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Charles Melman / Enfin, une créature que sait ce qu’elle veut !

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Texte publié sur le site de l’ALI – Journées d’études du 7 mars 2021  « Un fantasme prêt-à-porter ? Questions sur le fantasme féminin »

Je suis plutôt réjoui, comme vous je suppose, par ce mouvement et cette circulation que vous avez donnés à des interrogations, à des spéculations qui sont évidemment essentielles.

Je commencerai par justifier le titre que j’ai proposé, Enfin une créature qui sait ce qu’elle veut. C’est un titre qui répond à ce qui était la souffrance de Freud : on ne sait jamais ce qu’une femme veut – ce qui semble surtout illustrer, comme j’essaierai de le montrer, son propre refus de savoir ce que lui-même pouvait vouloir, et ce à l’intérieur de son fantasme.

Lorsque Angela est venue m’apporter le flyer qui annonce ces belles journées je lui ai fait remarquer que la très jolie illustration (je ne sais pas si vous l’avez en mémoire ou si vous l’avez sous les yeux, c’est un torse féminin fort sympathique et attrayant) que cette illustration évidemment souligne ce qu’il en est d’un fantasme… masculin. Et on pourrait trouver qu’il y a paradoxe à illustrer une interrogation sur le fantasme féminin par une illustration qui de façon très classique et très traditionnelle est destinée à satisfaire un fantasme masculin. Aussi me suis-je dépêché – quoiqu’avec gentillesse ! – de lui faire remarquer qu’elle ne serait pas en mesure de fournir une illustration qui fasse valoir ce que serait un fantasme féminin.

J’en profite pour vous poser la question, mais que serait la présentation d’un fantasme féminin ? Est-ce que vous en avez déjà vu ?

Au fond, tout semble se passer pour chacun et chacune d’entre nous, comme si, du fantasme, il n’y en avait jamais qu’un. Il y a du fantasme, il y a du fantasme qui me précède et qui m’attend, et la seule question que me pose dès lors ce fantasme, c’est de quel côté je vais me situer.

Claude Landman a pour nous introduit, à propos de ce texte sensationnel de Maupassant, toujours formidable, la question de la fenêtre. Parce que le fantasme c’est effectivement la fenêtre qui pour nous est ouverte sur le monde et qui nous délivre une représentation possible du monde, en tant qu’il est constitué primordialement – ça, c’est quand même fort ! – par un corps féminin… ou bien un paysage qui de façon parfaitement équivalente représente un corps féminin.

C’est ça le fantasme en tant qu’organisateur de notre monde, et il invite chacun et chacune à prendre position par rapport à lui, quitte à ce que ce ne soit pas forcément une position définitive. Car pris dans le jeu des relations chacun de nous est amené tantôt à se faire valoir tantôt en position de maîtrise, tantôt en position de servante, quel que soit son sexe. C’est le jeu ordinaire et normal des relations sociales. Il y a néanmoins une détermination, une nomination qui intervient, qui va, compte tenu de ce qui est le réel de mon sexe, me fixer ma place dans cette fenêtre. Alors est-ce que je suis là en position de spectateur amené à jouir de ce que le monde me propose avec le fantasme, ou bien est-ce que je serai amené, de l’autre côté, à essayer de répondre de façon consentante ou révoltée ? Ça n’a à la limite aucune espèce d’importance. En tout cas, je vais répondre à ce qui me permettra d’être reconnu, d’être identifié : d’avoir ma place dans cette lucarne, ma place dans cette fenêtre.

Je dois vous confesser que j’admire le savoir, les savoirs déployés au cours de ces journées. Mais peut-être ne recouvrent-ils pas complètement la simplicité, je me donne des justifications pour rendre compte des mécanismes de cette simplicité… mais laquelle ?

Il y a, dans le rapport au langage, la rencontre d’un trou. Il y a cet endroit à partir duquel « ça ne répond pas », à partir duquel il y a un non, ou il y a un pas possible. Et si ce lieu se trouve dans l’Autre, se trouve déterminé par ce qu’on appelle un objet, dont le défaut est bien arrêté, bien déterminé, bien fixé, bien interprété (je vous en donnerai un exemple), il en résulte un impossible marqué par une limite, celle de cet objet a, cet objet qui se trouve ainsi perdu, une limite, qui justifie à la fois justifie la découpe de la chaîne sonore de l’Autre en unités signifiantes, et dont le signifié va être pour moi à mon insu ce qui est constitué par la perte de cet objet que j’ignore, dont je ne sais pas ce qui m’agite.

Il faut d’emblée ici faire la distinction entre ce qui est ce manque, ce trou dans l’Autre et l’objet qui va en quelque sorte servir à combler, à fermer, à boucher l’insensé de cet impossible : par le sens exact, par le sens juste, par le « c’est ça » et qui fait que je ne rencontre dans ma jouissance, dans ma réflexion, dans ma stature, que je ne rencontre que cet impossible.

Donc ce trou dans l’Autre qu’a mis en place cette interprétation de ce qui serait pour moi l’objet causal, et à partir duquel va s’exercer ma parole, ma parole de $, de sujet – $ parce qu’il vient du réel et qu’il n’y a rien qui vienne le nommer. Remarquez, on peut être sensible à ceci, $ ◊ a n’a pas de sexe, il n’est pas sexuellement marqué, il est désirant, c’est tout ce que l’on peut dire. Il est désirant d’un objet perdu, nous sommes d’accord, mais lui-même n’est pas sexué jusqu’à ce que cette nomination, venue bien entendu de l’instance phallique dans l’Autre, de ce réel dans l’Autre, de ce Un repéré, situé, aimé, invoqué, appelé dans l’Autre m’assigne ma place dans ce fantasme et ne m’implique de ce côté-là ou de l’autre.

Une remarque, je trouve que nous avons tendance à trop contribuer à cette humeur de l’opinion publique, qui insiste sur le clivage entre les sexes. L’Autre, le lieu où se trouve étendu, séduisant, le corps de cette femme, où s’expose ce paysage dont la beauté me fascine, cet Autre ça n’est jamais qu’une partie de moi-même. Autrement dit le caractère fondamentalement bisexué de ce qui est notre état, notre constitution, mérite d’être sans cesse rappelé. Évidemment l’effort de mon existence peut consister à essayer de me trouver avec cet Autre dans un rapport qui soit de complicité : il me répond, il me répond favorablement, et lorsque je tends la main il me tend la sienne, et dans ce moment-là nous nous trouvons d’accord, en quelque sorte, pour estimer que de ce dispositif nous pouvons en jouir ensemble et sans nous le reprocher.

Il y a dans cette aventure du rapport à cet Autre qui n’est jamais que moi-même une dimension que pourraient évoquer ceux qui l’ont connu, comme Françoise Gorog par exemple qui vient de si bien nous parler, ou bien également Marie Pesenti et d’autres, la souffrance manifeste de Lacan. Ce qu’il ne supportait pas, c’était ce rappel permanent que lui faisaient ceux qu’il sollicitait :

« Attention, attention, du calme ne nous énervons pas. Entre nous deux il y a un troisième, il faut mettre un peu d’ordre dans nos relations. Faut pas s’affoler, faut pas exagérer non plus ! Autrement dit, il faut cultiver cet impossible qui fait que pour réussir à être deux il faut que nous soyons trois. Il faut inviter ce troisième, aussi aimable ou déplaisant soit-il »

Autrement dit la présence permanente du sacrifice que chacun de nous est capable d’accomplir, de réaliser, pour que finalement et finalement il y ait un reste de jouissance – si ce n’est pratiqué, du moins évocable, possible, une virtualité entre nous.

Et on peut dire l’effort conceptuel de Lacan – dont nous avons oublié que c’était un forçat et un forcené, un cinglé, qu’il n’a pas arrêté, même aux dernières minutes, dans les pires conditions mentales et somatiques – il avait la conscience que ce que nous-mêmes perdons, c’est sûrement beaucoup moins notre souci, notre problème. Il avait mis la main, sûrement sans l’avoir cherché, par ce biais tout à fait mineur de la cure psychanalytique, sur ce qui est sans aucun doute le plus essentiel pour déterminer la cause de notre aliénation et de notre goût, comme Freud a fini par le faire admettre, notre goût pour disparaître. On en a marre, assez de conneries, assez d’erreurs ! Cette déception, ça suffit comme ça.

On a connu des espèces animales qui en troupe se dirigeaient comme ça vers le bord de la falaise et fonçaient… Il est bien évident qu’à nous regarder aujourd’hui c’est sûrement l’impression que nous pouvons en dégager ! Et lui, Lacan, il s’était rendu compte, il avait là l’accès à ce qui était enfin… Quand on parle de l’objet a, nous ne l’apprécions pas comme il faut, il avait mis la main sur ce qui est la cause

Et je reviens à mon propos par ce détour. La cause, ce n’est pas le Un dans l’Autre, le Un dans l’Autre est une construction pour nous maintenir dans notre infantilisme, notre alibi de ne nous autoriser jamais que de ce qu’on veut bien nous autoriser. Mais ce qui est la cause dans l’Autre c’est l’objet a, c’est-à-dire l’objet cause du fantasme.

Et à mon sens, il est certain que dans l’accent qu’il a mis sur le fantasme il voyait une amorce de ce qui pouvait peut-être fonctionner comme une réconciliation entre les sexes.

C’est-à-dire que si une femme se trouve dans cette position Autre, elle peut se dire :

« Mais qu’est-ce qu’il me veut ? Lui se demande ce que je veux, il ne sait jamais ce que je veux, mais lui qu’est-ce qu’il veut ? Parce que si ce qu’il veut c’est finalement d’être rassuré dans sa virilité, être affirmé dans sa virilité, si c’est toujours son narcissisme qu’il s’agit de satisfaire, bon d’accord ! Après tout, si c’est ce qui lui fait plaisir, je ne vois pas pourquoi je serais condamnée à l’en priver. Allez, on va l’en assurer… d’autant qu’il faut bien dire, à partir de ce moment-là, c’est moi en tant que femme qui ai la main dessus, c’est moi qui en tant que femme me trouve être la détentrice, capable de lui délivrer (ou pas…) cette si grande aspiration… »

Là où on va parler de désir d’objet, de jouissance d’objet… finalement on en revient à ce qu’il en serait d’une jouissance narcissique.

Et finalement, la jouissance, dans cette affaire, d’une femme, mais qu’est-elle donc, si ce n’est dans la façon dont est construit notre fantasme si ce n’est le désir d’être reconnue, reconnue comme Une. Comme Une ça veut dire celle qui a la main sur son affaire, à l’autre, au bonhomme, c’est-à-dire que son affaire, elle est pour elle. Alors il ne s’agit pas qu’elle en soit privée, frustrée, volée, privée, traumatisée, arrachée, détruite et que ce soit une autre qui aille en profiter, faut pas quand même exagérer !

Je dis ça parce que je n’ai pas trouvé dans ces excellentes journées que vous avez si bien animées, c’est la note comique. J’ai surtout entendu la plainte, évidemment elle en fait partie, mais dans la vie il y a deux façons de jouer, la façon tragique et la façon comique. On préfère être tragiques, c’est vrai, ça donne de la grandeur ; être un personnage comique c’est plus ratatiné, quoi ! plus ridicule. Je ne déciderai pas de la posture que notre sagesse nous amènerait à adopter mais il me semble qu’il faut garder à l’esprit que ce tragique est encore fait pour satisfaire notre narcissisme. Oui, c’est comme ça…

Donc Lacan, avec l’objet petit a, parce que l’instance au-moins-Une dans l’Autre est une construction, une construction défensive, une lutte contre ma solitude, une lutte contre le fait que je ne puisse m’autoriser que de moi-même. C’est bien ce que des psychanalystes ne supportent pas, d’ailleurs. Parce qu’il n’y a pas de dieu à la psychanalyse… alors évidemment on peut se référer au petit père Freud, au petit père Lacan, au petit père que l’on voudra, mais ce sont des alibis. Il n’y a pas de dieu, il y a même, puisqu’on a eu les journées sur L’identité récemment, il n’y a personne pour vous délivrer le moindre trait identitaire. On va peut-être fonder dans notre association une médaille… c’est ce que Lacan avait voulu faire avec la passe et ça a déclenché – ceux qui étaient là s’en souviennent peut-être – une guerre, une lutte de chacun contre chacun pour savoir qui avait droit à la médaille. Avec des suicides ! le suicide malheureux d’une très gentille fille, parce qu’on ne lui avait pas donné la médaille. Vous vous rendez compte quand même ! Avouez que la dimension tragique évidemment n’est jamais loin.

Donc supposons que Lacan ait vu dans le privilège accordé au fantasme, en tant qu’il est bien antérieur, bien plus essentiel, il n’est pas défensif comme l’est l’isolement, l’attribution d’un au-moins-Un dans le réel, susceptible à la fois d’affirmer notre bien-fondé. Mais, et c’est là encore où je voudrais en venir, à chaque fois que je suis sûr de moi-même, sûr de mon savoir, à chaque fois c’est mon fantasme qui parle. Parce qu’il n’y a que lui qui peut me donner que la garantie que l’objet qui fonde mon savoir est bien isolé, bien distinct, bien certain, et que je ne peux en douter. Il y a là la certitude que c’est cet objet.

Et c’est ce qui fait, et moi je suis personnellement (peut-être excessivement) sensible à la différence des exposés que nous sommes capables de faire. Certains sont soutenus par un savoir très savant, très solide, vraiment indubitable, il n’y a rien à dire. D’autres sont faits sur une interrogation, où le savoir sert à interroger l’impossible – cet impossible auquel l’objet a qui est le mien, celui de mon fantasme va répondre pour le fermer par la jouissance conclue qui va être la sienne. Il me semble, je crois que c’est perceptible dans les différences de ton que l’on peut noter entre ce qui se passe dans notre propre groupe, et puis lorsque viennent y contribuer des collègues, des amis, je ne parle pas des excellents amis qui sont venus là cet après-midi, je n’en évoquerai pas d’autres, ce n’est pas mon propos.

Il y a des exposés fondés sur le maniement consistant des concepts qui peuvent relever de notre lexique.

Et puis il y a leur usage pour interroger… quoi ? Pas vainement, comme ça, conclure sur un

« on ne peut pas savoir ». Mais peut-être s’agit-il de prendre en compte, même si on ne veut pas l’épouser et le suivre, de prendre en compte ce que Lacan cherchait avec la permanence de cette ouverture qui nous dérangeait constamment, parce qu’on aurait bien aimé que ça se conclue quand même, son affaire. Quoi ! ce n’était pas possible, on croyait chaque année que ça allait se terminer et ah ! une ouverture qui se produisait ailleurs et puis encore ailleurs. On perdait la tête, dans tout ça…

Lacan essayait de répondre à la question suivante, qui est celle de notre symptôme, c’est-à- dire que la loi du père, cette référence à l’au-moins-Un, veut que pour l’homme sa jouissance soit celle, ou bien de son organe et autrement dit que sa partenaire (et elle a du talent pour le faire ) devienne cet organe lui-même, puisque c’est ce qu’il veut, puisque c’est ce à quoi il est condamné, jouir de son organe ; ou bien, avec son fantasme, jouir de ce qui dans une femme est le déchet qui excite son désir et qui l’alimente. Je crois qu’en le présentant comme ça, je ne fais que de la clinique – un grand aspect de la clinique des relations et qui finalement est aussi désespérant d’un côté que de l’autre.

Parce que lorsque Lacan dit : une femme ça n’existe pas, mais tout son effort va être pour tenter de la faire exister. Et il y a eu de très beaux exposés sur cette différence dans le fait pour un homme d’être un par le trois, et pour une femme de n’être un, de n’arriver à être une que par six… mais pas six identiques à ceux de l’homme, pas par six ronds, mais par six nouages. Vous vous rendez compte ? C’est absolument effarant, aberrant, n’importe quoi ! C’est là-dedans qu’il était engagé et c’est là-dedans que nous sommes invités si nous le prenons au sérieux, nous sommes invités à nous interroger avec lui pour savoir si ça vaut, si ça tient.

D’autant, je vous le demande un peu, à quoi vous allez la reconnaître, une femme ?

Elle n’aura pas justement l’insigne spécifique, elle n’aura pas la médaille, elle n’aura pas l’instrument. On peut évidemment faire un livre sur la jouissance du clitoris, ce que vous voudrez, mais comme nous l’avons tous remarqué ce que l’on appelle le féminisme aujourd’hui ce n’est jamais qu’une virilité exaltée, c’est-à-dire que nos collègues, nos amies féministes n’ont jamais trouvé à inventer – c’est comme pour le fantasme soi-disant féminin – elles n’ont jamais inventé la féminité que du côté d’une virilité exaltée et totalitaire, c’est-à- dire venant à exclure tout Autre, toute altérité, je le sais parce que dans ma jeunesse j’ai cru devoir discuter avec elles, et je dois dire que ça m’a appris beaucoup de choses.

Peut-être un mot pour conclure, nous avons la chance que Freud nous ait donné ce qu’il en est de son fantasme, et ce n’est pas sans conséquences évidemment sur le destin de la psychanalyse. Ce qu’il nous a donné se trouve dans ce texte absolument remarquable qui s’appelle, traduit en français : « Sur le souvenir écran, Über Deckerinnerung[1] », où il raconte très bien, je ne vais pas le développer, ce qu’il en est de son fantasme. Et là vous découvrez que ce qu’il en est de son fantasme, c’est-à-dire ce qui lui manque et qui cause son désir, c’est la Terre promise, la terre où couleraient le lait et le miel !

Lisez ce texte et vous verrez de quelle façon il est celui où vient se résoudre la satisfaction du sexe, des besoins, et de la primauté des deux femmes qui régissent cette histoire. Il y en a eu deux, puisqu’il a eu une nourrice catholique qui l’amenait aux offices religieux et où sa judéité est magnifiquement représentée par les fleurs qui tapissent le pré où se déroule cette scène, et qui sont… en français ça s’appelle des pissenlits, mais en anglais et en allemand ça s’appelle des Löwenzahn, des « dents de lion », jaunes. Des « dents de lion » qui sont d’une beauté éclatante, et dont, je dirais, le relief est absolument l’équivalent… comme si c’était un trou, comme si c’était un manque. Et lui dans ce lieu où se trouve épargnée toute présence paternelle, il se trouve avec un de ses neveux, dont le paradoxe veut que lui, l’oncle, Sigmund, soit l’aîné (autrement dit, que par un renversement de générations, c’est lui le plus jeune qui est le patron de l’autre). Et on voit à l’évidence, dans ce qui se déroule dans ce fantasme, la solidarité des deux garçons qui vont s’employer à déflorer la charmante petite jeune fille qui ramassait des fleurs dans ce pré. Tous les deux, ils vont venir la déflorer, les petits coquins ! Eh bien, on voit très bien ce pays capable ainsi de satisfaire les besoins car les deux femmes y délivrent un pain délicieux mais qui n’est pas n’importe quel pain, puisque c’est un Landbrot, un pain de campagne, un pain au goût absolument délicieux, et où donc les besoins, de l’appétit comme ceux du sexe, se trouvent satisfaits, je dirais, de manière assurée et neuve – par le fait que cela se déroule enfin sur sa propre terre, celle supposée justement venir vous affranchir de la castration.

Et si vous voulez ensuite lire le terme de ce fantasme que Freud n’analysera pas… sauf qu’il s’interrogera dans une belle conférence sur ce qui constituait sa judéité en disant à son auditoire qu’il se sentait juif mais ne savait absolument pas en quoi ça consistait. Parce qu’il ne savait pas que l’identité – je le dis, encore à propos du fantasme – pour chacun d’entre nous, se situe dans l’Autre, que c’est là que se trouve déterminée son identité. Ce qui faisait la judéité de Freud, c’était précisément son fantasme, et il aura réussi à le traiter non pas en venant habiter la Terre promise (il n’a jamais mis les pieds à Jérusalem, jamais !), autant il célébrait l’Angleterre pour des tas de raisons, et justement son neveu était anglais.

Mais, si vous voulez donner une pleine lecture à Un trouble de mémoire sur l’Acropole[2], il a trouvé son sol natal dans celui qui était capable de recevoir tous ceux qui venaient partager avec lui ce territoire, quelle que soit leur origine, quel que soit ce qu’en pense papa qui est directement évoqué dans ce souvenir. Et tout ça pour le jubilé de Romain Roland qui était celui qui venait idéologiquement affirmer justement la fraternité de ceux qui, quelle que soit leur différence d’origine, avaient à se comporter comme identiques, quel que soit le territoire qu’ils occupaient. C’était entre autres quelqu’un, et ça intéressait Freud, qui était germanophile, et qui était un grand partisan de l’union franco-allemande.

Le fantasme de Freud, en tant que source de son identité, je le rappelle ici non seulement pour faire valoir l’importance du fantasme mais pour souligner que celui de Lacan, ce n’est en rien le même, c’est tout à fait un autre. Lacan n’obligeait personne à le poursuivre, à le reprendre, à le développer – pas plus nous que quiconque. Laissons ça finalement, justement à ce qui est le fantasme de chacun.

Je me permettrai de rappeler, j’en ai pour une minute, un petit épisode. Mais puisque Colette Soler a bien voulu, outre Marie Pesenti, Françoise Gorog, venir nous entretenir à partir d’autres groupes… et comme on le sait, ce ne sont pas des organisations de hasard, ça a un sens, ça veut dire quelque chose. Ça veut dire quoi ?

Je raconterai cette anecdote et j’espère que Colette Soler ne l’entendra pas autrement. Nous avons eu un différend public avec Colette en présence de Lacan. Et ce jour-là Lacan a donné raison à Colette. Je faisais le reproche à celle-ci, à l’occasion d’une argumentation qu’elle avait développée, je lui reprochais de parler selon la vulgate, autrement dit de nous réciter du Lacan. Et je me suis servi d’un terme qui était chausse-trappe, et je lui ai reproché de ne pas avoir une parole originale. Françoise a très bien évoqué ce que ce terme d’original (origynal) a précisément d’intéressant, puisque ce terme qu’on appelle hybride, mi-grec mi-latin, évoque ce que serait la parole spécifique d’une femme.

Est-ce qu’elle en a une ? C’est une question, c’est comme pour le fantasme. Est-ce qu’une femme a une parole spécifique ? On voudrait aujourd’hui avec l’écriture inclusive, qu’elle ait une écriture spécifique. C’est un comble ! C’est vraiment incroyable, mais il faudrait commencer par ça : est-ce qu’il y a une parole qui soit à proprement parler féminine ? S’il y en avait une, on saurait ce que c’est, la féminité.

Donc j’ai fait à Colette ce reproche public de tenir la vulgate. Moi, je dois dire, personnellement je n’aime pas ça. Je n’aime pas parce que je connais trop la façon dont finalement on se débarrasse de ses devoirs, et d’abord de ses devoirs religieux. En participant à la messe, et en se sentant ensuite affranchi, libéré de toute contraintes, puisqu’on a fait ce qu’il fallait, on a parlé comme il est supposé que c’est attendu… alors qu’est-ce qu’on peut nous demander de plus ? Je parle comme toi, alors tu dois être content, hein ! Et puis maintenant que j’ai fait ça, évidemment je fais ce qui me convient, ce qui m’arrange. Lacan, à ce qui était peut-être mon désappointement, mais enfin je n’étais pas trop surpris, a donné raison à Colette, de tenir le propos de la vulgate c’est-à-dire celui que pourrait soutenir n’importe qui.

C’est une grande… une question qui n’est pas négligeable. Et c’est une question qui a ressurgi comme quelques autres d’ailleurs, dans ce qu’ont pu être mes frottements avec Lacan. Elle a ressurgi tout à la fin, lorsque Lacan est venu dire que d’analyse, il ne pouvait y en avoir à chaque fois, qu’originale. C’est-à-dire de l’analyse propre à respecter ce qu’il en est des arrangements spécifiques de chacun. Car en effet vous voyez jusqu’où il allait lui-même. Comment estimer qu’il y aurait dans l’Autre un grand Un qui serait celui de l’analyse et qui ferait dogme pour tous de façon égale pour le chemin à suivre.

Afin de parvenir à quoi ? Peut-on jamais se libérer, s’affranchir de ce qui est la cause si celle- ci se trouve justifiée, en quelque sorte, par l’au-moins-Un de l’Autre, serait-ce celui du psychanalyste ? Je suis en train de dire, pas très bien, pas assez clairement, ce qui est néanmoins un problème essentiel, que je trouve toujours d’actualité.

Et en tout cas, je ne me suis pas plaint qu’à la fin de son parcours Lacan ait tenu à lever le couvercle qui aurait pu peser sur les épaules de ses suiveurs, pour leur dire qu’effectivement pour chacun il y a, s’il en a, le talent, s’il en a, les possibilités, le génie, s’il en a, le travers, tout ce que l’on voudra, ça n’a aucune importance. Il s’agit de savoir s’il peut donc se servir de ce qu’ont fait ses prédécesseurs, illustres et pas illustres, s’il peut s’en servir pour parvenir à ne pas être définitivement aliéné, c’est-à-dire captif du message qui lui vient de l’Autre et qu’il ignore et qui restera ignoré jusqu’à la fin de ses jours et qui le condamne à définitivement rater ce qu’il en aurait pu être éventuellement de sa jouissance.

Donc merci pour votre engagement dans ces belles journées. En général j’éprouve toujours à vous entendre un peu d’excitation, qui me pousse dans mon intervention. Je me trouvais peut- être un peu trop pacifié par ce que vous avez bien voulu exposer. Mais j’espère que par mes remarques, j’aurai quand même sollicité chez vous quelques oppositions que je trouve toujours instructives.

Allez, je vais quand même terminer sur une note qui personnellement m’amuse.

On n’a pas envie d’attribuer de l’humour aux apôtres, à nos pères d’origine, à ceux qui ont écrit la Bible, qui ont écrit le Pentateuque. Mais pourtant, allons, voyons, il est évident qu’ils n’en manquaient pas, d’humour et soyons persuadés que nous en avons les traces dans ce qu’ils nous ont laissé. Et en particulier, sans doute, à propos de cette histoire à la mords-moi- le-nœud, c’est le cas de le dire, de ce que Dieu aurait enlevé à Adam pour lui trouver une compagne contre lui. Côte ou côté ? Découper un côté, ce n’est pas évident… une côte c’est sympathique. Ce que nous oublions, c’est que du même coup le pauvre Adam s’était trouvé définitivement privé. C’était ce qui aurait pu peut-être rendre beaucoup moins problématiques ses rapports avec Ève – c’est-à-dire un os –, ç’aurait été quand même une solution qui nous nous aurait dispensés de tous ces bla-bla, il n’y aurait aucun bon vouloir, aucune sympathie, aucune complicité, aucune protection, aucune bénédiction – pas besoin de sacrifice. Ah, il lui a enlevé l’os, et maintenant débrouille-toi mon ami !

Eh bien voilà, nous aussi nous essayons de nous débrouiller avec évidemment parfois des succès, parfois moins. Mais enfin, jusqu’à ce jour ça fonctionne quand même…

Voilà ! je ne sais pas si j’ai contribué comme il aurait convenu à vos interrogations, ou si je les ai compliquées, j’en sais rien du tout ! Il me reste à vous remercier pour votre attention.

[1] « Über Deckerinnerung » [1899]. Freud en reprendra les idées essentielles dans Psychopathologie de la vie quotidienne [1904], chapitre IV.

[2] FREUD, Un trouble de mémoire sur l’Acropole [1936], L’Herne, 2015.