d’un homme qui marche jusqu’à ce qu’elle émerge, si j’ose chanter ma vérité au monde, ma chanson… que personne ne meurt dans le monde avec sa chanson en soi ; quel est le risque ? Dans mon cas, le risque d’être coincé à l’intérieur du bourgeon un jour est devenu beaucoup plus douloureux que le risque d’épanouir et me voilà »[5].

Paul B. Preciado écrit les chroniques qui sont compilées dans Un appartement sur Urano et fait une opération politique avec la transition dans son corps, afin de ne pas être soumis à ce qu’il appelle le régime de la différence sexuelle. « Être trans, c’est désirer un processus de créolisation interne : accepter qu’on n’est que soi grâce et par le changement, le métissage, le métissage. La voix que la testostérone propulse dans ma gorge n’est pas une voix d’homme, c’est la voix de la traversée. La voix qui tremble en moi est la voix de la frontière. Je parle en fugitive du genre, en furtive de la sexualité, en dissidente (souvent maladroite, faute de code prescrit) du régime de la différence sexuelle »[6].

À l’écoute de ces dires, pourrait-on affirmer qu’il y aurait aussi, selon les époques, une transition dans les manières de se nommer, du travas au trans, et du trans à l’attente qu’ils puissent être nommés par leurs propres noms sans se référant à votre condition sexuelle ? « Dans le cas des personnes trans, être qui vous êtes, même si cela semble fou, est quand même assez complexe. Le fait qu’aujourd’hui il faille préciser que je suis une personne trans, peut-être que dans 10 ans on ne le dira même plus… Je suis un être humain, point barre… Je trouve le mot transition intéressant car qui ne fait pas de transitions dans sa vie : partenaire, lieu, travail, politique, religion, des milliers de choses…. Pour s’intégrer, on fait parfois beaucoup de choses qui vont à l’encontre de la nature, et cela nous rapproche… »[7].

Toute identité est une construction, il s’agit de transits, d’entre-deux, pour la décrire il faut parcourir ces entre-deux de diverses manières, de manière à ce qu’elle « reflète les récurrences ou l’insistance de chacun des deux termes »[8]. Des transitions, des passages qui impliquent, à maintes reprises, la chute sous un autre significatif.

Virginie Despentes dit dans le prologue du livre Un appartement sur Uranus : « Et c’est aussi, bien sûr, l’histoire de votre transition : de vos transitions. Votre histoire n’est pas celle du passage d’un point à un autre, mais l’histoire d’une errance, la recherche d’un intervalle comme lieu de vie. Une transformation constante, sans identité fixe, sans activité fixe, sans adresse fixe, sans pays »[9].

Daniel Sibony dans son livre Entre-deux. Partageant l’origine, nous interpelle en tant que lecteurs et nous demande « Quand il y a deux choses en jeu, quel jeu est possible entre-deux ? Et qu’est-ce que tu en fais ? » Nous avons trouvé deux façons de répondre à la question : encouragez-vous à jouer au jeu ou évitez d’y entrer. Le binaire pourrait-il être un moyen d’éviter de jouer au jeu ? Pour éviter de partir à la recherche de l’entre-deux ? Le polyamour serait-il une autre façon de ne pas gérer l’entre-deux ?[10]  Comment jouer dans l’entre-deux possible ? L’entre-deux n’implique pas la synthèse des deux termes, c’est plutôt la tiercéité elle-même, la possibilité d’interaction, de lien et de coupure, de lien et de séparation.

Camila Sosa Villada dit : « Les gens ne supportent pas de penser à l’autre chose dans la langue »[11]. Dans le même ordre d’idées, Preciado affirme : « Parler, c’est inventer le langage de la traversée, projeter la voix dans un voyage interstellaire : traduire notre différence dans le langage de la norme. 

Pour s’identifier comme homme ou femme ou comme trans ou non binaire ou autre, il faut l’appréhender depuis le champ du signifiant, ce qui implique la nécessité d’un temps, d’une attente active qu’il faut donner parcourir les voyages. Ce lieu, ce temps entre ces termes de la transition, cet entre-deux signifiants, ce lieu que la lettre a servirait à désigner, c’est le lieu et le temps du devenir sujet. L’analyse doit insister pour offrir ce lieu et ce temps dont nous comprenons que dans l’époque, il tend à être élidé.  

“… la réciprocité entre le sujet et l’objet a est totale. Pour tout être parlant, la cause de son désir est strictement, quant à sa structure, équivalente, si je puis dire sa duplicité, c’est-à-dire à ce que j’ai appelé sa division sujet.

Le a est l’extra discursif, l’ectopique, il est donc impossible d’adhérer à aucune des consistances du nœud borroméen, il faut alors mettre l’accent sur sa fonction. 

« Ce n’est pas ça » est la formule rhétorique la plus appropriée pour désigner la fonction de l’objet a. L’objet a est l’insuffisance (ou pourrait-on dire la dissidence elle-même ?). Quelle sera alors la part de cette inadéquation/dissentiment dans la subjectivation ?

L’insuffisance n’est-elle pas encore un mode de relation ?

Il y a, parfois, une insistance farouche sur ce qui devient un slogan : ‘tout est possible’. ‘Tout est possible’ qui n’admet pas l’existence de l’impossible, avec la conséquence logique que si tout est possible, en même temps, rien ne l’est, et alors il en résulte une indistinction qui ne permet pas de différenciation. Distinction nécessaire pour pouvoir s’affirmer dans une position sexuelle, quelle qu’elle soit, pour tout le monde. 

De la même manière, la tendance et la proclamation d’éviter l’affectation en général et l’angoisse en particulier, que tout trafic entraîne, entraînent aussi une impuissance à se distinguer.

Qu’est-ce qui serait bizarre ? Si la sexualité est queer, et que ce qui est queer est assimilé à une nouvelle norme, ne risque-t-il pas de perdre son poids fondateur ? Pourrait-on affirmer que ce qui est queer, c’est le a et donc, tant que sa place et sa fonction sont préservées, il n’y a aucun risque que la dissidence perde sa fonction d’objection au Tout ?

[1] Sosa Villada, Camila. Le mauvais Éditorial. Tusquets. Buenos Aires. Argentine.

[2] « Elle » prête à l’erreur de ne pas savoir à laquelle des deux elle pourrait se référer, la fille que la fille n’est plus ou la fille que la mère n’est pas, une perte que l’adolescence de la fille évoque en elle. 

[3] Lacan, Jacques. Séminaire n. XXII : RSI. Séance du 13/01/75. Éditorial Paidos. Buenos Aires. Argentine. 

[4] Corrigez Paula. 24 mars 2022. Entretien avec Camila Sosa Villada. Le confidentiel. Supplément culturel.

[5] Isha Escribano à El Mañana. Podcast demain. National Rock FM 2 novembre 2022. https://open.spotify.com/episode/0cmWncgqIGIR9qiNA2v4gE?si=X2kKA8HdRa24d2wng6rnjA

[6] Preciado, Paul B., Un appartement sur Urano. Chronique de la traversée. Éditorial. Anagramme.

[7] Notaire, Isha, Op. Cit.

[8] Sibony, Daniel, Entre-dos, Partageons l’origine, Editorial En el Margin et Archivida Editorial Company.

[9] Preciado, Paul B. Op. Cit.

[10] Nous soulignons la différence entre le polyamour, qui implique un réseau de relations amoureuses de valeur égale entre plus de deux personnes, et le couple ouvert. Ce dernier s’exprime comme un lien amoureux entre deux personnes, qui peuvent avoir des relations sexuelles avec d’autres personnes dans le cadre d’un accord entre les deux membres du couple.

[11] Sosa Villada, Camila dans Black Box. Podcast Boîte noire. Bord. nouvelles. 27-10-21