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Alain VANIER / EDGAR ALLAN POE ET LACAN

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Texte publié le 29 juillet 2020 dans la revue SYGNE

Lacan aura donné à La lettre volée (The Purloined Letter) d’Edgar Poe une place incomparable dans son enseignement :

Nous enseignons que l’inconscient, c’est que l’homme soit habité par le signifiant, comment en trouver une image plus belle que celle que Poe forge lui-même pour nous faire comprendre l’exploit de Dupin ? [1]

Rappelons d’abord que le choix de ce texte d’Edgar Poe ne s’est sans doute pas fait au hasard. En effet, d’une part, Marie Bonaparte a publié un livre sur Poe, préfacé par Freud, Marie Bonaparte qui, semble-t-il, n’aimait pas Lacan et dont l’influence ne fut pas négligeable dans la récente scission en 1953 ; d’autre part, le jeu du pair et de l’impair qui figure dans la nouvelle est ce qui va en premier lieu accrocher Lacan en Mars 1955, il renvoie au modèle de la cybernétique qui l’intéresse à cette époque.

Cette nouvelle est l’émergence — déjà dans Double assassinat dans la rue Morgue paru trois ans plus tôt — de la figure du détective, jusque-là inédite en Occident, sous les traits du chevalier Auguste Dupin. Elle annonce Sherlock Holmes comme le signale Lacan, mais aussi le roman policier moderne, le roman noir américain, celui de Dashiell Hammett ou de Raymond Chandler.

La nouvelle commence par une citation de Sénèque et les références culturelles sont très nombreuses, une « parade d’érudition » pour mieux nous égarer, car paradoxalement la nouvelle commence par une apologie de la simplicité[2]. Voici la citation de Sénèque que, semble-t-il, personne n’a retrouvée dans son œuvre : « Nil sapientiæ odiosius acumine nimio », — rien n’est plus détestable pour la sagesse que trop de subtilités.

Le narrateur, un ami d’Auguste Dupin à Paris, est présent quand Dupin reçoit la visite du préfet de police de Paris M. G… qui vient consulter. Un document — une lettre — a été soustraite à la Reine, une lettre compromettante qu’elle a reçue. Pendant qu’elle la lit, le Roi entre, elle la pose retournée sur une table. Arrive alors D…, le ministre — on notera qu’il s’agit de la même initiale que Dupin —, qui saisit aussitôt l’enjeu de la lettre car il reconnaît l’écriture et le cachet, il n’en connaît pas le contenu, mais il en situe les marques. D… subtilise la lettre au vu de la Reine en mettant une autre lettre quelconque à la place, mais elle ne peut rien dire. Le voleur sait que la personne volée connaît son voleur. En fait, souligne le narrateur, c’est la possession et non l’usage de la lettre qui crée l’ascendant du ministre sur la Reine : s’il en use, l’ascendant s’évanouit. Le préfet fait alors fouiller la maison du ministre par la police — méticuleusement —, les policiers sondent les chaises, les tapis, etc. mais ne trouvent rien. En fait, les policiers sont piégés par la signification, une lettre aussi importante ne peut être visible. Le ministre lui-même est arrêté et fouillé par de faux voleurs. La police erre par trop de profondeur, dit Dupin, qui a fait l’apologie de la simplicité au début de la nouvelle. Un mois plus tard, le préfet revient ; malgré une grosse récompense, il n’y a rien. Dupin dit : « Vous pourriez prendre conseil » et cite l’histoire du docteur Abernethy, chirurgien, inventeur de célèbres biscuits, à qui, quelqu’un, soi-disant à propos d’un tiers, essaya de soutirer gratuitement diagnostic et traitement :

— Que lui conseillerez-vous de prendre ?

— Je lui conseille de prendre conseil.

Le préfet décontenancé paie Dupin qui lui donne la lettre. Pour expliquer sa trouvaille, l’aveuglement de la police, il évoque un enfant de huit ans gagnant infailliblement au jeu de pair et impair (le jeu consiste à mettre dans une main un nombre pair ou impair de billes, le protagoniste devant deviner si le nombre est pair ou impair). La technique de cet enfant est de déduire sur un mode divinatoire la pensée de l’autre, la méthode tient à une identification de l’intellect du raisonneur avec celui de son adversaire. « Je compose mon visage d’après le sien et j’attends de savoir quelles pensées viennent à mon esprit ou mon cœur. » Là vient une série d’évocations de La Rochefoucauld, de Machiavel, pour nous leurrer, dit Lacan, comme un prestidigitateur. La police a fouillé en partant de ce qu’ils supposent que quiconque aurait fait pour cacher la lettre. La police pense qu’il est fou car poète, mais il est aussi et surtout mathématicien, dit Dupin, il est poète et mathématicien, et c’est ce qui retient Lacan. De là une critique de la raison mathématique, que critiquera Lacan. Donc le tenant pour poète et mathématicien, Dupin pense autrement, il s’identifie au ministre et pense comme il aurait pensé, agissant comme le garçon de huit ans. Il va chez le ministre et le trouve alors alangui, ce qui contraste avec ce qu’on sait de lui, un homme très énergique. La lettre est à la vue de tous, « sur un misérable porte-cartes, orné de clinquant, et suspendu par un ruban bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la cheminée ». En anglais : « just beneath the middle of the mantelpiece ». Beneath veut dire « au-dessous » et non « au-dessus ». Lacan va faire un pas, qui évoque celui de son commentaire des Ménines, un forçage de traduction, « suspendu entre les jambes de la cheminée ». Dupin revient le lendemain, il a payé quelqu’un pour tirer un coup de feu dans la rue : le ministre va à la fenêtre, et Dupin subtilise la lettre. Maintenant c’est la Reine qui tient le ministre en son pouvoir puisqu’il ignore que la lettre n’est plus chez lui. Ce renversement va provoquer la dégringolade annoncée du ministre. « Je n’ai pas aucune sympathie, pas même de pitié » pour le ministre, dira Dupin. À la place, il a laissé une lettre où sont écrits ces vers de Crébillon (en français) :

« Un destin si funeste

S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste. »

Rappelons simplement qu’Atrée fait boire à son frère Thyeste le sang de l’enfant Plisthène qu’il a eu avec la femme d’Atrée.

Lacan va consacrer trois séances du séminaire sur Le Moi, son deuxième séminaire, à La Lettre volée, puis il va réécrire l’année suivante à partir de ces séances un texte qui sera publié en 1957, puis, une dizaine d’années plus tard, une deuxième publication remaniée dans les Écrits. La première évocation a donc lieu le 23 mars 1955 où Lacan commence par évoquer un Réel ultime au-delà du rapport intersubjectif, un dissemblable essentiel au-delà de l’image qui se manifeste par un quod ultime, un qu’est-ce que c’est ? Si la lettre volée sert à montrer l’autonomie du symbolique, la première séance ouvre à un au-delà, et témoigne déjà d’un certain embarras avec l’intersubjectivité. Et dans cette première séance, dans ce premier abord du conte, il retient surtout le jeu de pair et impair, et il essaie de faire jouer le temps logique mais ne parvient pas à installer le troisième temps.

Premier temps : je suppose l’autre sujet dans la même position que moi. Deuxième temps : le sujet se fait autre et se met en tiers pour sortir du reflet, dès lors l’autre me trompe ou peut me tromper. Mais le troisième temps le fait revenir au premier. Il veut démontrer contre Poe que l’intersubjectivité imaginaire ne peut être la solution, il cherche une voie logicisable. Il essaie en formalisant, et on le sait très occupé à cette époque par les recherches de la cybernétique. Il imagine jouer avec une machine mais ça ne marche pas, sauf peut-être si la machine a un appareil de mémoire, est capable de remémoration qu’il différencie de la mémoire à ce moment-là, car la remémoration implique l’après-coup. Il passe alors à l’histoire du conte qu’il évoque très brièvement. Ces deux temps sont juxtaposés dans la démarche de Lacan pour articuler autrement l’automatisme de répétition comme lié strictement à la chaîne signifiante, et ces deux temps vont se maintenir tout le long de son approche de La Lettre volée.

Une séance suivante, le 30 mars, il fait jouer le séminaire. Il fait jouer en particulier Octave Mannoni et Pierre David, au jeu du pair et impair. Puis il y a les vacances et le 26 avril, un mois plus tard, il revient sur La lettre volée proprement dit, cette fois-ci sur l’ensemble de l’histoire. L’analyse du texte est d’une virtuosité étonnante, mais pas sans certains forçages. Je ne vais pas suivre le texte dans toutes les étapes car entre mai et août 1956, soit un an plus tard, Lacan réécrit ces séances et les publie dans La Psychanalyse en 1957.

Il s’agit d’un texte en deux étapes, d’une part une introduction où est repris le jeu du pair et de l’impair, mais cette fois-ci avec un système de groupement des signes pairs et impairs, eux-mêmes regroupés : dès lors apparaissent des lois de composition.

Pair/impair = + – + + – – + + + – – +

Et les regroupe ainsi :

1 = (+ + +, – – -) symétrie constance

3 = (+ – +, – + -) symétrie alternance

2  = (+ – -, – + +, + + -, – – +) dissymétrie

À un autre niveau encore, il regroupe les suites symétriques [(1)-(1) ; (3)-(3) ; (1)-(3) ; (3)-(1)] = a ; celles de dissymétrie à dissymétrie [(2)-(2)] = g ; et les dispositions croisées = b, d

Lacan dira plus tard avoir voulu montrer l’autonomie de la chaîne signifiante par cette succession au hasard d’une alternance binaire + – mais c’est en produisant des groupes triples d’un niveau supérieur avec de l’un à l’autre un vide que ça devient possible. Il y a un effet d’opacification qui peut être considéré comme représentant le refoulement ou le retour du refoulé. C’est le signifiant, mais surtout le signe qui resurgit au-delà du signifiant (qu’on pense au pied de la Gradiva). Il y a donc une opacification de la détermination symbolique. Le trognon + – renvoie au fait que dans la langue il n’y a que des différences ; c’est aussi le fort-da, le battement dans le cas de paranoïa féminine dont parle Freud, etc. Mais il révèle une structure qui montre le lien de la mémoire au sens, de la remémoration à la loi, car apparaissent ainsi des lois, des successions possibles et impossibles. Ainsi, l’homme ne constitue pas le symbole mais il est constitué par lui.

Lacan propose alors de distinguer la projection, qui relève de la relation duelle, de l’intersubjectivité qui implique le signifiant sur laquelle il reviendra plus tard à cause du transfert[3]. C’est pourquoi le jeu pair/impair n’est finalement qu’un leurre de Dupin. Il y a une loi qui préside au coup joué par chaque joueur au-delà de la relation duelle. Il reprend alors l’exemple de O. Mannoni lors de la séance de jeu qui à un moment donné avait pris l’ordre des vers d’un poème de Mallarmé pour jouer. Pour Lacan, si le jeu dure le temps d’un poème, alors l’adversaire aurait gagné : il n’y a pas de hasard.

Après cette introduction vient le développement sur le récit. On notera que lors de sa reprise dans les Écrits, l’ordre est inversé. Cette deuxième partie précède l’introduction sur la combinatoire bien que toujours dénommée « introduction », séparée par une « présentation de la suite » et augmentée d’une « parenthèse des parenthèses » de 1966 qui tente encore, et réussit à articuler les deux pans de son entreprise qui tourne autour de ce qui n’est pas nommé jusque-là mais sur quoi il bute et dont il livre le nom dans l’introduction des Écrits, soit le déchiffrement dans :

La fiction de Poe, si puissante, au sens mathématique du terme, [de] cette division où le sujet se vérifie de ce qu’un objet le traverse sans qu’ils se pénètrent en rien, laquelle est au principe de ce qui se lève à la fin de ce recueil sous le nom d’objet a (à lire : petit a[4].

On pourrait ainsi nommer l’approche de La Lettre volée une voie de l’objet a, le point d’articulation de l’objet et de la lettre. Cette phrase extraite de l’Ouverture de ce recueil qui précède Le séminaire sur « La Lettre volée » dans les Écrits est au fond une conclusion de toute l’entreprise de Lacan avec ce texte ; après 1966 il n’y reviendra qu’à deux reprises fin 1969 dans la postface à l’édition de poche des Écrits, puis en 1971 dans la leçon du séminaire précédant Lituraterre, pour insister sur la lettre comme objet — l’épistole — et sa dimension féminisante qu’il identifiera à La Femme en tant que lettre qui n’est pas dans l’Autre.

Mais dans les Écrits, l’accent est mis sur cet objet pas encore inventé lors de l’écriture de ce séminaire, que toutes les reprises successives depuis 1955 dessinent en creux. Ainsi, Lacan insiste déjà dans son texte pour la revue La Psychanalyse sur la notion de reste. Le reste, soit la lettre en tant qu’objet laissée par le ministre ou celle de Dupin qui contient les vers de Crébillon. De même, il évoque l’équivoque de Joyce, a letter, a litter, une lettre, un déchet, pour illustrer son inversion du proverbe « les paroles volent, les écrits restent ». En effet, les paroles restent, paroles reçues, lestées, écrit-il, par une dette ineffaçable, mais la lettre vole, « les écrits empruntent au vent les traites en blanc d’une cavalerie folle ». Lacan suivant les mouvements associe ou dissocie lettre et signifiant, la lettre comme insécable, trait différentiel de l’ordre du trait unaire. Ça n’est pas encore la lettre de Lituraterre, mais pourtant, le lien à la jouissance non nommée, à l’imaginaire et au réel s’y trouve bien.

On notera que son analyse de la nouvelle est tout à fait structuraliste, à la différence du séminaire sur Joyce, aucune référence à la biographie de Poe, et pourtant il y aurait eu beaucoup à dire, une analyse structuraliste, contre Sainte-Beuve. Il réduit donc tout le récit à deux scènes : une scène qu’il nomme primitive et ses répétitions qui sont, d’une certaine façon, parallèles aux développements sur le jeu du pair et de l’impair. On peut aussi saisir ce développement sous un autre angle : une première scène, le vol de la lettre, qui contient trois protagonistes, le Roi et la Reine — notons que le couple royal est pour Lacan le symbole du pacte majeur, médiateur entre ce que nous ne connaissons pas et l’ordre social, or la lettre menace le pacte — et un troisième protagoniste, le ministre D… Puis une deuxième scène avec encore trois protagonistes : la police, le ministre et Dupin. Et là, Lacan fait fonctionner un temps logique sur lequel il avait buté un an plus tôt, trois temps logiques, trois places. Un premier temps, celui d’un regard qui ne voit rien : celui du Roi dans la première scène, de la police dans la deuxième scène ; un deuxième temps, celui d’un regard qui voit que le premier ne voit rien et se leurre d’en voir couvert ce qu’il cache, c’est le cas de la Reine, puis du ministre ; enfin un troisième temps qui est celui où il voit ce qu’ils laissent ce qui est à cacher à découvert, le ministre, puis Dupin.

Tous les déplacements des sujets sont déterminés par la place que vient occuper la lettre volée, lettre volée que Lacan nomme pur signifiant, qui renvoie à la singularité du signifiant. C’est la traduction de odd comme signifiant pur. L’articulation à la chaîne n’est pas évidente, il la situe parfois hors de la chaîne, affectant le sujet. Ainsi quand le ministre vient à la place de la Reine dans la deuxième scène, il est alangui, il est dans une position féminine, souligne Lacan, chacun est dans ce jeu de places défini jusque dans son attitude sexuelle : par quoi ? Par le fait que la lettre est liée à La Femme, par le fait qu’une lettre arrive toujours à destination puisque selon l’adage que lui a proposé Claude Lévi-Strauss, l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée. D’où la récurrence du schéma L dans les publications successives du séminaire sur La Lettre volée.

Mais cette féminisation est l’effet d’un signe, et non d’un signifiant, le signe de la femme, écrit Lacan.

Ici le signe et l’être merveilleusement disjoints, nous montrent lequel l’emporte quand ils s’opposent. L’homme assez homme pour braver jusqu’au mépris l’ire redoutée de la femme, subit jusqu’à la métamorphose la malédiction du signe dont il l’a dépossédée.[5]

C’est pourquoi le ministre se féminise de posséder la lettre car ce signe de La Femme se fonde hors de la loi, et c’est ce signe qui le possède, la lettre, elle le possède littéralement. Cette lettre est le signifiant et au-delà du signifiant, puisque Lacan l’a évoquée tout au début dans le séminaire sans y revenir sous la forme de la Triméthylamine, cette formule qui apparaît dans le rêve de l’injection faite à Irma quand les mots, les identifications se dissipent, quand ce qui se voit ne peut plus être nommé, n’est plus figurable. Ce que cette dimension fait apparaître est le lien de la lettre à une jouissance, ce que l’écriture du discours du Maître, plus tard, montrera comme lien du Sau plus-de-jouir. Cette lettre n’est opérante que parce qu’elle est cachée, ou plutôt en souffrance comme Lacan invite à traduire purloined, au prix d’acrobaties et d’arguments étymologiques à la façon de Heidegger plus ou moins convaincants. Car purloined veut bien dire dérobé. Cette lettre qui se trouve à la deuxième scène beneath — en dessous — entre les jambes de la cheminée, interprète Lacan. On saisit les linéaments de ce qui sera développé dans la suite de l’enseignement.

Tout comme cette articulation vérité/réel. La police croit au réel, donc ne trouve rien, car dans le réel rien n’est caché. Mais le réel à ce moment-là est seulement ce qui est en deçà du symbolique. Mais tout ce qu’il dira sur la Reine, sur la féminisation, est déjà dans ce registre-là, même si dans certaines formules le Réel semble proche de la réalité. En effet, ne peut être caché en fait que ce qui est de l’ordre de la vérité ; c’est ce qui fait la puissance de la lettre dérobée, mais parce qu’elle relève de la vérité, elle cloue le bec de celui qui la possède : c’est le refoulement, il l’incarne sans la dire.

Lacan compare Dupin au héros moderne, celui qui accomplit « des exploits dérisoires dans une situation d’égarement ». C’est le héros du temps de la montée progressive de la raison raisonnante, de la raison moderne, du discours universitaire, car en effet le récit croule sous les citations savantes et les noms d’auteur. Mais il est aussi le détective amateur, un nouveau matamore. Or, ce détective moderne, comme le montrera encore plus nettement le roman noir américain, est pris aux rets de son désir où le convoque l’énigme, pris aux rets d’un désir de savoir qui l’apparenterait à l’analyste. Lacan n’hésite pas : Dupin est comme l’analyste car il se fait payer. Il faut racheter pour éviter la dette, pour traiter la dette, pour se retirer du circuit symbolique de la lettre car nous, les analystes, nous nous faisons « les émissaires de toutes les lettres volées qui, pour un temps au moins, seront chez nous en souffrance dans le transfert ». Mais voilà, il y a quelque chose de plus chez Dupin. Il est devenu partie prenante du jeu en venant à la place occupée successivement par la Reine, puis par le ministre. En effet, il a un compte à régler avec celui-ci, il est pris, dit Lacan, d’une rage féminine, d’une passion, manifeste dans la lettre qu’il a laissée et qui conduira le ministre à sa ruine quand il voudra s’en servir contre la reine, il a laissé les vers de Crébillon — puisqu’il évoque un mauvais coup que lui aurait fait le ministre. Les vers cités évoquent quelque chose d’horrible ; or cette vengeance d’Atrée contre son frère va dans le sens de l’hypothèse de Jean-Claude Milner : Dupin et D…, le ministre, seraient frères, témoin l’initiale commune ou l’évocation des frères Atrée et Thyeste. Les lettres — D et D — dictent le destin, comme dans une psychanalyse : un amour aveugle ou une haine lucide. Le contenu reste inconnu, une lettre d’(a)mur ? Mais quand la lettre arrive à destination, s’il sait la lire, « il se lèvera de la table à temps pour éviter la honte ».

Un dernier mot, plus général, sur l’objet de notre rencontre l’usage de la littérature par Lacan, un dernier mot — les siens d’ailleurs — à propos de Poe et plus généralement de l’œuvre littéraire[6].

Dans un entretien de 1966, à l’occasion de la parution des Écrits, Lacan évoque la nouvelle de Poe. Il aura jugé pertinent de reprendre quasiment mot pour mot en 1977 cette intervention. Dans ces deux textes à onze ans d’écart, il écrit :

L’œuvre littéraire réussit ou échoue, mais ce n’est pas imiter les effets de la structure. Elle n’existe que dans la courbure qui est celle même de la structure. Ce n’est pas une analogie, la courbure en question n’est pas plus une métaphore de la structure que la structure n’est la métaphore de la réalité de l’inconscient. Elle en est le réel, et c’est en ce sens que l’œuvre n’imite rien. Elle est, en tant que fiction, structure véridique. (…) Éclairons-nous de ce que j’y articule de l’effet qu’une lettre doit à son seul trajet de faire virer à son ombre la figure même de son détenteur. Ceci sans que personne, peut-on dire, n’ait l’idée de ce qu’elle enveloppe de sens puisque personne ne s’en soucie.[7]

L’œuvre d’art n’est pas mimésis, souvenons-nous de la métaphore de Zeuxis et Parrhasios évoquée par Lacan. De même ce que manifeste le théâtre, une œuvre cache et montre, elle n’imite pas, elle est structure véridique. Si l’artiste vise au-delà du sens, l’analyste aussi. C’est ce que manifeste l’évocation de la courbure qui est une référence à la structure elle-même, mais aussi à la courbure de l’espace puisque Lacan y fait allusion. L’espace n’est pas tel que nous nous le représentons, c’est-à-dire comme le stade du miroir l’agence pour nous, car le miroir plan efface aussi bien la courbure du miroir sphérique du schéma optique, « forme généralisée du stade du miroir », que la courbure de l’espace que montre « la rectification einsteinienne », courbure qui affecte même la lumière alors que nous croyons à la rectitude des rayons lumineux. L’œuvre littéraire, l’écriture touche à ce réel, à ce qu’articule le parcours de Lacan avec La Lettre volée, l’objet a, le signe et la lettre.

[1] J. LACAN, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 55.

 

[2] E. A. POE, « La Lettre volée » (1844), Œuvres en prose,

[3] Ces deux propositions successives sur l’intersubjectivité et sa possibilité ne s’excluent pas l’une l’autre. En effet, à un premier niveau, il n’existe pas d’intersubjectivité, le sujet recevant de l’Autre son propre message sous une forme inversée, il constitue l’Autre avec les reliquats de ses propres agencements infantiles avec les affects qui les accompagnent. Mais justement, les affects, sur un autre plan renvoient à une logique du signe et non plus du signifiant (cf. ma supposition de sujet : « D’une dyade à plusieurs. Quelques remarques à propos d’un travail avec des mères psychotiques et leur nourrisson », Psychologie clinique, n 12, 2001/2, Paris, 2002 ; « Inconscient et narrativité », dans (dir. C. CLOUARD, B. GOLSE, A. VANIER), La narrativité. Racines, enjeux et ouvertures, Paris, Éd. In Press, coll. Ouvertures Psy, 2017, p. 21-39; « Reading Winnicott with Lacan », Journal of the Center for Freudian Analysis and Research, n° 28, Londres, TJ International, 2018 ; etc.). L’intersubjectivité renvoie alors à la manière dont dès le départ le sujet constitue l’Autre comme sujet, ce qu’il ne cessera de faire pour le faire exister via de multiples sacrifices.

 

[4] J. LACAN, Écritsibid., p. 10.

 

[5] J. LACAN, Écritsibid., p. 31.

[6] Il y a, en effet, un intérêt de la littérature pour l’analyste, non seulement pour sa formation comme l’indiquait Freud, mais aussi parce que la psychanalyse poursuit « le débat des Lumières », soit un travail sur ce que les Lumières produisent comme ombre. On trouve des aperçus saisissants chez les premiers romantiques, cf. A. VANIER, « Novalis, l’écriture et le nom », dans (dir. F. SAYER) La littérature et le divan, Paris, Hermann, 2011.

[7] J. LACAN, « Interview de Jacques Lacan à la RTB III », 14/12/1966, Quarto, n° 7, 1982 ; et « Préface » à l’ouvrage de Robert GEORGIN, Lacan, Cahiers Cistre n°3, Lausanne, L’Âge d’homme, 1977.