Marie PESENTI-IRRMANN / LES FIGURES LITTERAIRES DU FEMININ CHEZ LACAN
Texte publié le 29 juillet 2020 dans la revue SYGNE
Il y a dans l’œuvre de Lacan nombre de figures littéraires qui lui ont permis d’approcher la question du féminin, dans cette succession d’impromptus surgis tout au long de son enseignement. Aussi bien auteurs à l’instar des trois Marguerite, Marguerite Pantaine, Marguerite de Navarre, Marguerite Duras qu’héroïnes de la littérature ou du théâtre, telles qu’Antigone, Sygne de Coûfontaine ou Lol V. Stein, elles sont autant de variations sur les partitions de la jouissance et de l’amour qui l’ont éclairé pour aborder l’énigme du féminin laissé par Freud à ses successeurs.
A la manière de Norbert Hanold, suivant le pas de la Gradiva, celle qui marche, mais celle qui marche d’un pas à l’éclat si particulier qu’il brouille les limites du rêve, du délire et de la réalité, Lacan aura emboîté le pas d’un certain nombre de figures féminines qui l’auront mené sur les rives d’un continent qui ne se laisse pas si facilement approcher mais surtout avec lesquelles il aura tressé un nœud particulier. Car il ne s’agit pas pour Lacan d’appliquer la psychanalyse à la littérature ni même comme Freud a pu le faire avec Wilhelm Jensen de rajouter du sens au sens déjà déployé dans le romanesque mais bien plutôt de trouver le moyen d’approcher de ce qui justement se tient hors sens, dans cette quête du réel dont il s’est fait partie prenante.
Comme il le dit dans le séminaire sur Le transfert à propos du désir mais que l’on peut étendre ici à cette question du féminin, Lacan aura suivi deux voies qu’il alterne, celle qui vient définir scientifiquement les choses comme tente de le faire la philosophie depuis Socrate, ce qui pour Lacan prendra la voie de la logique et de ses écritures ainsi que de la topologie et une autre, toute différente, qu’il a trouvée comme il le dit « dans ces monuments de la mémoire humaine que sont les tragédies. » La lecture qu’il propose de ces monuments s’affranchit de toute psychologie car ce qui est en jeu pour lui ne tient pas à la narration qui s’y déplie mais au nœud qu’ils recèlent. Aussi paradoxalement ces figures littéraires auront-elles permis à Lacan d’approcher de ce qui ne peut se dire, de ce qui a trait à cette faille, à cette faillite du symbolique et qui ouvre sur un mystère plus lointain, plus large que l’inconscient freudien, celui qui a trait à la jouissance et plus particulièrement à celle qu’il finira par désigner jouissance Autre, autre que phallique, hors langage. Figures passionnées, elles témoignent, chacune à leur manière, de l’illimité de la jouissance dont elles procèdent et des versions de l’amour auxquelles elles consentent et qui confinent au pur amour.
Si Lacan s’est à ce point intéressé à elles, c’est que ces figures extrêmes l’enseignent bien mieux que de s’en tenir au juste milieu de la normalité si l’on veut, comme il le note :
que notre action se situe de façon orientée, non pas captive (…) du bien, de l’entraide mais de ce qu’il peut y avoir à exiger d’audace, même sous les formes les plus obscures dans l’autre, à l’accompagner dans le transfert.[1]
Jamais Lacan ne dérogera à ce principe, ce qui lui aura permis de ne pas se détourner de l’expérience mystique par exemple sans que jamais il ne la réduise à de la pathologie ou à des affaires de foutre.
Il est tout à fait remarquable de voir combien toutes ces figures féminines qui jalonnent son œuvre ont fait appel pour Lacan, l’aimantant vers des contrées plus insaisissables, celles que ces appelantes du sexe lui désignaient et qui allaient lui permettre de préciser ce qu’il reconnaissait comme éthique à la psychanalyse, une éthique orientée sur le réel en jeu chez le parlêtre, à savoir ce qui fait trou dans l’Autre du langage et ce qui a trait au non rapport dans notre lien au sexuel. Chacune enseignera à Lacan une manière de faire avec ce trou dans la structure, avec cet étheros qu’elle vise. Ces héroïnes tragiques portent le flambeau de ce dessaisissement auquel elles accèdent telle Antigone, « cet être inflexible » qui vise à sortir des limites humaines, de l’ektos atas, de cet au-delà de l’atè, cette victime si terriblement volontaire qui se tient dans l’entre-deux-morts. Comme le dit le chœur antique « cette histoire nous rend fous, nous lâchons tout, nous perdons la tête », pour cette enfant qui fait briller pour Lacan l’éclat de cet hyméros enargès. Le dire non des femmes de la trilogie de Claudel, Sygne de Coûfontaine, Sichel, Lumîr, Pensée, la Versagung (ce défaut fait à la promesse) qu’elles mettent en œuvre témoignent de leur refus absolu de s’abandonner à l’Autre quel qu’en soit le prix à payer, de leur volonté farouche de s’affranchir de la figure du Père et de leur consentement au dérisoire du signifiant. De même le silence de la blanche Ophélie, répond de ce que Lacan appelait alors « le drame de l’objet féminin » et se tient telle une énigme à l’écart des longs développements bavards des tribulations désirantes d’Hamlet. Mais c’est aussi Diotime qui lui apporte la dimension réelle de l’amour au moment où il en développait les dimensions imaginaire et symbolique.
Si la lecture que j’en fais dans l’ouvrage Lacan à l’école des femmes[2], leur donne une place décisive, ces figures féminines dans son œuvre auront pu être des apparitions furtives, qui à peine évoquées, s’évanouissent aussitôt là où d’autres au contraire occuperont une place importante dans son enseignement, soit parce qu’il s’y arrêtera longuement comme avec Antigone ou Lol V. Stein ou qui l’accompagneront tout au long de son séminaire comme la femme pauvre ou la dame de l’amour courtois. Cependant pour chacune d’entre elles Lacan n’aura pas manqué de souligner l’intérêt particulier qu’il porte à ces figures de femmes qu’il « n’ose pas toucher mais dont il se fait la proie », qui « le laisse pantelant », « l’intimide » et « provoque son émoi ». « Création fascinante », il trouve avec elle « cette puissance qui nous attire dans la femme » et qui littéralement « le ravit ». Autant de citations qui nous montrent combien Lacan s’était trouvé avec elles en demeure d’avoir à répondre de l’horizon qu’elles lui ouvraient.
C’est pourquoi ces figures littéraires ne lui servent pas tant à éclairer la sexualité féminine qu’à s’avancer de manière plus précise vers un inconnu radical, vers ce qui est le paradigme de l’inaccessibilité même, dans cette proximité qu’elles ont avec l’au-delà du principe de plaisir, à voisiner avec l’entre-deux-morts. Leur proximité avec la Chose dont la nature disait-il « n’est pas si loin de celle de la femme », indique à Lacan la voie de ce qui est hors sens, et de ce qui les mène à s’affranchir des limites imposées par le phallique. Ce défaut de tout appui symbolique, cette Verwerfung qui caractérise le féminin l’introduisent à la pensée de la négativité, à l’abandon aux délices de l’ascèse et font de la mort de Dieu, du vide de la Chose, les rivages de leur continent noir.
Deux figures se retrouvent de bout en bout de son enseignement — on peut dire qu’elles ne le lâchent pas, qu’il n’a cessé de revenir vers elles — ce sont les mystiques et la dame de l’amour courtois qui accompagnent chacun des remaniements qu’il apporte à sa théorie pour cerner l’énigme de la jouissance. Déjà dans le séminaire Les psychoses Lacan pouvait souligner l’importance qu’il accordait aux mystiques dans « cette dimension nouvelle de l’expérience » qu’elles instituaient et qui a l’instar de la poésie assumait « un nouvel ordre de relations symboliques au monde ».
Il y a poésie — dit-il — chaque fois qu’un écrit nous introduit à un monde autre que le nôtre et nous donnant la présence d’un être, d’un certain rapport fondamental, le fait devenir aussi bien le nôtre. La poésie fait que nous ne pouvons pas douter de l’authenticité de l’expérience de Saint Jean de la Croix, ni de celle de Proust ou de Gérard de Nerval. La poésie est création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde[3].
Avec cette citation on voit Lacan soutenir, une nouvelle fois encore, la valeur de vérité qu’il accorde à la fiction, pas seulement la fiction du roman familial construit dans la cure analytique, mais également la fiction littéraire, cette création ex nihilo qui une fois produite par ce « poiein » poétique, ce savoir-faire poétique élargit notre propre rapport au monde.
Mais si en 1956 Lacan situait encore l’efficace de la poésie en lien avec un surgissement nouveau dans le symbolique, plus tard c’est dans le réel que pour lui la poésie trouvera son habitat. Ainsi dès L’éthique de la psychanalyse, Lacan souligne que les mystiques ont affaire à la Chose, ce lieu de « la Chose innommable ». C’est Marguerite Marie Alcacoque qui lui ouvre ce qu’il appelle « les portes de l’enfer intérieur », dont il ne craint pas de s’approcher. Contrairement à Freud qui reconnaissait ne rien entendre à la mystique et écrivait à Romain Roland que celle-ci lui était aussi fermée que la musique et soulignait à quel point sa
Sophrosunè, l’amour grec de la mesure, sa modération juive et une certaine anxiété philistine l’éloignaient des questions mystiques. Mais, — ajoutait-il — il aurait dû s’y aventurer plutôt car les produits de ce sol ne devraient pas lui être étrangers mais il n’est pas si facile de franchir ses propres limites[4].
Rien de tel avec Lacan qui ne connaît pas la sophrosunè et ne s’embarrasse pas de limites et aura su ne pas se détourner de cette proximité avec l’incandescence de la Chose qui mène Marguerite Alacoque à se soumettre avec délice à la tyrannie pulsionnelle qui charrie l’exécrable. C’est dans ce choix farouche d’une servitude volontaire à laquelle elle consent que Marguerite trouve sa liberté la plus absolue, dans ce retournement de l’asservissement en liberté. Bien d’autres mystiques auront indiqué à Lacan le parti qu’elles prennent de viser l’illimité de leur jouissance, à s’affranchir de la limite phallique, à se désencombrer de Dieu. C’est ainsi que dans le séminaire Encore elles deviennent pour lui le paradigme de la jouissance Autre, de l’hétéros avec les expériences d’extase et de ravissement qui les caractérisent, cette jouissance énigmatique, dont témoignent Thérèse d’Avila, Hadewige d’Anvers, Jean de la Croix « qui éprouvent l’idée que quelque part, dit Lacan, il pourrait y avoir une jouissance qui soit au-delà ». Il leur reconnait une proximité avec ce qu’il théorise. Il ne s’agit ni de verbiage, ni de bavardage mais « toutes ces jaculations mystiques sont ce qu’on peut lire de mieux, dit-il, avec les Ecrits de Lacan, parce que c’est du même ordre »[5]. Non pas parce que Lacan se reconnaîtrait comme mystique mais parce que ce qu’il vise, et sans doute depuis toujours, c’est d’approcher avec ses outils théoriques, du réel d’une jouissance qui s’éprouve mais dont on ne peut rien dire.
La deuxième figure qui l’accompagne au fil de son séminaire est la dame de l’amour courtois, cette expérience historique qu’aura été la fin amor, cet art poétique par lequel « l’objet aimé est élevé à la dignité de la Chose », « objet affolant, » « tout en cruauté ». Comme il le dira, son séminaire sur L’Ethique n’aurait pu se faire sans Marguerite de Navarre dont il aura tenu serrée la main. C’est d’elle et non de Platon ou d’aucun érudit qu’il tient ce qu’il a appris de l’amour et de la femme. De même qu’avec Marguerite Duras, Lacan trouve avec l’auteure de L’Heptameron de quoi approcher de ce vérisme qu’elle déplie dans ses nouvelles sur ce « décharité » dont elle témoigne, sur cette scolastique de l’amour malheureux tributaire de cet irréductible non-rapport qu’ourdit le sexuel chez le parlêtre et sur cette figure inaccessible que représente le féminin.
A la manière de Lévi-Strauss, Lacan nous donne de la dame les invariants structuraux qui la caractérisent. Lointaine, hors d’atteinte, non individualisée, vidée de toute substance réelle, cruelle et inhumaine, elle est pour lui cet objet affolant du fait de son inaccessibilité même. Autant d’invariants qui font de la dame l’emblème du féminin et anticipe d’une certaine manière ce qu’il dira de la femme en tant qu’elle n’existe pas. Mais, par-delà la figure de la dame, cette expérience de l’amour courtois lui indique ce qui est visé dans ce courtisement de la fin amor, à savoir l’amour lui-même, un amour qui ne vise aucun objet de satisfaction. Cette position n’est pas sans résonance avec l’hérésie cathare à laquelle Lacan fait allusion, pour qui il s’agissait en visant la perfection « d’atteindre la mort dans l’état du détachement le plus avancé ». Aussi l’amour courtois côtoie-t-il ce que Lacan désigne dans L’éthique de la psychanalyse comme l’entre-deux-morts. Mais quand il revisite dans Encore ce qu’il avait dit concernant l’amour courtois, c’est plutôt à sa dimension de semblant qu’il est alors sensible. Il souligne cette fois la ruse, la manœuvre, la feinte qu’il voit à l’œuvre, grâce à quoi cet art, cette œuvre de sublimation vient suppléer à ce qui pour lui, est désormais acquis, théoriquement acquis, le non-rapport sexuel. Lacan dénonce alors la ruse poétique en saisissant par la logique l’obstacle de structure et non simplement fomenté par le sujet, qui est inhérent au parlêtre, pour qui « la jouissance de l’autre pris comme corps est toujours inadéquate ».
Mais avant cela il aura appris de ces figures féminines le vibrant appel à l’amour auquel elles sont suspendues, parfois jusqu’à la folie, du fait de l’étrangeté de cette jouissance Autre qui les divise. Figures sublimes ou figures du ravage elles portent tour à tour le flambeau de passions obscures. Elles laissent entrevoir à Lacan le moyen au sens de Madame Guyon que représente l’amour pour parer à cet irréductible du non-rapport, un pur amour, qui n’attend aucun salut ou à l’inverse l’égarement affolant lorsque l’amour leur fait défaut, l’exigence incendiaire d’être aimées. Lacan saura de l’amour reconnaître toutes les variétés.
La première d’entre elles à avoir élargi l’horizon de l’amour au-delà de sa seule dimension narcissique c’est Diotime. Dans sa lecture du Banquet de Platon, qui lui sert à préciser la question de l’amour du transfert, Lacan s’attarde sur le discours de Diotime et sur l’étonnement qu’il y a à trouver dans un dialogue de Platon une telle place faite à une femme. Comme il le souligne, Socrate, au moment où il doit prendre la parole et à son tour faire l’éloge de l’amour, lui si savant, lui qui toujours la réponse à tout, s’efface et laisse parler Diotime, pourquoi pas comme le dit Lacan laisse parler la femme qui est en lui. Diotime apporte à Lacan deux choses qui seront déterminantes pour lui, d’une part la formule canonique qu’il donnera de l’amour et d’autre part l’invention de la figure de la femme pauvre si décisive pour lui.
Socrate sait que l’amour ne saurait se saisir par les seules lois socratiques du langage, les lois de la dialectique, les lois du signifiant. Or Diotime, la magicienne, la sorcière peut-elle s’émanciper de la loi du signifiant. Là est la leçon que Lacan apprend de Diotime. Diotime, qui disserte sur l’amour du beau (car chez les Grecs amour et beau sont associés) introduit une logique qui anticipe celle du pas-tout lacanien en disant que ce qui n’est pas beau ne saurait être laid. Elle introduit quelque chose qui tient d’une logique qui n’est pas celle d’un tout l’un ou tout l’autre mais quelque chose qui est entre, entre savoir et ignorance, entre épistémè et amathia, quelque chose qui est vrai sans que pour autant on puisse, avec les lois du langage, en donner la formule.
En reprenant la traduction du Banquet de Platon, en se tenant au plus près du texte, Lacan trouve dans le discours de Diotime de quoi rompre avec la méthode du oui ou non, de la présence ou absence propre à la loi du signifiant. Pour elle il y a un intermédiaire entre savoir et ignorance, une opinion vraie sans que l’on puisse en donner la justification, la formule. Donner la formule sans l’avoir, telle est l’expression dont Lacan s’empare pour écrire la maxime oxymorique de l’amour, donner ce qu’on n’a pas. En s’émancipant de la loi du signifiant, Diotime offre à Lacan l’oxymore comme voie poétique pour atteindre le réel. Car l’amour a trait au réel. C’est quelque chose qui nous tombe dessus, on n’est pas sujet de l’amour, on en est victime, dit Lacan.
Parler d’amour suppose de rester dans cette zone de la métaxu, de l’intermédiaire entre savoir et vérité, entre désir et jouissance dont seul le mythe (le mythe en tant qu’il « se rapporte à l’inexplicable du réel ») peut approcher. C’est pourquoi Lacan (qui lui aussi va à cette occasion inventer son propre mythe de l’amour, celui de la main qui s’enflamme) s’intéresse à l’invention que fait Diotime du mythe de la naissance d’Eros, le Dieu de l’amour. Mythe inédit qui n’appartient pas aux mythes traditionnels. Dans ce mythe l’amour est un intermédiaire, ni dieu ni homme il est un « daimon », un démon né du Dieu Poros et d’une femme, Pénia. S’il tient de son père la ruse, il est fils de la Pauvreté, celle qui est sans ressource. Penia retient toute l’attention de Lacan et n’est pas sans lui rappeler cette autre femme sur laquelle il reviendra souvent, la femme pauvre du roman éponyme de Léon Bloy, la femme dépouillée de tout, dans le ravissement du renoncement à tout objet. C’est là encore un des emblèmes du féminin qui n’a rien à donner que ce manque absolu qui la constitue. La femme pour Lacan sera partagée entre deux figures fondamentales de la féminité, la porteuse de bijoux corrélative à sa part phallique, dans laquelle joue un rôle si éminent la mascarade et la femme pauvre, étrangère à elle-même, qui s’offre à une jouissance énigmatique, hors langage. Léon Bloy écrira à propos de Clotilde, l’héroïne de son roman : « silencieuse comme les espaces du ciel, elle a l’air, quand elle parle, de revenir d’un moment bienheureux situé dans un monde inconnu ». Lacan trouve avec cet auteur, à l’instar du très catholique Claudel, la figure qu’il entend donner à l’inconnaissable du féminin.
Ces figures littéraires de femmes, trop rapidement ici esquissées, apportent à Lacan les fils d’un ternaire jouissance/amour/femme qu’il noue à la question du réel dont il a fait son symptôme.
Car si ces femmes ont à ce point retenu son attention, tout au long de son élaboration théorique, c’est qu’elles sont partie prenante d’une question déjà engagée par Lacan à ses débuts, ses débuts d’apprenti psychiatre avec sa patiente Aimée et il nous donne à lire avec Lol V. Stein le ravissement dont il procède lui-même.
Mais l’Aimée que je voudrais évoquer ici n’est pas tant Marguerite Pantaine elle-même que Aimée, l’héroïne de son roman. En attribuant à Marguerite le prénom Aimée pour en faire l’objet de sa thèse, élevant celle-ci à la dignité d’objet d’amour, Lacan inaugure un tressage particulier où la patiente se confond avec la lettre de son texte en une sorte de mise en abîme où l’Aimée du premier roman rencontre Jaime premier du deuxième, forme subjective et objective du verbe aimer, dans cette folie d’amour qui mène la danse et entraîne Lacan dans son tourbillon. Marguerite n’est pas seulement la patiente psychotique que l’on sait, elle est aussi l’écrivain qu’il souhaite faire publier et pour laquelle il mobilise ses amis (Crevel, Éluard…). Il est comme il le dit sensible à « la signification brûlante de ses productions écrites », de « cette amoureuse des mots qu’elle choisit pour leur valeur sonore et suggestive ». Lacan déjà se désencombrait du sens pour s’intéresser à la résonance de la langue qui s’y fait entendre. Aimée est la première à l’avoir introduit à une version de l’amour qui est sans limite, dans cette sorte d’apostolat auquel elle se voue dans cette expansion du Moi où la mène l’illimité de sa jouissance.
Mais cet amour torrentiel d’Aimée n’est pas sans faire écho au poème « Panta rei (ou ruei) », publié sous le titre Hiatus irrationnalis[6]. dans lequel l’auteur se reconnaît être lui-même sous le feu qui le fait pour la femme à qui ce poème est destiné « son immortel amant ». M. T. H. qui est aussi celle à qui il a dédicacé sa thèse. Hiatus nomme cette béance qui s’opère entre le « démon pensant » et le feu de l’amour, une béance que creuse la forme donnée au sonnet dans ces tours et retournements dont use la figure du chiasme utilisée pour croiser et décroiser les fils de ce qui reste à tout jamais inaccessible à la raison. Le poème Hiatus irrationalis est la première écriture que l’amoureux Lacan aura donné du réel dont il fera sa cause.
Dans son « Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein »[7], Lacan reprend à son compte le vocabulaire de la fin amor et à l’image du poète courtois fait à la dame Duras, à moins que cela soit à Lol V. Stein elle-même, un hommage sur le ravissement dont il est lui-même l’objet. Dans la forme qu’il donne à ce titre, Lacan est partie prenante de ce premier ternaire Lacan/ Duras/Lol où s’entrelacent ravi, ravisseuse et ravissement. On le sait les ternaires sont nombreux dans ce texte : Lol/ Anne-Marie Stretter/ Michael Richardson, Lol/ Tatiana/ Jacques Hold, Duras / Marguerite de Navarre/ L’amour, de même que Lol/ L’amour/ Lacan jusqu’à l’écriture du nom Lol V. Stein. Lacan a trouvé dans l’écriture de Marguerite Duras « cet être à trois » ici mis en abîme duquel il ne s’exclut pas. Lol est la ravisseuse, « cette figure de blessée, exilée des choses qu’on n’ose pas toucher mais qui vous fait sa proie. » De même qu’Antigone, son éclat, l’hyméros énargès qui s’en dégage suscite l’émoi et intimide Lacan, Lol enserre Lacan dans son nœud et une topologie inédite s’inaugure lorsqu’il met ses pas dans ceux de Lol.
Mon évocation de La Gradiva trouve avec Lacan un autre destin. Contrairement à Freud, Lacan ne fait pas que mettre ses pas dans ceux de Lol, le pas du sens pourrait-on dire, il effectue un retournement :
Si à presser nos pas sur les pas de Lol, dont son roman résonne, nous les entendons derrière nous sans avoir rencontré personne, est-ce donc qu’elle se déplace dans un espace dédoublé ? Ou bien que l’un de nous a passé au travers de l’autre, et qui d’elle ou de nous alors s’est-il laissé traverser ?[8]
Retournement qui opère une traversée dans un autre espace qui concerne Lol tout autant que Lacan qui ne s’en exclut pas. Reprenant un procédé d’écriture de Duras qui brouille les limites de l’intérieur et de l’extérieur du récit, Lacan se trouve inclus dans le commentaire qu’il fait et laisse entendre la part qu’il prend à ce qui se joue pour lui avec Lol, Duras et Marguerite de Navarre. Lacan se fait ravir par Lol, et écrit avec elle, pour elle à qui il s’adresse dans son hommage, le ravissement qui est le sien, le leur, celui qui fait résonner le trou du sens, là où le mot manque, le mot trou. « Ce mot trou creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. »[9] Le mot-trou apporté par Duras qu’elle réalise dans son écriture par la succession d’ellipses, de phrases interrompues, de points vient écrire pour Lacan ces noces taciturnes du vide de la vie avec l’objet indescriptible. « On n’aurait pas pu le dire, écrit Duras, mais on aurait pu le faire résonner. »[10]. C’est à cette résonance que Lacan s’emploie.
[1] J. LACAN, Le Séminaire. Le Transfert, séance du 17 mai 1961, éditions de l’Association Lacanienne Internationale.
[2] M. PESENTI-IRRMANN, Lacan à l’école des femmes, Paris, ERES, 2017, 280 p.
[3] J. LACAN, Le Séminaire. Les psychoses, séance du 11 janvier 1956, éditions de l’Association Lacanienne Internationale.
[4] S. FREUD, Correspondance, Paris, Gallimard, 1976.
[5] J. LACAN, Le Séminaire Encore, séance du 20 février 1973, éditions de l’Association Lacanienne Internationale.
[6] J. LACAN, « Hiatus irrationnalis », Phare de Neuilly, 1929, n° 3/4.
[7] J. LACAN, « Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol. V. Stein », Autres Ecrits, Paris, Le Seuil, 2001.
[8] Ibidem.
[9] M. DURAS, Le ravissement de Lol. V. Stein, Paris, Gallimard, 1976.
[10] Ibidem.