François Ansermet / Renaissance au langage : d’un exil à l’autre
Texte traduit de l’espagnol paru sur le site El Psicoanálisis-Barcelone, Dossier : le traumatisme de la langue (38) , Numéro 38
Image: Max Ernst. Pour en savoir plus sur ODRADEK
« Où vis tu ? Dans la langue.
Et je ne peux pas me taire.
En parlant, je me jette dans un
ordre inconnu, étranger, et soudain je deviens responsable.[1]
Jean-Luc Godard
Au début, c’était l’exil. L’enfant arrive dans un monde étranger à lui-même et aux autres. Ainsi, la naissance peut être vécue comme un premier exil.
L’enfant arrive dans le monde inachevé, il naît marqué par l’incomplétude. Il est même le plus inachevé des vivants, potentiellement sujet à une impuissance fondamentale.
Au début, donc, la séparation et l’exil, l’inachevé et l’impuissance. Seul, sans l’autre, il n’y a pas d’issue pour la progéniture humaine. L’autre lui est nécessaire — nécessaire pour survivre — mais aussi pour entrer dans un monde qui est déjà là, qui est aussi le monde du langage qui le précède.
Le langage n’a pas seulement une fonction de représentation ou d’expression ; le langage est aussi cet opérateur qui produit un sujet, chaque fois différent dans sa manière de trouver le langage, de le mettre en jeu, de le modifier, de le réinventer. Comme le dit Ferdinand de Saussure, chaque locuteur modifie le système de la langue, se l’appropriant toujours d’une manière différente jusqu’à modifier la langue elle-même.
Mais, dans ce processus, il peut y avoir des ruptures telles que la migration forcée ou même choisie. Tout exil met-il en jeu le premier exil de naissance ?
L’origine irreprésentable
L’exil pose à chacun la question de son origine. Mais sait-on vraiment quelle est son origine ? La fragilité de cette notion est notée. L’enfant venu au monde apporte avec lui le mystère de son origine, les origines de l’origine.
À quelle distance de l’origine ? Ce qui a précédé l’enfant est infini : en effet, tout enfant est issu de contingences qui ont précédé sa conception. Elle aurait pu naître à un autre moment, dans un autre lieu, d’une autre femme, d’un autre homme, d’un autre ovocyte, d’un autre spermatozoïde. Cependant, il n’est plus possible qu’il ne soit pas là, aussi arbitraire et irreprésentable que soit son origine. De cette manière, l’enfant conduit au réel[2] au sens de Lacan, plus qu’à l’original, c’est-à-dire à quelque chose d’impensable plutôt qu’à l’idée d’une origine, voire d’un commencement. L’origine n’est pas le commencement. Le début est localisable. D’autre part, l’origine est infinie en termes de passé. Potentiellement, il peut toujours être remis en jeu. Par conséquent, l’origine serait également encore à venir. Le futur antérieur pourrait être vu comme le temps de l’origine, une origine qui est aussi prise dans le devenir.[3]
Odradek
Dans un petit texte extraordinaire, “Les soucis d’un père de famille”[4], Kafka pose la question de l’origine dans sa dimension énigmatique, étrangère, inquiétante. Il s’agit d’Odradek, du nom d’un objet étrange qui a toujours habité la maison du père de famille : une inquiétante bobine plate, en forme d’étoile, faite de morceaux de vieux fils cassés, noués, emmêlés ; se dresse sur deux jambes, toujours prêt à se relever.
Odradek traverse la maison du grenier à la cage d’escalier, agile et inaccessible : “Vous ne lui posez pas de questions difficiles, bien sûr, parce qu’il est si petit, vous le traitez comme s’il était un enfant. — Comment tu t’appelles ? je lui demande — Odradek – me répond-il. — Et où habitez-vous ? — Adresse indéterminée dit-il et rit”[5]. Le père se demande ce qu’il adviendra d’Odradek. Peut-il mourir ? Tout ce qui meurt devait avoir auparavant une raison d’être, il est passé par une activité qui l’a usé. Ce n’est pas le cas d’Odradek. “Dévalera-t-il un jour l’escalier en traînant quelques fils sous les pieds de mes enfants et des enfants de mes enfants ?”[6] : c’est la question que se pose le père. Ce problème l’inquiète beaucoup : “Il semble que cela ne fasse de mal à personne ; mais l’idée qu’il puisse me survivre m’est presque pénible.[7].
L’origine d’Odradek est inaccessible. Odradek, c’est une éternité hors de l’histoire, rendant vaine toute perspective d’anamnèse. Tout est concentré dans un objet, reste incongru, énigmatique, insignifiant, signe ponctuel et irréductible de la présence d’un passé, mais surtout d’un au-delà. Est-ce un objet du passé ? Il est présent ? Ou revenir du futur ? Produit d’un temps hors du temps, comme un reste, cette bobine, dans son parcours à travers la maison, joue avec la mémoire. Odradek, c’est ce qui survit à chacun, même dans les pires circonstances. C’est ce qui pointe ce qui dépasse chacun des protagonistes : pourquoi pas aussi dans une histoire de migration, de séparation, d’exil, comme celles vécues par les réfugiés ?
Renaître au langage
Comme pour Odradek, l’exil le jette hors du temps, hors du lien social, hors du langage. L’histoire du migrant change radicalement dans ce qui peut vivre comme un vide. Impossible de trouver vos références. Il n’imagine plus sa situation dans un monde dont il est détaché. Comme s’il devait refaire son entrée dans le monde : dans un monde différent dans lequel il n’est pas encore.
L’enjeu pour le migrant est d’être entendu, d’être reconnu. Sera-t-il entendu ? Sera-t-il reconnu ? Pourra-t-il répéter son entrée dans ce monde inconnu et étranger ? Leur accès peut être traversé par la dimension traumatique de l’exil. Ceux qui vivent de grands traumatismes, des extrêmes, témoignent qu’ils ne savent pas parler. Ils sont jetés hors du langage, hors du monde de l’Autre. La langue ne les soutient plus, ils se sentent exclus, comme s’ils devaient réintégrer le monde de la langue. Réussira-t-il à se rattacher à la langue ? Ou sera-t-il renvoyé à sa solitude, à son impuissance ?
Le philosophe Giorgio Agamben dans Homo Sacer[8], distingue deux régimes de vie : zoé, vie nue, et bios, vie piégée dans le langage, dans le monde des autres, piégée dans la société. Le réfugié a abandonné le monde de ses origines, sa culture, ses attaches : il est ainsi renvoyé au statut de la vie nue. En d’autres termes, il a également quitté le monde du droit. Il a perdu tout statut. Comme si les lois les plus élémentaires ne s’appliquaient plus. Comme si les droits de l’homme disparaissaient avec l’exil et la séparation. Les pays où vont les réfugiés sont débordés, ils disent ne pas savoir quoi en faire — une manière de plus de rejeter les exilés, de ne plus être qu’au registre de lazoé, ne plus être pris dans aucun bios qui leur donne une place — avec le risque de se voir comme ‘sacrifiables’, de devenir ce qui peut être sacrifié[9].
L’exil intérieur : une issue ?
Comment trouver une sortie ? Comment sortir de l’exil qu’il contient, comment dépasser la séparation, l’impuissance ? De même, pour ceux qui doivent l’accueillir, comment vivre le drame de l’exil, comment affronter sa condition ? Quelles sont les conditions pour le trouver, au-delà du problème de l’identité, au-delà de la confrontation d’identités différentes ?
Paradoxalement, la solution réside dans la séparation. Pas la séparation de l’autre, mais de lui-même. Une séparation en soi. C’est-à-dire s’exiler de soi, ne pas trop croire en ce soi qu’on croit être.
À chacun de trouver un détail, une surprise, quelque chose qui étonne, un point d’histoire : trouver le point de l’énigme qui constitue ce qui est propre à chacun, ce qui le rend unique et différent.
Il s’agit alors de mettre en jeu l’exil et la séparation en eux-mêmes. Un exil et une séparation subjective au-delà de l’exil objectif. Un exil dans le langage. Mettre en jeu dans le champ du mot cette part de lui-même qui nous échappe. Soit dans l’exilé, soit dans celui qui le reçoit.
François Ansermet, AP, membre de la NLS, psychanalyste à Lausanne
Traduction de Patricia Heffes
[1] Godard, Jean-Luc, ‘Godard éclaire la caverne de Platon’, in l’Humanité , 8 mars 1995.
[2] Ansermet, François, Clinique de l’origine, éd. revue et augmentée, Cécile Defaut Nouvelles Eds., Nantes, 2012.
[3] « Ce qui se réalise dans mon histoire, ce n’est pas le passé défini de ce qu’elle a été, puisqu’elle n’est plus, même pas le parfait de ce qu’elle a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je deviens », Lacan, Jacques, in ‘Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse’, Écrits 1 , Ed. Siglo XXI, Buenos Aires, 1975, p. 288.
[4] Kafka, Franz, ‘Les soucis d’un père de famille’, in Nouvelles , Collection JL Borges, Hyspamérica, Buenos Aires, 1985
[5] Idem., p. 377.
[6] identifiant
[7] identifiant
[8] Agamben, Giorgio, Homo sacer. Pouvoir souverain et vie nue, Adriana Hidalgo éditrice, Buenos Aires, 2017.
[9] « En mettant au jour la séparation entre naissance et nation, le réfugié fait un instant apparaître sur la scène politique cette vie nue qui constitue son présupposé caché. » Idem., p. 199.