Paul-Laurent ASSOUN / De l’imposture maternelle à l’exploit : le héros, le père et les masses
Image Anne-Louis Girodet en 1801 Apothéose des héros français morts pour la patrie pendant la guerre de la Liberté.
Texte paru le 29 novembre 2016 dans la revue SYGNE
Le héros et le sujet de l’inconscient
Ce qui définit le héros, c’est l’exploit. L’être du héros est inséparable de son acte. Qui aurait vocation de héros et n’aurait rien fait, rien accompli d’exceptionnel, serait rigoureusement un raté… ontologique. En revanche, le ratage peut s’idéaliser, c’est même, on le verra, une figure paradoxale du héros moderne. Mais le héros stricto sensu n’a pas d’autre être que celui d’un acte… hors norme. Le mot « exploit » dit « l’action menée à bien », puis, au début du XIIIe siècle, l’action d’éclat à la guerre, avant de prendre l’acception d’une action remarquable en général, dépassant les limites de l’ordinaire. Le signifiant dit l’essentiel du héros : celui qui va jusqu’au bout de l’action, qui la pare d’éclat, en faisant « son » action, se parant lui-même de l’éclat de son acte, enfin qui se fait re-marquer, bref de l’ordre de l’extra-ordinaire. Point de héros sans palmarès : c’est le lauréat d’un concours qui lui vaut les palmes et l’inscription dans les annales de l’exploit, quelles qu’en soient les modalités.
Un exemple, qui concerne la saga analytique : quand un certain Sigmund Freud explique à l’ami Fliess, au moment de s’en séparer, que lui Freud, tout bien considéré, au seuil de son « destin », n’est pas « un homme de science, un philosophe, un expérimentateur, mais un conquistador »[1], n’est-il pas en train de lui signifier, sous couleur de modestie, en se retirant tous les autres titres, qu’il n’a que faire d’un « petit métier », qu’il lui faut découvrir son Amérique ou ne rien faire de sa vie, mais qu’à de tels hommes on ne pardonne pas de n’avoir pas découvert quelque chose, une Amérique, quoi — ce qui le place, dans le fantasme fondateur, du côté du héros des Temps modernes, mais jugé par le réel. Ce disant, il joue gros : quelle faillite de se prendre pour Christophe Colomb quand on demeure sans « Nouveau Monde ». Quant au Christophe Colomb d’origine, il faut rappeler qu’il a accompli son exploit sur un malentendu, confondant les continents — ce qui le place du côté de l’illusion[2]. Tel est le héros : le roi de l’illusion réalisée.
L’exploit appartient, note Lacan, au registre de « la jouissance », comme « de l’ordre de la tension, du forçage, de la dépense. »[3] Et l’auteur de cet exploit est celui qui se fait un nom de son acte, littéralement un re-nom, qui l’homologue comme tel. Un renom, c’est l’agrafe d’un acte/exploit sur un nom d’état civil qui, dès lors, sort de l’état civil du commun des mortels, pour s’inscrire sur les blasons du hors-acte. Le héros est le contraire d’un quidam. C’est « quelqu’un », au sens où « c’est pas n’importe qui », et la question est de savoir ce qui, au plan de l’inconscient, lui donne cette vocation… Nous voici face à la question du héros, telle que la psychanalyse s’en empare.
Portrait du héros : la sublime imposture
– Exploit, récit, imposture
Autant que le père de son acte, le héros apparaît comme le produit d’un récit, c’est une création mytho-logique, c’est plus précisément le produit proprement dit du muthos. Cela nous met définitivement dans l’élément de la fiction. C’est une histoire qu’on raconte, comme ça : « Il était une fois un type (il y a aussi des héroïnes) très costaud, qui a fait ceci et cela, que personne d’autre (que lui) n’a fait ni ne pouvait faire, après avoir franchi d’incroyables obstacles et résolu d’insolubles énigmes ». Bref, « c’est un cas »… De fait, le héros est l’homme du franchissement. César franchissant le Rubicon[4] est celui qui élève la politique à l’héroïsme, en sa dimension de transgression assumée. Il incarne la création d’un récit, homologué en l’occurrence par le nommé Suétone[5], dont il est l’acteur, héros de son propre récit, initium de la saga césarienne. Il s’extrait ainsi, au forçage, du ventre de sa mère. Au point que le raconteur s’héroïse au moyen de son héros : Homère l’aède forme avec Ulysse le héros un couple inséparable. Lacan dira que le héros est « strictement identique à des mots »[6]. Agissant, à l’heure H (son « 18 juin ») où il franchit son Rubicon, il incarne, aux yeux du monde, des actes mis en mots.
Un acte, une fiction ? Cela sent le mensonge. On pourrait penser que le héros est celui qui se vante d’un exploit qu’il n’a pas réalisé. Cela s’appelle l’escroquerie ou l’imposture. Certes, mais un genre de mensonge et d’imposture complexe, qui intéresse au plus près le savoir de l’inconscient. Car le héros ne se réduit pas à un menteur ou à un Tartarin, qui incarne le héros parodique, élevant l’Afrique à l’échelle de Tarascon[7] : il se « vante » plus encore quand il a réalisé pour de bon l’exploit, dans la mesure où il se génère comme son propre discours. Il a besoin du triomphe. Bref, le héros, alors même qu’il a réussi une mission hors norme, semble aussi un imposteur hors norme, dont le lieu va nous amener au cœur de la question du collectif. C’est à ce titre qu’il en impose.
— Napoléon a-t-il existé ? Le quiproquo héroïque
Une pochade remarquable montre que le héros réel peut être lui-même la parodie d’un récit mythologique. Un certain Jean-Baptiste Pérès se fait fort de démontrer que Napoléon n’a jamais existé[8] ! Il faut l’entendre : « Napoléon Bonaparte, dont on a dit et écrit tant de choses, n’a pas même existé. Ce n’est qu’un personnage allégorique. C’est le soleil personnifié ; et notre assertion sera prouvée si nous faisons voir que tout ce qu’on publie de Napoléon-le-Grand est emprunté du grand astre ». Ayant procédé à une analyse structurale des traits du mythe, qu’il retrouve soigneusement reproduit par l’histoire (supposée réelle !) du grand Napoléon, l’oratorien conclut :
« Il est donc prouvé que le prétendu héros de notre siècle n’est qu’un personnage allégorique dont tous les attributs sont empruntés du soleil. Et par conséquent Napoléon Bonaparte, dont on a dit et écrit tant de choses, n’a pas même existé, et l’erreur où tant de gens ont donné tête baissée vient d’un quiproquo, c’est qu’ils ont pris la mythologie du XIXe siècle pour une histoire ».
Façon pour l’oratorien de tourner en dérision les thèses « mythistes » réduisant Jésus à un mythe, notamment chez un certain Dupuy. Mais ce faisant il met en évidence, par une remarquable intuition, ce secret que le héros de l’histoire le plus réel s’écrit comme un mythe. La vie d’exploits de Napoléon sature l’écriture mythique : le mythe rend donc l’existence empirique superflue. C.Q.F.D.
Excellente définition du héros : celui qui engendre son propre récit par son exploit, en un point vertigineux de réel et de l’histoire : quand on lit sa spectaculaire histoire, on croit rêver. Plus précisément, il nous fait rêver les yeux ouverts, produisant un effet de somnambulisme chez son public… C’est un imposteur homologué. Sa surexistence mythique rend son existence empirique superflue, étant le figurant de son être allégorique… jusqu’à la « tautégorie »[9], puisqu’il se symbolise lui-même. Notons que cela parodie la conception hégélienne qui fait du héros Napoléon « l’Esprit à cheval », celui que le philosophe voit passer sous ses fenêtres à Iéna. Le héros selon Pérès est un semblant, puisque son existence empirique est surnuméraire à son iconologie mythique. Tout cela est très bien vu des enjeux inconscients du personnage héroïque.
— Du Père au héros
Alors, qu’est-ce que tout cela dit sur l’opération inconsciente du héros ? Faisons entrer Freud en scène, car lui, le grand « dé-mythographe » — au moyen du « mythe scientifique » du Meurtre du Père — va assigner au héros sa place originale. Freud, « anti-mythologue »[10], débarque donc dans la mythologie. Et, dans son récit intitulé Totem et tabou, il nous raconte une super-histoire, non qu’elle soit supérieure aux autres histoires qui peuplent la mythologie, elle est même plutôt plus élémentaire, plus pauvre, moins bavarde aussi : elle tient en une phrase, la mise à mort du père putatif de la horde primitive — qui ne prend de sens qu’à suivre l’argumentation clinique et théorique dont elle est le moment de conclure autrement inintelligible.[11] Ce « mythe scientifique » n’en est pas un, de mythe, puisque c’est de la science — « science de l’inconscient » — et qu’il est induit de la clinique, mais alors, si la psychanalyse a besoin d’un mythe, ne trahit-elle pas la science… pour y caser le Père ?
En fait c’est un « pré-mythe ». Il faut commencer par ça, c’est par où il faut commencer — la clé de sol de la partition — mais si on ne le dit pas, ça commence à bavarder, à raconter, et ceci et cela, à boucher le trou… Le meurtre du père, c’est le « degré zéro du mythe » et de son écriture, c’est sa « pré-histoire » refoulée. C’est le moment où jamais de « ne pas raconter d’histoires ». C’est le réel caché de toutes les « histoires », et Freud lui dédie un récit, aussi invraisemblable que nécessaire. C’est pourquoi Freud s’y met. Et le mythe va causer, causer, c’est comme Shéhérazade, quand elle commence à raconter, on ne l’arrête plus. Et si ça « cause » tellement, c’est pour faire allusion à ce qui doit rester caché (caché, mais pas entièrement tu, dit, mais qu’à moitié, ça nous prépare à Lacan et son mythe comme « mi-dire »…) Un peu comme les obsessionnels qui deviennent des moulins à paroles pour se soulager d’un secret qui leur donne de l’inspiration et une éloquence proportionnelle au silence de mort de leur origine que reproduit leur bagout. Ils ne parlent que de ça, mais en sous-entendu du reste… C’est un peu comme cette bouche d’ombre qui recrache des mythes en veux-tu en voilà (Jung, Mircea Eliade, Reinach, ce sont de sacrés bavards, qui écrivent de très gros livres bourrés d’histoires). Mais il y a un sous-entendu (un « sous-écrit ») que Freud va extraire et divulguer.
Chaque peuple y va de sa petite histoire. Le mythe, c’est un « baratin », merveilleusement ficelé à l’occasion, par lequel le réel dénommé meurtre du père ne cesse de ne pas se dire tout en s’évoquant à mots couverts, c’est pourquoi il faut en mettre une tartine ! Pas question d’avouer qu’on a tué le Père. Alors, pour « meubler », on va raconter des histoires de plus en plus compliquées d’exploits très difficiles, qui trouvent toujours un bon public (car on aime bien qu’on nous raconte des histoires spécialement rocambolesques, on aime bien être agréablement trompé, quoi). Oui, mais, on va procéder à deux falsifications majeures : l’une sur la victime, l’autre sur l’acteur qui vont maquiller la réalité. Ce sont surtout des histoires de héros, et on va comprendre quoi. On va dire que c’est le Dragon, l’Antéchrist, on va puiser dans le réel le plus sanglant du crime… Mais surtout pas Lui, l’Urvater. Du coup, le motif du crime est naturellement forclos. La littérature héroïque, intarissable, accomplit la forclusion littéraire du réel du Meurtre du Père, en en écrivant un chapitre que l’on va détailler.
Et puis, deuxièmement, on ne va pas dire que c’est la bande des frères qui a fait ça, non, il va commencer à se jaser, comme ça, jusqu’à ce que la rumeur commence à enfler et prendre consistance de saga : qu’il y en a un qui l’a réalisé par ses seules forces, du coup décuplées à cet effet. Pas le groupe, non, pas de crime en réunion, mais un exploit d’exception. Le héros, c’est un homme ou une femme d’exception qui confisque l’acte de ses collègues. Il doit, à cette fin, faire bande à part, il n’a pas l’esprit d’équipe, si apprécié des affairements sociaux. Voici entré en scène le héros en son habit de lumière, celui qui fait de la « corne de taureau » une affaire rigoureusement personnelle. À propos, un boucher d’abattoir de Madrid, vous le déguisez, vous le mettez au milieu d’une arène, vous faites entrer la bête furieusement vivante, vous la faites se démener, et vous avez une fiesta sensationnellement sanglante qui s’appelle une corrida et à chaque corrida, en principe un héros est produit — si bien sûr il a la carrure, la grâce pour aller chercher la banderille et esquiver la « corne » et qu’il évite de se faire éventrer par le totem. C’est un genre de travesti public, inventé vers 1840 pour alimenter la jouissance des masses espagnoles, et ça s’est diffusé.
Les coulisses inconscientes du drame héroïque : La parure de la mère
— Destins de l’Umdichtung : le héros et la femme
On est dans la problématique de l’Umdichtung, c’est-à-dire de la transformation poétique de la réalité (celle du meurtre du père). On notera qu’il y a deux grandes figures de la transformation mensongère de grande portée : le supposé exploit du héros et l’accusation portée contre la femme : « Dans l’élaboration poétique des réalités de ces époques, la femme, qui n’était que l’enjeu du meurtre, en tant que source de tentations et objet de convoitise, se trouvait probablement transformée en instigatrice et en complice active de ce méfait »[12]. Quelque chose se fait miroir, entre le héros (promu) et la femme (déchue) qui mérite réflexion.
Aussi bien la femme coupable et le héros responsable (du meurtre) sont les figures jumelées qui déchaînent le fantasme et l’écriture.
— Le héros in statu nascendi
Il faut remonter à l’origine de l’histoire. Celui qui a aidé Freud, là, c’est Otto Rank. C’est dans « Le mythe de la naissance du héros » que le terme « mythe » se trouve employé dans un intitulé psychanalytique pour la première fois, après il est vrai « Rêve et mythe » de Karl Abraham, ayant été par ailleurs introduit dans plusieurs textes freudiens et couplé à celui de héros. Au sens courant, le terme désigne un récit fabuleux d’origine et de transmission populaires mettant en scène, sous forme symbolique, des forces de la nature et des figures héroïques — donc des légendes. Parler de mythe de la naissance du héros, c’est faire allusion à une narration fabuleuse de la venue au monde, de l’enfantement et du commencement de la vie dudit héros. Il apparaît comme l’un des fleurons de cette « psychanalyse appliquée » (angewendte Psychologie) à l’origine.
Que dit Rank dans ce volumineux ouvrage ? Quelle est la signification inconsciente du mythe du héros ? Le scénario s’en articule à un fantasme de filiation articulé au fantasme de sauvetage.
L’hypothèse de l’inconscient vient s’insinuer dans la masse des « théories mythologiques », dont le premier chapitre examine les divergences. Après une revue des conceptions des historiens, mythologues et ethnologues, le « problème psychologique » des mythes est introduit. Là interviennent la problématique « Rêve et mythe » (traitée peu avant par Abraham) et l’interprétation freudienne du mythe d’Œdipe, ce qui pose la question des matériaux des mythes biographiques. Le second chapitre constitue une revue impressionnante des mythes de héros — plus d’une soixantaine, parmi lesquels Moïse, Abraham, Gilgamesh, Jésus, Bouddha, de façon à mettre en évidence les invariants de ces récits. Ce qui permet de faire surgir, au troisième chapitre, la thèse proprement dite : celle du lien du « roman familial » et du mythe du héros. Là interviennent « les romans familiaux des névrosés », soit les rêveries à thème familial qui soutiennent l’activité psychique œdipienne : cf. Le roman familial des névrosés de Freud, un texte court de préface en contraste de ces histoires pullulantes d’exploits et de symboles à la Rank… Un parallèle intervient avec les rêves et le symbolisme, tandis que se déploient les thèmes du lien fraternel (gémellité) et de la filiation. Le point d’orgue en est le sauvetage du père. On voit que chronologiquement la théorie du héros a précédé le meurtre du père, mais Freud l’absorbe dans un synopsis autrement éclairant.
— Comment l’on a inventé le héros
On a donc, avec le « logiciel » du Père mort, de la Vatertötung ou Vatermord collectifs de l’origine d’une part, et le héros de la narration, d’autre part, l’essentiel de la séquence.
Mais il y a un point aveugle, et central dans l’affaire : comment le héros, celui supposé avoir fait seul, self-made-man par excellence, s’est-il ainsi promu, comment le récit l’a-t-il inventé ? De quel « chapeau » sort-il, sous couleur de jouer le Münchhausen de l’histoire, s’extrayant des marais par sa propre chevelure ?
Il y a deux moments clés où Freud parle du héros dans son œuvre : à propos du « roman familial », en 1909 et dans Psychologie des masses et analyse du moi » en 1921.
N’est-ce qu’un fils un peu plus doué et malin que les autres de la Bruderschar, du Joseph biblique au Petit Poucet de Perrault… ? D’ailleurs, Freud remarque, à la suite de Rank, que le héros, dans ses pérégrinations, peut compter, sur le chemin, sur l’aide de « petits animaux », équivalents de ses frères rivaux, ici auxiliaires. C’est sa bande à lui, sa « clique », qui l’aide, bien plutôt qu’il ne s’y intègre : « qui m’aime me suive », telle est sa devise.
Voici le passage décisif :
« Les privations supportées avec impatience ont pu alors décider tel ou tel individu à se détacher de la masse et à assumer le rôle de père. Celui qui le fit fut le premier poète épique, et le progrès en question ne s’est accompli tout d’abord que dans son imagination. Ce poète a transformé la réalité dans le sens de ses désirs. Il inventa le mythe héroïque. Était héros celui qui avait été le seul à tuer le père, lequel apparaissait encore dans le mythe comme un monstre totémique. »[13]
— La mère, clé du héros, le héros porte-clé de la mère
Reste à comprendre de qui s’autorise le héros. De lui-même, certes, d’abord, puisqu’il est celui qui, à ceux qui demanderaient « pour qui se prend-il, celui-là ?! », répondrait tout de go : « Je me prends pour moi-même ». Mais le héros ne s’invente pas (mais s’il le croit et s’il le fait accroire comme le self-made-man qui dit que personne ne l’a aidé, qu’il a écrit son récit tout seul). Pour devenir une telle locomotive, pour mettre en mouvement un tel effet dans l’Autre, il faut qu’il y ait été poussé, qu’il bénéficie d’un puissant « piston » inconscient. Quel est l’Autre qui travaille pour lui en sous-main, lui soufflant au besoin le texte quand il « cale », au point de le transformer en gramophone ? Donc qui lui donne ce « quelque chose en plus », sans lequel il ne serait pas un héros, mais un quidam, un type banal, même avec des « débuts prometteurs ».
C’est alors que l’on détecte, à l’arrière de la scène, la figure qui tient les rouages et les fils de son théâtre héroïque. Cette figure, c’est la mère. Freud, formel, nous dit que le héros est le fils préféré de la mère. Et que c’est ça qui va le détacher du groupe, qui va le mettre « au-dessus du panier » et à part des autres : « Si le père a été le premier idéal du jeune garçon, le héros est devenu, tel qu’il a été créé par l’imagination du poète, le premier idéal du moi aspirant à supplanter le père. L’idée du héros se rattache probablement au plus jeune des fils, au préféré de la mère, que celle-ci avait préservé de la jalousie du père dont il devenait le successeur aux époques de la horde primitive (…) Le mythe attribue au héros seul l’exploit qui ne pouvait certainement être que l’œuvre de la horde entière (…) Il est souvent question d’un héros, qui est la plupart du temps le plus jeune des fils, ayant échappé à la cruauté du père, grâce à sa niaiserie qui l’a fait estimer peu dangereux. »[14]
Ce fils unique a des acolytes :
« Ce héros a une tâche lourde à remplir, mais il ne peut la mener à bien qu’avec le concours d’une foule de petits animaux (abeilles, fourmis). Ces animaux ne seraient que la représentation symbolique des frères de la horde primitive, de même que dans le symbolisme du rêve insectes et vermine figurent des frères et des sœurs (considérés, avec une nuance de mépris, comme de petits enfants). En outre, on reconnaît facilement dans chacune des tâches dont parlent le mythe et le conte une représentation symboliquement substitutive de l’action héroïque. »[15]
— Le héros sur commande ou le « propulseur maternel »
Dans l’histoire de héros, cherchez la femme, et d’ailleurs c’est plutôt une mère que vous trouverez, et une mère un peu spéciale. Genre éminence grise, qui pousse ses pions par-derrière. Le héros est le pion sur l’échiquier de la mère, de cette mère-là. Ce genre de mère ne « la ramène » peut-être pas beaucoup, mais elle agit, elle a cette arme-là dans ses armoiries.
D’où tire-t-il donc cette énergie ? Ce qui lui donne ce tonus propre à renverser des montagnes, au héros, c’est l’amour qui le marraine, mais surtout l’éclat phallique dont le gratifie cette identification au phallus, là aussi très spécial, celui de la mère. C’est là qu’il faut trouver le « propulseur » : il a commencé d’être le héros de la mère, avec un public à une seule personne.
S’il arrive aux héros d’être « fatigués », c’est qu’ils s’exténuent à réaliser un programme pour lequel ils ont été commandités – et pas que pour une mission, pour une vie entière à l’occasion. Voyez Romain Gary, héros de l’écriture et de l’aviation, « Promesse de l’aube » énoncée inéluctablement dès l’enfance, présenté comme le plus grand écrivain de son temps par sa mère. Et sacré prix Goncourt deux fois plutôt qu’une : une fois comme trophée dédié à la mère, au vu de tous, faisant briller son nom ; une seconde pour lui, mais masqué et anonymisé, et faisant de l’autre (Emile Ajar) son pseudonyme. Ça peut finir mal, par un suicide, qui prend son sens de sui-cider le fils de sa mère, pour prendre enfin congé de cette Jouissance de mise en tutelle, pour être enfin quitte, quand le héros est, pour le coup, épuisé, à bout de forces. De la vie du héros, la mère sera jusqu’à la mort restée propriétaire…
— Portrait d’une mère de héros : le héros, fétiche actif
Car de ce beau phallus galonné, la Mère se pare et s’empare, comme le dira Lacan. Un bel exemple est Rébecca, qui a un faible pour Jacob, cause filiale d’un désir, plus attrayant à ses yeux qu’Esaü, cet être roux et poilu, celui qui aime le brouet de lentilles[16]. Et c’est avec son aide et son ingéniosité que sera trompé le père aveugle, obtenant le précieux droit d’aînesse (celui dont il bénéficiait déjà dans la préférence maternelle).
De ces mères, génératrices de héros — souvent après avoir enduré l’infécondité —, on notera les traits. La mère-de-héros est un pousse-à-l’acte. Elle ourdit en conséquence des scénarios, se servant de son produit comme stratégie phallique, par une intelligente politique proportionnelle à la fermentation de sa frustration. Il ne s’agit pas d’une mère coupable, mais d’une mère qui joue son va-tout sur son phallus de fils. Eu égard à la dialectique du maternel et du féminin, elle ne fait pas de son désir d’enfant une raison de s’enfermer dans son être-mère, elle ne joue pas non plus la carte du désirable. Son plus beau bijou, à son cou de femme, c’est son fétiche de fils. Cette « faiseuse de roi » (au singulier) fonde son pouvoir sur son rejeton mâle. En dernière instance, elle se venge de l’homme au moyen du fils.
Le héros est donc un fétiche actif, « monté sur ressort ». Il ne peut pas chômer. Il n’a pas une minute à lui, finalement. C’est le genre Samson[17] : en général les héros tombent sur des femmes qui repèrent leur faille, le moment de grosse fatigue, quoi, où ils auraient besoin de vacances. Et là, il arrive qu’elles frappent, au milieu du « repos du guerrier ». Le héros, fils de la mère, s’expose à être « su » par les femmes. Ils trouvent souvent leur Dalila et j’ai soupçonné Samson de s’être laissé scalper par sa Dalila, parce qu’il en avait un peu marre de faire le héros… En plus, il avait un faible pour les femmes de ses ennemis. Il excellait à détruire les Philistins, mais était enclin à coucher avec les philistines.
On comprend la mentalité de brillant imposteur du héros fils unique. Toujours unique, même quand il a de nombreux frères. Il y a Joseph… et les autres. Il doit en imposer. Il fait des rêves pour les raconter, au point de soûler la bande des frères, réduit à une piétaille et poussé à la haine. Mais ce qui est à penser, c’est ce registre de l’imposture maternelle. Elle fait des imposteurs célèbres. L’arrière-scène du héros, c’est donc cette imposture maternelle. Le héros est un « semblant », même s’il est bourré de qualités et de mérites. Il est le produit de cette imposture.
Tout ce qui brille n’est pas or, mais il fait briller aussi bien les breloques… Il mène une double vie, comme homme et comme phallus à l’heure de l’Autre maternel. C’est le travesti du désir de la mère. Son exploit est ce par quoi sa mère en exploite les talents, au profit du couple ainsi formé. Vouloir faire de son fils « son malheur sur le monde », voilà le vœu secret de « l’imposteuse ». Le « massacre des innocents » n’est pas loin de la naissance du héros christique. Cela est viré sur le compte courant maternel. On comprendrait mieux pourquoi l’héroïsme christique a fatalement fait monter la cote de la Vierge-Mère. Elle peut passer aussi bien par sa fille, Hérodiade avec Salomé. Salomé, voici un phallus dansant très présentable et très efficace. Salomé, avec toute sa séduction, n’est que le semblant d’Hérodiade. Elle lui sert sur un plateau la tête de son ennemi mortel, Jean le Baptiste. Mais c’est littéralement ce que fait le héros : il sert sur un plateau la tête décollée, le caput mortuum du désir de la mère et en approvisionne la jouissance. Au passage, il rafle tous les prix et remporte toutes les coupes. Mais son crédit se débite en passant au compte de l’Autre (maternel) : d’où sa secrète amertume.
Les enjeux anthropologiques de la figure héroïque
— Héroïsme et psychologie des masses
La signification de la figure héroïque au regard de l’anthropologie psychanalytique est fournie par Freud en une formule précise, mais qui demande à être déchiffrée à la lueur du trajet précédent : « C’est donc par le mythe que l’individu se dégage de la psychologie collective. Le premier mythe était sûrement d’ordre psychologique : ce fut le mythe du héros »[18]. Ce que veut dire Freud est que ce qui est premier est la « psychologie des masses », premier précipité de l’après-meurtre. Mais pour que, de ce magma, se mette à exister une « analyse du moi », il faut une écriture, fournie par le mythe.
C’est ce qui désigne la figure de l’Unique héroïque comme premier mythe : « il était une fois le petit un… » Le héros est donc le « pas » des masses au sujet. Maillon manquant décisif.
— Portrait des héros de notre temps
Question maintenant : le mythe, c’est du passé, et maintenant, quid des héros de notre temps ? On aura compris que le mythe est chronique, en sorte que les temps nouveaux demeurent contemporains de leur origine et consubstantiels à elle. L’héroïsme, on l’a compris, est structural, par sa fonction inconsciente. C’est le pas décisif de la psychologie des masses à l’invention de l’individu. Mais justement il se réinvente de façon effrénée. À chaque crise, à chaque génération, son style de héros.
Ce qui est structural, c’est la fonction du mythe que Lacan situe du côté du « mi-dire ». Le mythe dit juste la moitié de la vérité, ce n’est pas seulement qu’il ne dit pas tout, il dit tout, il lâche le morceau, mais dans un enrobage qui fait passer la pilule. Il ne faut surtout pas se faire avoir par le mythe, ou alors on ne fait plus de psychanalyse, on fait du Jung dont le Livre rouge livre la clé, de sinthome effréné de la psychose, par l’image. Le Moi psychotique est l’habitant de l’univers mythique où le plomb se fait or… C’est une autre histoire.
Cette structure connaît pourtant des mutations. Il revient à Lermontov de s’aviser de la mutation qui aboutit à la production d’un « héros de notre temps », qui, dans le roman éponyme[19], a introduit véritablement un concept nouveau. Il y décrit ce héros nommé Pétchorine, qui ne se lance dans l’exploit que pour tromper son ennui, qui se lasse des femmes à peine séduites et joue avec la prédestination. À l’époque de Lermontov, il y a par exemple ce héros de semblant qui s’appelle Fabrice del Dongo, littéralement inventé, par le désir des femmes[20]. Le roman fait le portrait d’un héros émergeant d’une panique dans le monde héroïque, avec un trait pré-nihiliste, entre désenchantement et ennui.
Le looser, c’est celui qui, par exemple après des « débuts prometteurs », s’est installé dans la nullité et le désœuvrement. C’est un défi dépressif à la Mère, en même temps ce qui maintient « la promesse de l’aube », sur le mode du « rien », dont alors il se fait gloire. Le préjudice idéalisé[21], encore… Processus complexe, par lequel le minable s’élève au grandiose, facilitant l’identification des masses (qui raffole des ratés sympathiques qui font les « préférés des Français »). On a peut-être peu remarqué qu’il est de plus en difficile de nos jours d’être un héros militaire tandis que l’héroïsme mortifère se fixe dans la figure du terroriste, néo-nihiliste ou le héros noir criminel[22]. Qu’on trouve un « surmoi maternel » à l’œuvre dans le crime ne nous étonnera pas. La psychopathologie elle-même accuse réception de figures issues du malaise de la culture, en sa condition contemporaine, pour les ériger en entités. Le cas essentiel en est le « border line »[23].
— Le surmoi maternel
Faisons retour pour finir à Christophe Colomb. Freud en fait un exemple apte à illustrer l’illusion. C’est par une erreur de destination qu’il découvrit l’Amérique. Mais ce qui servait de boussole, c’est son Wunsch. Le héros est ainsi orienté par la mère. Par une sorte de « ruse de la raison inconsciente », rien de grand ne se fait sans passion, à relire : sans la passion de la mère…
C’est avec le fantasme de la Mère que se tisse la tunique du héros d’hier et d’aujourd’hui, à laquelle il dédicace son « maillot jaune ». C’est ce qui fait le fond d’insatisfaction morose du héros le jour où il reçoit le prix de ses exploits. C’est l’appétit de la Mère qui lui donne cette énergie qui l’aliène. Missionnaire de la mère qui chercherait la mort par l’exploit de trop… Mais c’est aussi celui qui tente une sortie hors de la culpabilité dans laquelle s’empêtrent les masses de névrosés. Comme si les masses cherchaient de plus en plus à faire sortir de leur sein leurs héros au rabais…
L’impunément trahi
Ainsi faut-il la définition lacanienne du héros comme « celui qui peut impunément être trahi »[24]. La formule n’est pas si transparente : on peut l’entendre au sens où quiconque peut le trahir impunément — ce qu’indiquerait la place d’adverbe « impunément » dans la phrase, en ce qu’il est par excellence l’homme exposé. Trahir un lâche ou un homme sans risque est plus corsé. En revanche trahir un héros serait sans risques pour l’intégrité du héros… Mais on peut l’entendre aussi en ce que la trahison passe sur lui comme l’eau sur les plumes du canard. Il n’a pas besoin de se venger, son « trahisseur » étant plutôt puni par le cours des événements, comme le confirment les récits. Le héros n’est pas victime de la trahison, il est au-dessus d’elle. Et par comble, il rend la punition du traitre superflue, du moins ne l’exige-t-il pas, puisqu’il le fait bénéficier du statut « hors culpabilité » de sa propre saga.
Notons que Lacan n’est pas loin, en soulignant ce point en effet important, de pousser le héros du côté du saint. Jésus se définit en effet de pouvoir être impunément trahi par Judas, il lui faut en quelque sorte cette suprême trahison pour accomplir sa mission. Il jouit de l’impunité garantie par l’imposture maternelle, qui lui garantit l’immunité, celle que l’on accorde aux exceptions. C’est donc un objet, sinon un déchet : le héros, l’homme des exploits, est lui-même l’exploit de la mère. On connaît la transformation des débuts prometteurs en accomplissement d’un destin de perdant (looser/loser) qui se magnifie de l’échec. L’analyste a affaire à toutes sortes de petits héros, l’analyse ayant à l’occasion l’effet de les faire sortir de la jouissance de l’exploit qui « sent le collier » — fût-il de luxe —, pour reconquérir un désir qui ne soit pas de commande, entrant dans une temporalité qui ne soit pas à l’horloge de l’Autre. Traverser le fantasme héroïque pourrait être l’enjeu de telle fin d’analyse, deuil assumé de la Toison d’Or, où la dés-identification tient lieu d’héroïsme…
[1] Lettre de Freud à Fliess du 1er février 1900.
[2] S. Freud, L’avenir d’une illusion, édition critique, Éditions du Cerf, 2012 et notre commentaire sur ce point.
[3] Lacan, « La place de la psychanalyse dans la médecine », 1966.
[4] P.-L.Assoun, « L’infranchissable Rubicon. Le sujet de l’inhibition », in Inhibition, Dossier coordonné par Christiane Lacôte-Destribats et Gérard Pommier, La Clinique lacanienne n° 6, Éditions Erès, p. 29-52.
[5] Suétone, La vie des Césars, I. César
[6] J. Lacan, Le désir et son interprétation
[7] Alphonse Daudet, Tartarin de Tarascon
[8] B. Pérès, « Comme quoi Napoléon n’a jamais existé ou Grand Erratum source d’un nombre infini d’errata à corriger dans l’histoire du XIXe siècle » (1827).
[9] L. Assoun, « De l’allégorie à la tautégorie. Le mythe de l’Un », in Corps/Ecrit n° 18, Presses Universitaires de France, 1986, p.105-113.
[10] L.Assoun, Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, Presses Universitaires de France, 2015.
[11] Nous renvoyons à l’article « Totem et tabou » de notre Dictionnaire des œuvres psychanalytiques, (PUF, 2009, p. 1309-1310) pour apprécier le caractère serré et puissamment original de cette argumentation.
[12] S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921.
[13] S. Freud, op. cit.
[14] S. Freud, op. cit., ibid.
[15] S. Freud, op. cit., ibid.
[16] La Bible, Genèse. Voir notre commentaire in Frères et sœurs. Leçons de psychanalyse (Anthropos/Economica, 2003, 2e éd.).
[17] La Bible, Le Livre des Juges, 13-16 et notre commentaire in Le couple inconscient. Amour freudien et passion postcourtoise, Economica/Anthropos, 2e éd., 2003.
[18] S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921.
[19] Mikhaïl Lermontov (1814-1841), Un héros de notre temps (1840-1841) fut son ouvrage-testament, sa vie s’achevant par un duel dont le livre fut l’un des enjeux.
[20] P.-L. Assoun, « Imaginaire héroïque et féminité. Psychanalyse de La Chartreuse de Parme, in Analyses et réflexions sur Stendhal. “La Chartreuse de Parme”, 2000, Ellipses, p. 94-104.
[21] P.-L.Assoun, Le préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma, Anthropos/Economica, 2e éd., 2012.
[22] P.-L. Assoun, “Le préjudice radical : de l’idéal à la destruction”, in L’idéal et la cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation, sous la direction de Fethi Benslama, Lignes, 2015, p. 47-67.
[23] P.-L. Assoun, “Sur un certain style border line du malaise de la modernité : une lecture freudienne”, in La psychanalyse et les mondes contemporains, Figures de la psychanalyse Logos et Anankè, Editions Erès, 2015, p. 95–107.
[24] J.Lacan, Le Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse, Seuil, p. 370.