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Stoïan Stoïanoff / LA MÉMOIRE RÉCUPÉRÉE

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Texte paru dans « Bôgues » seconde partie. À retrouver en intégralité sur le site du GNiPL.
Note de lecture : « Une Amérique qui fait peur », d’Édouard Behr.
Image Instagram surrealistly: sleepless nights

Avec le livre d’Édouard Behr, Une Amérique qui fait peur, (1995, Plon), nous découvrons un nouveau fléau qui sévit aux États-Unis sous le nom de mémoire récupérée, mais qui semble déjà gagner l’Europe par le Nord et donc risque d’intéresser bientôt nos concitoyens. Il s’agit d’un phénomène irrationnel dont on se demande pourquoi une foule de personnes peut y adhérer, à moins d’imaginer une épidémie de bêtise qui viendrait aveugler l’élite intellectuelle outre-Atlantique. Bref, il s’agit pour le moins d’un symptôme, qui en tant que tel nous interpelle d’ores et déjà.

Des procès en sorcellerie en série

Ce livre a le mérite de nous livrer une série de faits bruts liés à la croyance en la mémoire récupérée et c’est cette genèse qui en soi mérite de retenir notre attention. S’agissant d’un phénomène de masse, puisqu’il semblerait que plus d’un million de personnes se disent être victimes de sévices subis dans leur très jeune âge, et par-delà l’invraisemblance des faits attestés, il importe de considérer ces témoignages comme un effet de discours. En dépit des explications défaillantes de l’auteur, il convient de tenir compte des changements, voire des chevauchements de discours qui seuls pourraient nous permettre de juger du fil qui logiquement serait susceptible de rendre compte du surgissement d’une situation aussi embrouillée.

Quels sont les faits qui nous valent une telle inquiétude, une telle peur ? Ce sont les témoignages apportés sous le sceau de la certitude par une foule d’individus qui se disent victimes de sévices, notamment d’abus sexuels, de la part de leurs parents et familiers ; certitude qui repose sur un souvenir surgi après-coup sous l’effet de l’hypnose. Ce sont des témoignages oraux survenant après-coup, à savoir un nombre considérable d’années après le déroulement des faits incriminés. Il est courant en effet que des sujets, passée la soixantaine, accusent ainsi leurs parents alors que ces derniers touchent à la fin de leur vie. On a donné un nom à ces jeux de sorcières : on les appelle Satanic Ritual Abuse (SRA).

Ce qui est en question n’est pas la réalité de l’existence de tels sévices, mais la réalité du nombre de témoignages ainsi recueillis par la police, sans commune mesure avec le nombre de faits statistiquement attestés. Bon nombre de sujets se souviennent que leurs parents se livraient en groupe à de véritables rituels sadiques allant jusqu’au sacrifice d’enfants. Or le nombre des enlèvements et des disparitions d’enfants effectivement signalés et répertoriés par la police aux USA au moment des faits est absolument ridicule au regard de celui qui devrait être connu.

La mémoire récupérée : un dogme

L’important est que les faits rapportés de par la mémoire récupérée font foi aux yeux d’un nombre croissant de thérapeutes, d’avocats, de procureurs, voire du ministre actuel de la justice aux États-Unis, selon Edouard Behr. S’il est prouvé que des centaines d’individus sont actuellement en prison — après un véritable procès en sorcellerie —, uniquement en raison des accusations unilatérales portées contre eux en vertu de « la mémoire récupérée », il serait temps de faire le procès du concept incriminé et, éventuellement, d’alerter les organisations humanitaires qui se soucient du droit des gens. Il y a, en effet, dans le livre d’Edouard Behr, de quoi choquer plus d’un voltairien et de quoi motiver une prompte riposte. Or, si cette riposte reste pour l’instant inefficace, c’est en raison probablement de la complexité de l’état des choses ainsi créé. On sait que Freud n’a pas hésité à témoigner dans des cas litigieux où les points de vue de la psychologie étaient en question, et il n’est pas impensable que notre avis psychanalytique puisse éclairer les excès commis, si c’est le cas.

Il semble que l’existence de la mémoire récupérée post-hypnotique soit devenue un dogme outre-Atlantique et c’est donc de la genèse d’un dogme que nous sommes appelés à connaître. Certitude inconsciente, par conséquent, à prendre comme effet de discours. Si l’inconscient c’est le discours de l’Autre, alors c’est de la genèse de ce discours commun, de ses présupposés ambiants, qu’il y a lieu de s’inquiéter. S’y ajoute à coup sûr un bout de réel : à savoir que les actes se jugent non pas en fonction des intentions de leurs agents, mais selon leurs conséquences. Rappel tout à fait opportun dans une société qui se veut anhistorique qui préfère ignorer que la réalité de demain se fabrique aujourd’hui. Mais de quels actes s’agit-il au juste ? C’est là la question.

La mémoire récupérée bénéficie, semble-t-il, outre-Atlantique, du statut d’une découverte scientifique, entériné comme tel par le discours commun et donc par le premier membre de jury d’assises venu. À ce titre nous pouvons d’ores déjà dire que ce discours tourne autour de la croyance en l’abus sexuel massif dans la société américaine, et ce au même titre que la croyance que la terre tourne autour du soleil. Il s’agit donc de l’instauration d’un lien social nouveau qui se traduit par le constat que toute une génération d’Américains se trouve présentement privée d’enfance. Voyant en tout adulte un violeur en puissance les petits Américains sont donc constamment sur leurs gardes et on est allé même jusqu’à leur inculquer un cri d’alarme spécifique. Des instructions spéciales sont données aux moniteurs de colonie de vacances, aux éducateurs et thérapeutes afin qu’ils ne puissent être accusés de la moindre tentative de séduction. Remarquons qu’en France, de plus en plus, les psychothérapies sont entreprises par deux thérapeutes simultanément et que l’enregistrement vidéo-sonore de l’entretien devient obligatoire. Donc, si vous êtes seul avec l’enfant pensez désormais à laisser la porte ouverte et de le garder en séance moins de temps qu’il n’en faut pour tailler une pipe. Évitez de parler sexe et surveillez vos propos, car le moindre écart de langage, le moindre lapsus, pourra être retenu contre vous. Si vous êtes parents, il n’est plus question que vous puissiez vous photographier avec vos enfants ensemble dans le bain, et — à plus forte raison — qu’ils soient admis dans votre lit. De telles aberrations sont-elles envisageables alors que l’on se croyait à l’heure de la liberté sexuelle et qu’on insiste encore, ici ou là, sur le fait que l’apprentissage de la sexualité chez l’enfant ne doit être ni retardé ni contrarié ?

Les avatars de la libération sexuelle

Il est vrai que dans le domaine des mœurs les choses de nos jours changent très vite et il convient de garder en mémoire leur évolution sur plusieurs décennies. La peur de l’Autre, que l’on voit renaître en Amérique aujourd’hui, la xénophobie qu’on y inculque aux jeunes enfants, contraste avec le discours qui était tenu au temps de la fameuse libération sexuelle des années soixante. De quoi était-il question à l’époque ? Il était question de familiariser les enfants avec l’existence de minorités tant ethniques que sexuelles. Sur ce dernier plan, tout a été fait pour sensibiliser les adultes à leur homophobie et on a été jusqu’à évoquer la trop célèbre bisexualité freudienne afin de faire naître le soupçon que les homophobes seraient en fait des homophiles qui s’ignorent. Et il est arrivé qu’au cours d’une cure analytique et/ou d’une psychothérapie le patient ait la révélation de son homosexualité. Il ne savait pas qu’il n’était pas exclusivement hétérosexuel. Bref, il avait oublié son homosexualité et il venait donc de recouvrer la mémoire. Certains persistaient à nier ce penchant homosexuel et il leur était régulièrement répondu qu’ils le refoulaient. Je ne connais pas beaucoup de psychanalystes qui se soient inscrits là contre, ou alors dans des communications à titre privé. La doctrine de la mémoire retrouvée est donc bien un argument qu’un freudien ne saurait décemment rejeter. Du coup nous retrouvons aujourd’hui une situation qui répond terme à terme à l’argumentation d’alors, à ceci près que ce que vous avez oublié c’est bien les sévices que vos parents vous ont infligés. Voilà de quoi faire réfléchir le voltairien le plus exigeant. D’autant qu’il est vrai que les patientes de Freud disaient de tout leur corps et de tout leur inconscient qu’elles avaient subi un traumatisme, sauf que Freud avait cessé de croire en la « réalité » de ces accusations. Maints auteurs de nos jours, majoritairement en provenance d’outre-Atlantique, lui en font le plus vif reproche.

Un tel retournement de situation est troublant. À moins que quelque chose ne se soit produit entre temps. On ne saurait ignorer, par exemple, que les adultes des années qui ont suivi la libération sexuelle ont amplement usé de leur droit à l’amour, sous toutes ses modalités possibles et imaginables. Et ceci au grand jour. Sans compter la pullulation des images à la limite de la pornographie défilant à la télévision, dans la presse et dans la publicité des rues. Qui se livre ainsi unanimement à des orgies sado — masochiques et au libre-échangisme sexuel ? C’est l’adulte, sans contredit. Les pires outrances de la scène primitive freudienne s’offrent ainsi à la connaissance de tous et donc des plus jeunes. La pudeur n’est plus de mise et se trouve être stigmatisée chez les traditionalistes et les coincés. Il est tout à fait pensable que sur cette pente les adultes aient été en mesure de se livrer sur ces chers petits, au nom d’une initiation précoce et d’autant plus utile, aux tripotages et gamahûts les plus pressants, de crainte que leurs enfants ne tournent névrosés comme leurs grands-parents. « Réalisez vos fantasmes », « interdit d’interdire », furent alors les slogans qu’on s’est efforcé de mettre en application. Bref, il y a là tout un matériel fantasmatique à disposition d’un sujet appelé à se « souvenir ».

Cependant, la législation courante restait toutefois un brin en retrait à l’égard de cette libéralisation des mœurs. Elle ne s’est réformée que sur ce qui pouvait constituer une discrimination envers les minorités multiculturelles ou sexuelles, sans omettre les droits de la femme dont le statut de sujet opprimé jusqu’alors a fait le tour de la planète. Mais les procès pour inceste ou pédophilie vont bon train. Et les parents de réagir pour songer à « poser des limites » aux débordements de leur progéniture.

Ici Édouard Behr commence à s’emmêler les crayons. Il y a en effet, d’une part, instauration aux USA d’une sorte de « maccarthysme de gauche » qui, au nom du « politiquement correct », impose, sous peine de sanctions, d’abord sur les campus universitaires, mais progressivement dans tous les milieux, une clause de self-control à chacun. Attitude qui tend à promouvoir une délation concertée envers tous ceux qui se livrent, consciemment on non, à des gestes ou des propos jugés infamants par ceux qui se considèrent ainsi humiliés. En somme c’est le régime du blasphème et de la « fatwa ». D’autre part, sous prétexte de multiculturalisme, d’autres préconisent un respect total des opinions et des pratiques ethnocentriques d’autrui, et ce sans restriction aucune. Ces deux positions, Édouard Behr, tout comme la majorité silencieuse d’une Amérique fondamentalement puritaine, les condamne l’une comme l’autre. J’avoue, pour ma part pencher pour la seconde. Ceci ne veut aucunement dire que je veuille me ranger derrière la conception d’une société sans contrainte à la Rorty. Ni d’ailleurs que je guigne vers une société où chaque communauté vivrait dans un espace privé, sorte de ghetto « purifié » des influences étrangères. Simplement je rêve d’une société munie d’un ensemble minimal de règles excluant le règne du droit du plus fort.