Olivier Douville / Les sujets de l’exil chez nous
Texte publié sur le Blog d’Olivier Douville à propos de la journée d’étude organisée par L’association Freudienne de Belgique – mars 2022 – (Bruxelles).
Image La sculpture « Les Voyageurs ». – Bruno Catalano
Conclusion de Olivier DOUVILLE (Psychanalyste, Membre d’Espace Analytique, Membre d’honneur du collège international psychanalyse et anthropologie)
Il a été question de tellement de choses qu’il serait dérisoire de vouloir en opérer la synthèse et il me paraît plus simple, plus honnête et plus vrai de vous témoigner de l’écho que cela a pu avoir en moi.
Je pense que ce terme « d’exil » est un terme qui est un des plus précieux des mots de notre corpus. Il ne s’inscrit peut-être pas frontalement dans le chapelet des concepts cruciaux de la psychanalyse que chacun trouve à sa porte et remue à sa guise, ou selon des directives parfois aussi, mais il les perturbe tous. « Exil » est un excellent perturbateur de nos concepts depuis longtemps. Et bien sûr, comment oublier que le terme même de « déplacement » est un des concepts cruciaux de la métapsychologie ? Il y avait chez Freud une dimension d’étranger professionnel qui devrait, ou qui pourrait avoir pour effet de nous décourager d’injecter un surplus d’autochtonie dans nos façons de vivre, d’être, d’échanger, ou de nous localiser dans nos institutions. Le trop d’autochtonie institutionnelle est sans doute un facteur de grande pétrification de la psychanalyse et c’est pour ça que je me réjouis d’avoir été invité par vous et de retrouver des amis fidèles, ici.
Envisageons un point crucial du débat sur l’exil, lorsque ce débat s’est englué dans un culturalisme de l’occulte : soit ce fameux diptyque culture et psyché. C’est véritablement compliqué de traiter ce couple fatal et pourtant c’est inévitable. C’est compliqué pourquoi ? Parce que oui, nous avons nécessairement un intérêt pour l’autre. C’est heureux qu’il y ait cet intérêt pour l’autre. Cet intérêt pour l’autre rencontre vite ses limites lorsqu’on veut faire de l’autre l’étranger à tous points de vue en congédiant la possibilité qu’il soit une altérité féconde.
Nous avons vécu — et nous continuons à être dans la fin de cette période — une immense période de confinement. Et vous savez peut-être que les passions politiques contemporaines veulent faire du confinement généralisé. Les Français confinés entre Français par exemple, les Belges entre Belges (enfin, il y a des divisions). On a distingué par quelques euphémismes un trublion qui ne propose rien d’autre que la suite du confinement national. Il faudrait peut-être lui dire que l’épidémie est finie, mais il y a des épidémies de conneries qui sont bien plus redoutables que la Covid.
Qui est sûr d’être maître chez lui ? Nous ne pensons pas l’étranger en le réduisant à l’exotique, ce fétiche d’une pensée ethnographique ou culturaliste, évidement paresseuse et fascinée par ses propres limites sans songer à les dépasser ou à les déplacer. Ah ! comme l’ethnopsychiatrie a su combler la demande d’exotisme propre à nos sociétés affamées de clichés ! Ce qu’il convient de travailler est l’effet qu’a sur nous l’altérité. L’altérité ce n’est pas la différence. L’altérité c’est ce point de la différence qui touche à l’intime en nous, cette incertitude de l’étranger qui peut être inquiétante et susciter aussi le goût d’un surmontement de fausses évidences et des primes inquiétudes. L’altérité remue et se métamorphose. La rencontrer trouble, puis pousse à la liaison. Si on réduit l’altérité à la différence, alors le débat sur psyché et culture est torpillé en autant de vignettes qui firent les pires heures de la psychiatrie coloniale.
Si nous refusons de réduire l’altérité à la différence, alors s’ouvre un champ qui est celui d’une anthropologie réciproque, s’ouvre un champ qui est celui de la réciprocité. Ce qui n’est pas la fascination en miroir. La réciprocité, ce n’est pas de contempler son imago en miroir en disant : « c’est bien moi » (la belle affaire !) ou « ce n’est pas du tout moi » (le beau mensonge !). Cette possible réciprocité est en jeu dès que nous sommes travaillés psychiquement et politiquement par la denrée psychique, le matériel psychique que ces exilés qui sont amenés à se présenter comme « réfugiés », « demandeurs d’asile », transbahutent avec eux et nous transmettent. Au reste, comment les nommer ? Nous les nommons « exilés », je ne suis pas sûr qu’ils aimeraient se nommer de la sorte ; nous les nommons « migrants » et je ne suis absolument pas sûr qu’ils aimeraient être nommés de la sorte.
Bien sûr que la culture, ça compte. La culture, c’est-à-dire les grands systèmes de référence, de filiation et d’affiliation. Mais ce n’est pas pareil par exemple d’ouvrir un livre — aussi chamarré d’érudition qu’il est possible de l’être, par exemple un livre d’orientaliste et il y a en a de très beaux — que de rencontrer quelqu’un qui a fui son pays parce qu’une partie de sa famille ou de ses amis proches a été massacrée par des talibans ou, comme au Congo et au Rwanda, par des bandes armées, égarées, erratiques et cruelles. Nous rencontrons des hommes et des femmes pour qui l’Autre s’est dérobé, pour qui cet aspect de l’Autre qui est le Nebenmensch s’est volatilisé. Je crois que si tant est que ce mot « trauma » qui désigne tant de choses ait encore avoir une portée, c’est qu’il désignerait d’abord la volatilisation et la disparition du Nebenmensch. Aussi bien nous avons affaire à des sujets qui sont dans la détresse, qui bien sûr peuvent s’armer de grands Autres féroces, de grands Autres de pacotille, qui peuvent même ressentir le chagrin extrême d’avoir contribué par leur exil à affaiblir, voire à tuer l’ancêtre ; il y a des mélancolies africaines extrêmement sévères par exemple sur ce point dès qu’il devient évident que le corps de la personne, à sa mort, n’ira pas rejoindre la terre du natal et restera sous la dalle d’une tombe éternellement exilée. Mais ce n’est pas un service à leur rendre que de leur inculquer que cet Autre du culturel ne leur a jamais fait défaut, que leur malheur vient de ceci qu’ils sont en terre étrangère et que si on pouvait les faire vivre dans des ghettos, le grand Autre de référence reprendrait quelques teintures, quelques couleurs et quelques exercices, tout irait bien. Cette vision, elle est connue, c’est la vision d’Alain de Benoist[1] par exemple qui après tout n’a rien contre les étrangers, pourvu qu’ils restent isolés et claquemurés chez eux, en une terre étrangère aux autochtones dominateurs.
Ceux que l’on appelle les migrants, les exilés, viennent avec une densité d’aire, non d’errance ; c’est-à-dire une densité de remuement du temps et de l’espace qui nous dépasse. Les temporalités font des boucles et les espaces deviennent aléatoires. Peut-être qu’après tout, une fois la compassion épuisée, nous ne nous sentons pas toujours à la hauteur de ce grand remuement et de ce grand brassage de temps et d’espace qui les a fait venir jusqu’à nous.
Alors trauma oui, mais tourbillon aussi. Qu’était-ce que cette énergie qui a poussé à partir, à fuir, à prendre cette décision de partir. Faisons le pari que cette énergie du départ, trouve sa source au-delà d’un simple principe réaliste lié aux nécessités de la survie. Un saut en dehors du monde commun. La clinique avec des réfugiés me fit aussi rencontrer cette configuration parfois mélancolique d’avoir trahi l’origine en fuyant, et toute considération réaliste portant sur le fait que cet exil forcé a permis de survivre n’entame en rien cette hantise. Seul le sentiment d’avoir rencontré un signe d’accueil, un support d’un amour possible pour ce pays nouveau qu’est le pays du refuge possible, permet de limiter cette mélancolie d’avoir porté atteinte au natal, aussi dévasté et meurtrier était-il devenu, en le quittant sans espoir de retour.
L’expérience du malheur fut forte. Blessure dans l’identité culturelle, souffrance psychique et rupture culturelle, bien sûr, mais tout n’est pas trauma, un sujet n’est pas toute victime. Ça aussi ça peut être une catastrophe psychique. Moi je n’aime pas utiliser le mot trauma comme ça en en faisant l’ouvre-boîte de toutes les souffrances du monde, parce que bientôt on fera des échelles de trauma et puis il faudra mesurer. Alors là on sera dans les choux !
L’espoir aussi palpite, en dépit des deuils et des trahisons. L’espoir de trouver dans la terre où ils sont maintenant peut-être une terre d’accueil. Si, comme nous l’avons tous entendu aujourd’hui, nous écoutons les incertitudes dans lesquelles ils nous plongent et que nous puissions en faire un matériel psychique ouvert à la surprise, à la joie furtive et à la saillance du mot d’esprit, au goût retrouvé. Mais ce que je voulais dire surtout, c’est que nous ne pouvons pas nier que notre travail clinique thérapeutique d’accueil fait aussi de ces « étrangers » de formidables fabricants, bricoleurs, de liens sociaux dans l’actuel. De formidables bricoleurs de nouvelles alliances, de formidables bricoleurs peut-être de nouvelles lignées et de nouvelles générations.
« Me voici ! », oui, dans l’appel. « Me voici ! » oui répondant à l’appel par le vœu que ma présence, celle de mon être au monde, soit reconnue et adoptée par celui qui est dit « étranger ».
Si vous voulez, il y a quelque chose qui est quand même tout à fait important, c’est qu’un des traumas qu’éprouvent ces jeunes — par exemple, on l’a vu, cette gamine qui parle de l’excision — est à vif quand on veut à toute force faire d’eux des représentants d’une communauté culturelle qu’on fantasme close sur ses coutumes pour qu’elle ne nous dérange plus. On a quand même connu des consultations où on voulait avoir son spécimen : son spécimen bambara, son spécimen wolof, son spécimen afghan (c’était à la mode), son spécimen yéménite (très recherché, il n’y en avait pas tant que ça), maintenant il se trouvera des spécimens ukrainiens. C’est incroyable ! Mais enfin si on veut faire de la botanique, contentons-nous de planter des plantes en pot. Cela suffit !
Alors je passe au trauma ; vous voyez, vous avez une maison, un chez vous et puis il se produit une catastrophe, un incendie, un glissement de terrain, enfin une saloperie quoi ; évidemment que c’est traumatisant. Mais ce n’est pas pareil qu’être traumatisé parce que quelqu’un, qu’on appelle un génocidaire, a décidé que vous deviez crever du fait même de votre naissance. La haine génocidaire est glaçante, indifférente presque. Le pic logique du génocidaire ce n’est pas de flinguer l’autre parce qu’il aurait fait quelque chose de mal (voler un œuf, voler un bœuf, ou les deux après tout). La délinquance gâche un peu le travail du génocidaire ! Non, ce que vise le génocidaire porté par cette haine froide qui n’est en aucun cas à épingler comme une inversion de l’amour, c’est quiconque qu’il suppose être le représentant intégral et interchangeable du sous-ensemble humain qu’il faut éliminer. C’est la seule raison, uniquement cela. Vous êtes réduit à une catégorie générique. À la limite, le génocidaire, il pourrait très bien dire à ceux qu’il exécute : « nothing personal ». Ben ça fout la trouille !
Je veux bien qu’on parle de trauma à tout bout de champ, mais si on dit que c’est la même chose d’être traumatisé parce que notre maison s’est effondrée (ce qui est absolument dommage ! je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi parce que je serais obligé de le plaindre), si on met sur le même plan tous les traumas, est réduite à quia la réflexion éthique sur les figures de l’Autre qui sont en jeu lorsque je prends le risque de dire, de parler, de prendre la parole. Certains vont, pour éprouver le dire de leur dit, dans tel lieu de recueillement ou de prière, ce qui donne un lieu à ce qui élève au-dessus du lieu. « Me voici » c’est aussi l’appel au grand départ qui frémit en chacun. L’appel au grand départ qui suppose qu’une voix vous appelle. Cette voix, elle n’est pas nécessairement localisée. Ce n’est pas : « Va à la boulangerie chercher un pain ». Cette voix n’est pas nécessairement localisée, mais elle vous donne une densité de déplacement qui va au-delà de la fugue. La fugue, c’est toujours la nostalgie du lieu. Cette densité de déplacement va aussi au-delà de l’errance, parce que dans l’errance cette voix qui vous dit « pars » finit par vous dire non pas « va », mais « fous le camp ! », non pas « achemine-toi vers un devenir », et elle exténue ainsi le déplacement. Les errants qu’on rencontre sont au bout du rouleau. C’est un peu le nomadisme, considérant que le nomadisme c’est ce qui permet sur l’aléatoire de la géographie de poser la dimension transcendantale du lieu ; mais c’est surtout un appel à la transmission.
Si l’on considère ceux dont on parle uniquement comme des victimes, on empêche qu’ils soient des bricoleurs de transmission. Or c’est bien sûr sur la transmission de la vie psychique d’une génération à une autre, ou même de trois générations, que nous devons veiller. Qu’est-ce donc que ces trois générations ? Est-ce que ce sont simplement les grands-parents, les parents, les enfants ? On l’a bien vu, dès qu’il fut question ici d’adolescence, que les trois générations c’est beaucoup plus vaste. Ce sont les morts, les vivants et ceux qui sont appelés à vivre. C’est sur cet horizon anthropologique élargi que se greffe à l’adolescence, notre fameuse découpe des trois générations. Et quand on dit en reprenant l’expression de Cooper qu’il faut trois générations pour faire un psychotique, cela veut dire que cet accrochage des trois générations (les grands-parents, les parents, les enfants) n’a pas pu s’établir, s’élargir, se symboliser sur les générations des morts, des vivants et de ceux qui sont appelés à vivre. D’où les thématiques qui nous reviennent de l’enfant de l’exil : est-ce que c’est un enfant sacrifié, ou est-ce que c’est un enfant porteur de nouveaux tissages et de nouveaux liens ?
Prenons appui non pas sur les artifices des symboliques ancestrales, mais prenons appui, naissant dans l’exil, sur ce qui a pu naître dans l’exil des parents. Un enfant prend appui non pas sur le trésor des maternages sous le grand baobab ou je ne sais quoi, mais sa naissance à l’exil prend appui sur ce qui naît dans l’exil chez les parents. Les histoires d’exil sont des histoires éminemment émouvantes, éprouvantes, nécessitant accueil et écoute. Ces mots-là sont merveilleux, mais comment leur donner chair, rythme et vie ? Et l’on oublie peut-être qu’il y a aussi une position désirante dans l’exil. Elle va être dure à trouver, parce qu’après tout il s’agit de sauver sa peau. D’accord, mais on est psychanalyste ! On ne peut pas se contenter de dire que nous rencontrons des gens qui sont réduits à l’urgence de la survie ; bien sûr que nous prenons au sérieux cette urgence de la survie, mais il reste chez tout un chacun la capacité de l’amour pour un autre, cet Autre de l’appel. Et les femmes qui sont sorties de ces guerres africaines que je connais un peu — j’ai travaillé avec les enfants soldats pendant quinze ans à Bamako et de loin en loin à Pointe-Noire — et qui ici font des enfants, elles font des enfants parce qu’il y a quelque chose qui doit refleurir. Leur désir de vivre ailleurs et dans l’ailleurs avec d’autres, électifs, déchiffre et tempère la simple jouissance du vivant, jouissance qui a survécu. Au cœur de toute détresse, il y a un appel et au cœur de tout accueil il y a une promesse. Je pense que là est notre responsabilité.
Voilà en quelques mots les réflexions éparses qui sont venues en moi à vous écouter. Je voulais vraiment vous remercier pour cette journée qui donne supplément d’âme et supplément d’aire, et d’air.
[1] Parmi les fondateurs du GRECE (Groupement de recherche et d’étude de la civilisation européenne), classé comme d’extrême droite par ses écrits et fréquentations.