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Agnès Giard / Le crime «passionnel», ancêtre des féminicides

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Texte publié le 19/03/2022 sur le blog « Les 400 culs » de Libération.
Illustration « Rolla » d’Henri Gervex (1878). 
On pourra se reporter aux Écrits de Lacan Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie 1950.

Quel lien entre une chanson de Johnny Hallyday et l’affaire Chambige ? Dans le livre «Mourir d’amour», deux historiens enquêtent sur le meurtre qui amorça un tournant dans la romantisation des doubles suicides.

25 janvier 1888. Quatre coups de feu retentissent dans une villa de Sidi-Mabrouk (Algérie). Dans la chambre où le crime a été commis, une femme demi-nue est étendue sur le dos, dans une posture lascive, yeux fermés, bouche entrouverte. Un bouton de rose et six violettes sont posés près de sa tête, sur les oreillers. Dans le salon, un jeune homme est couché sur le canapé, sa chemise tachée de sang. Sa joue gauche est trouée par une balle. Une blessure sans gravité. Très exalté, il demande une arme ou du poison pour en finir. Conduit devant le cadavre de la victime, il appelle : « Madeleine ! » On lui demande pourquoi cette femme au passé vertueux se trouve dans une attitude impudique. Il répond : « Elle a voulu que nous mourions dans un baiser. »

L’amoureux criminel, un « raté »

Très vite, deux versions s’opposent : Henri Chambige, un étudiant de 22 ans, affirme que sa bien-aimée, Madeleine Grille (une femme mariée de 30 ans), lui aurait proposé d’être sa maîtresse puis de mourir avec lui pour laver le déshonneur. Il aurait accepté, mais aurait raté son suicide. Le mari et la mère de la victime protestent. Ils affirment que Mme Grille a certainement été droguée ou hypnotisée puis violée avant d’être tuée. Le meurtre de cette femme était-il un double suicide raté ? Ou un viol sordide maquillé en histoire romantique ? Dans un ouvrage consacré à cette affaire jamais résolue — Mourir d’amour[1] (La Découverte) —, Jacqueline Carroy et Marc Renneville mènent l’enquête.

Bien qu’il soit difficile de résoudre l’affaire, celle-ci les intéresse parce qu’elle marque un tournant dans l’histoire du crime : pour la première fois, des voix s’élèvent contre l’idée que la « mort d’amour » serait noble, émouvante ou tragiquement belle. Pour la première fois, l’amoureux criminel est désigné comme un « raté » (dans tous les sens du terme). On se moque de lui. On le soupçonne d’avoir entraîné une malheureuse dans sa névrose. On le soupçonne même de l’avoir tuée pour se faire valoir auprès de ses camarades. Un chroniqueur écrit : le « vertige de l’anéantissement au milieu du plaisir est une folie de mâle qui n’est contagieuse qu’entre mâles ». Pour la première fois, le crime passionnel n’est plus perçu comme un acte honorable et glorieux, permettant à la femme pécheresse d’expier sa faute et à son amant de passer pour un Roméo.

Un « beau » meurtre ?

Quand l’affaire éclate (alimentée par l’intervention d’écrivain·es, de journalistes et de médecins célèbres), deux factions s’opposent : les « chambigistes » affirment que la passion amoureuse échappe aux lois des hommes et que le meurtrier a tout d’un héros. Après tout, disent-ils, Henri Chambige n’a-t-il pas « obéi, aveuglé par sa passion, à la personne qu’il aimait ? » Ne s’est-il pas inspiré d’un poème (les Amants) d’Alfred de Vigny ? « Abscons », répondent les « anti-chambigistes » qui désignent le criminel comme un « lamentable malade inspiré par l’imitation littéraire » (Anatole France). Allant plus loin, certains estiment que le pacte suicidaire est un leurre car aucune femme, même « fautive », ne devrait suivre des codes d’honneur imposés par une morale patriarcale.

« La femme n’est pas tuable, en aucun cas, pour aucun crime, sous aucun prétexte, dans aucun pays », écrit le poète Emile Bergerat. Pour Jacqueline Carroy et Marc Renneville, ce changement de mentalité amorce l’avènement du « féminicide ». Ce que (de nos jours encore) on nomme un « meurtre passionnel » ou un « pacte suicidaire » semble de moins en moins légitime, de plus en plus suspect. Le double suicide amoureux représente de nos jours moins de 1 % des suicides. « Ce sont désormais les couples âgés qui y ont recours […]. En Europe, cette proportion monte à 70 %. L’acte est alors motivé par une atteinte (effective ou pronostiquée) à l’intégrité physique de l’un des deux partenaires, provoquée par un accident ou une maladie, et les lettres d’explication sont plus fréquentes que dans les cas de suicides isolés. »

Évolution

Quand un des deux se rate, surtout s’il s’agit de l’homme (ce qui est généralement le cas), son geste ne passe plus pour un témoignage d’amour, le meurtre n’est plus romancé. Dès 1890, la chanson populaire se fait le miroir de cette évolution. Dans les Petits Pavés (paroles signées par Maurice Vaucaire), un amant éperdu raconte : « J’écraserai tes yeux ton front/Entre deux pavés qui feront/A ton crâne quelques fêlures/Je t’aime t’aime bien pourtant/Je t’aime t’aime bien pourtant. » En 1976, Johnny Hallyday interprète la version moderne de cette chanson. Dans Requiem pour un fou, un homme « fou par amour » se prépare à mourir sous les balles des forces de l’ordre, parce qu’il a tué la femme qu’il aimait : « Je l’aimais tant que pour la garder/Je l’ai tuée pour qu’un grand amour/Vive toujours, il faut qu’il meure/Qu’il meure d’amour. »

[1] Mourir d’amour. Autopsie d’un imaginaire criminel de Jacqueline Carroy et Marc Renneville, éditions La Découverte, 2022.