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Annie Cohen-Solal / Avec Sartre

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Depuis la mort de Jean-Paul Sartre en avril 1980, la France offre au monde entier un étrange spectacle : la remise en question radicale de l’un de ses plus grands esprits, la méconnaissance de son œuvre.

Le 4 janvier 2023, à l’occasion d’une accusation d’islamophobie qui avait été portée contre lui, Michel Houellebecq s’en prenait à son tour au philosophe et déformait l’un de ses textes les plus graves et les plus controversés : la préface des Damnés de la terre (Maspero, 1961), de Frantz Fanon. De fait, en 1961, dans le contexte de la guerre d’Algérie, Sartre y avait commencé par alerter ses contemporains : « Nos belles âmes sont racistes. Elles auront profit à lire Fanon. »

Puis, prenant le parti de l’autre, du colonisé, de Fanon en l’occurrence, au milieu d’un long passage constatant l’inéluctable spirale de violence dans laquelle est enfermé le colonisé, Sartre ajoutait : « Quand sa rage éclate, il retrouve sa transparence perdue, il se connaît dans la mesure même où il se fait ; de loin nous tenons sa guerre comme le triomphe de la barbarie ; mais elle procède par elle-même à l’émancipation progressive du combattant […], l’arme d’un combattant, c’est son humanité. Car, dans le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. »

Cela se traduisit pour Houellebecq par une simplification assassine : « Sartre, mû par une haine de soi justifiée, a appelé dans un texte demeuré célèbre au meurtre des hommes blancs », affirma-t-il, feignant d’ignorer la complexité sartrienne. Contresens grossier ou contre-feu habile ? La phrase de Houellebecq joua son rôle à la perfection : dénonciation, réponse, attaques, nouvelle réponse… Autour du nom de Sartre naquit une énième polémique.

Depuis sa mort, insinuations, rumeurs, citations tronquées — il aurait été sympathisant nazi à Berlin en 1933, collabo pendant l’Occupation, suppôt invétéré des pires périodes staliniennes, et j’en passe — ont pris l’allure d’un sport national, dans une sorte de surenchère au cours de laquelle il était de bon ton de le malmener.

Pendant que, dans l’Hexagone, on cherchait des poux dans la tête de Sartre, des intellectuels en provenance d’Europe, d’Afrique, d’Asie, des deux Amériques s’appuyaient sur son œuvre pour déchiffrer notre époque : par ses dialogues avec différentes figures d’altérité, par son intérêt pour des groupes marginaux — comme bornes de régulation face aux pouvoirs institutionnels —, elle s’imposait à eux. Dans The Chronicle of Higher Education, le militant anticapitaliste Scott McLemee décrivait la « vague de jeunes chercheurs nord-américains pleins d’avenir [qui] examinent son analyse du terrorisme et de l’insurrection », conscients que « les passions et les problèmes qui guidaient son travail continuent de hanter le XXIe siècle ».

Parmi ceux qui se réfèrent régulièrement à l’œuvre sartrienne, rappelons le professeur d’histoire des idées Jonathan Judaken, à Memphis (Tennessee), avec la question juive ; Yoav Di-Capua, à Austin (Texas), et sa réflexion sur la décolonisation ; Paige Arthur, rédactrice d’Ethics and International Affairs, à New York, qui travaille sur le maintien de la paix et la prévention des conflits ; mais aussi l’intellectuel Achille Mbembe, à Johannesburg, ou encore l’historien indien Dipesh Chakrabarty, qui, à Chicago (Illinois), vient d’analyser Les Damnés de la terre et sa préface dans un séminaire sur une histoire des humanismes.

Mais que repèrent donc ces intellectuels ? Dès 1925, au cours de ses années d’École normale supérieure (ENS), Sartre s’intéressa à des formes esthétiques émergentes perçues comme moins nobles, tel le cinéma ; à d’autres cultures, perçues comme moins anciennes, telle celle des États-Unis d’Amérique. Selon une posture subversive qui allait marquer toute sa vie, il lança ses critiques contre l’institution philosophique, se déplaçant jusqu’à Berlin pour étudier la phénoménologie.

En 1945, alors que la plupart des intellectuels ralliaient les rangs du Parti communiste français, il souligna l’urgence de l’engagement individuel après la table rase de l’après-guerre, dans une troisième voie entre gaullistes et communistes. Dans ce pays ethnocentré, il conçut un magazine, Les Temps modernes, comme une vitrine ouverte sur le monde global. Dans ce pays traumatisé par l’Occupation et la collaboration, il lança son fameux : « Qu’est-ce qu’un antisémite ? L’antisémite a choisi la haine parce que la haine est une foi », comme on lance une grenade dans un dîner de famille.

Au cours de ses voyages aux États-Unis, la découverte de la discrimination raciale provoqua sa condamnation sans équivoque d’une infamie que personne ne dénonçait à l’époque – et qui, jusqu’à ce jour, continue de pourrir le pays. Ce magistère sartrien perdura quatre décennies : prises de risque, coups de gueule, accusations, feux d’artifice littéraires, il rencontra tous les publics et dézingua les scories d’un pays où la bienséance des institutions prévalait souvent sur les recherches d’avant-garde.

Il serait inopportun d’encenser un intellectuel qui dénonça avec obstination l’asymétrie des rapports de pouvoir. Selon lui, chaque groupe d’exclus (juifs, Noirs, homosexuels, colonisés) pouvait mettre fin à cette asymétrie, et il se voulait au service de leur cause. « Demandez à Sartre de me préfacer », écrivait ainsi Frantz Fanon à son éditeur, François Maspero, le 7 avril 1961, dans la double urgence de sa leucémie et de la révolution algérienne. « Dites-lui que chaque fois que je me mets à ma table de travail, je pense à lui. Lui qui écrit des choses si importantes pour notre avenir. »

En juin 1979, bien que déjà aveugle, c’est encore Sartre qui mobilisa les philosophes Raymond Aron et André Glucksmann pour dénoncer la condition des boat people fuyant le Vietnam et le Cambodge communistes. « J’ai conservé mon admiration de jeunesse pour l’extraordinaire fertilité de son esprit, pour sa puissance de construction de l’abstrait », écrivit d’ailleurs Raymond Aron au sujet de son ami de l’ENS, « sans méconnaître sa superbe indifférence à la vérification, au bon usage de la raison. Ses fureurs me touchent peu du fait de leur excès ; je l’accepte tel qu’il est, même dans sa violence et sa démesure ».

Si l’entêtement de Sartre à dévoiler les traumatismes de la mémoire collective française (collaboration, colonisation, torture) l’a rendu intolérable dans une France de tradition catholique — n’oublions pas qu’enfant, il fut éduqué par son grand-père Schweitzer, un pédagogue protestant libéral —, est-ce parce qu’il dénonça trop de tabous, trop fort, trop tôt, parfois avec outrance ? Ou parce qu’il refusa toute reconnaissance institutionnelle (titre universitaire, Légion d’honneur, Collège de France, prix Nobel, etc.) ?

Si le pays de Voltaire, d’Hugo et de Zola est incapable de mesurer l’apport de Sartre et préfère lui jeter la pierre, de quel symptôme s’agit-il ? Et si le philosophe restait inacceptable dans un pays réfractaire à la confrontation à ses propres blessures ? Ne serait-il pas temps de revenir à l’œuvre elle-même, dans sa richesse et sa complexité ?

Scandaleux, inclassable, impardonnable Sartre, dérangeant pour certains dans son travail de sape permanent, salutaire pour les autres et, plus que jamais, stimulant face à la bonne conscience frileuse, à la mauvaise foi tenace, aux sinistres pensées du repli.


Annie Cohen-Solal, écrivaine et universitaire, est professeure émérite à l’université Bocconi, à Milan. Elle a notamment publié Sartre 1905-1980 (Gallimard, 1985) ; Sartre, un penseur pour le XXIe siècle (Gallimard, 2005) ; Une renaissance sartrienne (Gallimard, 2013).