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TIM DEAN / LACAN ET LA THÉORIE QUEER 

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Texte original traduit de l’anglais par JORGE N. REITTER.
Publié en espagnol sur le site EN EL MARGEN

LACAN ET LA THÉORIE QUEER. PAR TIM DEAN[1].

Lacan est mort avant qu’il y ait une théorie queer, bien qu’il se serait sûrement occupé de ce nouveau discours, comme il l’a fait de tant d’autres, s’il avait vécu assez longtemps pour le savoir. Sa critique psychanalytique de la psychologie de soi et de l’adaptation aux normes sociales a beaucoup en commun avec la critique politique de la théorie queer des processus sociaux de normalisation. En fait, alors que la théorie queer fait remonter sa généalogie intellectuelle à Michel Foucault, on peut affirmer qu’elle commence en fait avec Freud, en particulier avec ses théories de la perversité polymorphe, de la sexualité infantile et de l’inconscient. Le « retour à Freud » de Lacan implique de redécouvrir les aspects les plus étranges et les plus réfractaires de la subjectivité humaine — tout ce qui reste étranger à notre façon normale de penser et à notre bon sens. De cette façon, d’un point de vue anglo-américain, Lacan donne à la psychanalyse un aspect assez étrange. En vertu de sa moquerie des normes de toutes sortes (y compris les normes d’intelligibilité), la psychanalyse lacanienne peut fournir des munitions utiles pour la critique de la théorie queer de ce qu’on appelle l’hétéronormativité.

Le terme « hétéronormativité » désigne toutes ces manières de donner sens au monde d’un point de vue hétérosexuel. Elle suppose qu’une relation complémentaire entre les sexes est à la fois un arrangement naturel (comment sont les choses) et un idéal culturel (comment elles devraient être). La théorie queer analyse comment l’hétéronormativité structure le sens du monde social, imposant ainsi une hiérarchie entre le normal et le déviant ou queer. Dans sa compréhension que les catégories du normal et du pathologique émergent dans une relation mutuellement constitutive, la théorie queer s’inspire de l’examen critique du pouvoir moderne de Foucault et, plus spécifiquement, des histoires critiques de la nosologie de Georges Canguilhem[2]. Foucault soutient que le pouvoir à l’ère moderne peut être distingué en opérant de manière productive (pour proliférer des catégories d’êtres subjectifs), plutôt que simplement négativement (en interdisant ou en supprimant des types de comportements). Au lieu d’un modèle de pouvoir centralisé et descendant (qu’il appelle pouvoir juridique), le XIXe siècle a vu naître ce que Foucault appelle le biopouvoir, une forme de pouvoir plus diffuse qui crée activement des modes d’existence à travers des techniques de classification et de normalisation. Contrairement au pouvoir légal, le biopouvoir n’est pas investi dans un individu (comme le roi) ou dans un groupe (comme les propriétaires fonciers), mais opère plutôt de manière transindividuelle à travers le discours et les institutions. Bien que la conception du discours de Foucault diffère sensiblement de celle de Lacan, sa notion transindividuelle du pouvoir est cependant à certains égards homologue à la théorie de l’ordre symbolique de Lacan : les deux représentent des structures transindividuelles qui produisent des effets subjectifs indépendamment de l’agentivité ou de la volonté d’un individu particulier. L’un des principaux exemples que Foucault donne du fonctionnement du biopouvoir est l’invention, à la fin du XIXe siècle, de l’homosexuel comme identité discrète, forme d’individualité. Avant 1870 environ, soutient Foucault, il n’était pas vraiment possible de se considérer comme homosexuel, quel que soit le type de relations sexuelles que l’on avait ou avec qui, car la catégorie de l’homosexualité n’existait pas encore. Cependant, une fois que l’homosexuel a été désigné comme un type de personne caractérisé par une psychologie différente[3]. À travers de telles transformations, le pouvoir moderne s’appuie moins sur les lois et les tabous que sur la force des normes sociales pour réguler les comportements. Et, comme le suggère l’exemple de l’homosexualité, les processus de normalisation s’appuient fortement sur des formes d’identité pour assurer le contrôle social. Plus la diversification des identités subjectives est grande, plus le pouvoir sur nous est fermement maintenu.

Il découle de la description du pouvoir par Foucault que les forces de normalisation ne résistent pas en inventant de nouvelles formes d’identité sociale ou sexuelle, comme semblent encore le croire de nombreux activistes sexuels aux États-Unis. Dans les années 1960 et 1970, des mouvements politiques tels que les droits civiques, la libération des femmes et la libération des homosexuels se sont développés autour de catégories d’identité (noir, féminin, gay, lesbienne) pour résister au statu quo. Le travail de conscientisation, dans lequel chacun apprenait à s’identifier activement comme membre d’un groupe minoritaire opprimé, était au cœur de ces mouvements. Ces formes de politique identitaire se sont avérées remarquablement efficaces pour provoquer un changement social à grande échelle ; cependant, ses limites découlaient de sa croyance en l’identité comme base de l’action politique. La critique de la politique identitaire qui a émergé dans les années 1980 et 1990 découlait du féminisme (en particulier du féminisme psychanalytique) et de la réponse populaire à la crise du sida. Au début de l’épidémie, le discours public a agressivement stigmatisé les groupes de personnes où la mortalité due au sida s’est manifestée pour la première fois, principalement les utilisateurs de drogues injectables et les hommes gais. Les politiciens de droite et les médias ont qualifié le sida de maladie d’identité, quelque chose que l’on attrape en raison du type de personne que l’on est. Le SIDA a été dépeint comme une « maladie des homosexuels » et a même été expliqué comme une punition divine pour les relations sexuelles contre nature, même si les lesbiennes ne tombaient pas malades.

En réponse à ce discours réactionnaire, les militants homosexuels ont insisté sur le fait que le VIH (le virus qui cause le SIDA) se transmettait par des actes particuliers, et non par des types de personnes, et que la notion du SIDA en tant que « maladie homosexuelle » était dangereusement trompeuse, car elle favorisait la l’idée que l’on reste immunisé contre l’infection par le VIH tant qu’on s’identifie comme un hétérosexuel normal. Les militants gays ont commencé à voir comment le discours identitaire qui s’était avéré si utile dans les années 1970 avait ses inconvénients, alors que les gains politiques durement acquis de la libération gay étaient érodés par la nouvelle logique que le sida semblait fournir pour priver les hommes homosexuels de leurs droits. Au lieu d’être progressivement accepté dans la société, les homosexuels ont été brusquement resignifiés en tant que déviants sexuels répandant un fléau, ainsi que des junkies et des groupes d’immigrants non blancs (comme les Haïtiens) qui affichaient une incidence démographiquement élevée du sida. Le discours public s’est moins soucié d’aider les personnes touchées par la maladie que de protéger la « population générale » qu’elles pourraient contaminer. Comme l’a montré Simon Watney dans son analyse du discours médiatique sur le sida en Grande-Bretagne et aux États-Unis, l’idée de population générale implique une notion de populations. Le discours public s’est moins soucié d’aider les personnes touchées par la maladie que de protéger la « population générale » qu’elles pourraient contaminer. Comme l’a montré Simon Watney dans son analyse du discours médiatique sur le sida en Grande-Bretagne et aux États-Unis, l’idée de population générale implique une notion de populations. Le discours public s’est moins soucié d’aider les personnes touchées par la maladie que de protéger la « population générale » qu’elles pourraient contaminer. Comme l’a montré Simon Watney dans son analyse du discours médiatique sur le sida en Grande-Bretagne et aux États-Unis, l’idée de population générale implique une notion de populations. jetable, de la même manière que la catégorie du normal se définit par rapport au pathologique dont elle dépend nécessairement[4]. Par conséquent, la « population générale » peut être comprise comme un autre terme pour la société hétéronormative. Les personnes exclues de la population générale, que ce soit en raison de leur sexualité, de leur race, de leur classe sociale ou de leur nationalité, sont par définition queer.

De cette façon, « queer » en est venu à représenter moins une orientation sexuelle particulière ou une identité érotique stigmatisée qu’une distance critique par rapport à la norme hétérosexuelle blanche de la classe moyenne. Les homosexuels diabolisés dans l’épidémie de sida ont pris l’épithète péjorative « queer » et l’ont adoptée comme étiquette pour un nouveau style d’organisation politique qui se concentrait davantage sur la construction d’alliances et de coalitions que sur le maintien des frontières de l’identité : un activisme qui a abandonné campagnes politiques conventionnelles en faveur de tactiques de guérilla plus spectaculaires et à court terme. Alors que le mouvement de libération gay avait placé sa confiance dans la politique identitaire, l’activisme queer impliquait une critique de l’identité et la reconnaissance que différents groupes sociaux pouvaient transcender leurs particularismes identitaires afin de résister à la société hétéronormative. Ainsi, alors que le gay s’oppose à l’hétérosexuel, le queer s’oppose plus largement aux forces normalisatrices qui régissent le conformisme social. Suivant la conception foucaldienne de la fonction disciplinaire des identités sociales et psychologiques, la queerness est anti-identité et se définit de manière relationnelle plutôt que substantielle. La queerness n’a pas d’essence, et sa force radicale s’évapore, ou se normalise, dès que la queerness se fond dans une identité psychologique. Le terme « queer » n’est pas seulement un mot plus récent et plus branché pour être gay ; en échange, cela modifie notre façon de penser à l’homosexualité et à l’homosexualité. Son anti-identitarisme donne lieu à la fois à la promesse et au risque que l’homosexualité offre pour la politique progressiste : la promesse que nous pouvons penser et agir au-delà des limites de l’identité, y compris l’identité de groupe, et le risque que, ce faisant, les spécificités de la race, le sexe, la classe, la sexualité et l’ethnicité peuvent être négligés ou omis. La théorie queer est le discours qui explore ces promesses et ces risques. la sexualité et l’ethnicité peuvent être négligées ou omises. La théorie queer est le discours qui explore ces promesses et ces risques. la sexualité et l’ethnicité peuvent être négligées ou omises. La théorie queer est le discours qui explore ces promesses et ces risques.

Ayant ses origines politiques dans la crise du sida, la théorie queer a trouvé son inspiration intellectuelle dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité de Foucault (1976), un traité qui s’intéresse au pouvoir plutôt qu’au sexe. La manière dont nous comprendrons la relation entre Lacan et la théorie queer dépend en grande partie de la manière dont nous interprétons le traitement de la psychanalyse par Foucault dans son Histoire de la sexualité.. L’opinion académique généralement acceptée soutient que le travail de Foucault fournit une critique complète de la psychanalyse, et de nombreux théoriciens queer ont rapidement rejeté la pensée lacanienne comme étant désespérément hétéronormative. À l’inverse, d’un point de vue lacanien, Joan Copjec a montré de manière très convaincante l’incompatibilité fondamentale entre la méthodologie de Lacan et les formes d’historicisme dérivées de Foucault[5]. Pourtant, malgré ses commentaires désobligeants sur la psychanalyse, l’Histoire de la sexualité présente un argument qui, à certains égards, est lié à une perspective lacanienne radicale sur la sexualité. Sans diluer la spécificité de Foucault ou de Lacan, il serait possible de les lire ensemble d’une manière nouvelle, de réarticuler leurs corps théoriques dans une perspective queer critique.

Composée en milieu lacanien (mais sans jamais mentionner le nom de Lacan), l’Histoire de la Sexualitélance une polémique contre ce que Foucault appelle l’hypothèse répressive. Cette hypothèse affirme que le désir humain est faussé par des restrictions culturelles qui, une fois levées, libéreraient le désir et permettraient son épanouissement naturel et harmonieux, éliminant ainsi les diverses névroses qui affligent notre civilisation. Représentant le désir et la loi dans une relation antagoniste, l’hypothèse répressive infère une condition préculturelle ou prédiscursive du désir à l’état « pur ». Foucault, comme Lacan, soutient qu’il n’y a pas un tel état prédiscursif. D’autre part, plus que de refouler le désir, le discours le produit positivement ; le désir suit la loi, il ne s’y oppose pas. En 1963, plus d’une décennie avant L’histoire de la sexualité, Lacan a soutenu qu’« Il est clair que Freud trouve dans son mythe un équilibre singulier de la Loi et du désir, une sorte de co-conformité entre eux — si vous me permettez de redoubler ainsi le préfixe — du fait que les deux, unis et nécessairement l’un de l’autre dans la loi de l’inceste, ils naissent ensemble[6] ». Cette affirmation s’accorde bien avec la critique de Foucault de l’hypothèse répressive.

Ainsi, s’il est juste de caractériser l’Histoire de la sexualité comme une historicisation critique de la psychanalyse, il importe de distinguer quelle version de la psychanalyse Foucault critique. Cette distinction est plus délicate qu’on ne pourrait l’imaginer, car Foucault attribue rarement des noms propres aux positions qu’il conteste. La ligne libérationniste de la psychanalyse dont la lecture de Freud proposait de libérer le désir de la répression sociale provient principalement des travaux de Wilhelm Reich et Herbert Marcuse, penseurs dont Lacan était également (bien que de manière différente) critique. Reich et Marcuse ont été les architectes psychanalytiques de la révolution sexuelle des années 1960 et 1970, un projet dont les revendications ont suscité le scepticisme de Foucault et de Lacan.[7] Foucault s’oppose vivement à la manière dont l’idée de refoulement nous incite à penser le désir comme quelque chose que la culture nie ; et certainement la description par Freud de la fonction du tabou de l’inceste dans le complexe d’Œdipe représente les impératifs culturels comme la négation d’un désir primordial. Cependant, la critique par Foucault d’une conception naïve du refoulement — le refoulement considéré comme une force purement extérieure — le conduit à argumenter contre toutes les formules de négation à l’égard du désir et, par conséquent, sa polémique. Elle laisse peu de place conceptuelle à toute considération de négativité.

Malgré l’affirmation de Lacan de la consubstantialité de la loi et du désir, lui et Foucault se séparent sur la question de la négativité. Cette différence fondamentale devient apparente quand on se rappelle que le titre français du volume d’introduction de Foucault est La Volonté de savoir (The Will to Know), une expression délibérément élidée par son traducteur anglais en intitulant ce livre simplement The History of Sexuality : An Introduction.. [Histoire de la sexualité : une introduction]. Le souci de Foucault de cartographier l’épistémophilie, le projet d’obtenir la vérité de notre être en « forçant le sexe à parler », comme il le dit, est en contraste direct avec l’accent mis par Lacan sur « la volonté de ne pas savoir », une formulation qui caractérisait l’inconscient. Alors que Lacan veut reconceptualiser l’inconscient en termes désindividualisés, Foucault veut repenser ce qui structure la subjectivité en termes purement positifs, sans recourir aux notions de refoulement, de déni ou d’inconscient.

Néanmoins, les descriptions du pouvoir de Foucault ressemblent souvent remarquablement à une conception lacanienne de l’inconscient. Par exemple, dans un entretien réalisé en France peu après la parution de La Volonté de savoir, Foucault expliquait : « Ce que je veux montrer, c’est comment les relations de pouvoir peuvent pénétrer matériellement profondément dans le corps, sans même dépendre de la médiation de représentations propres de l’objet. Si le pouvoir s’empare du corps, ce n’est pas parce qu’il a d’abord dû s’intérioriser dans la conscience du peuple[8] ». Parlant ici d’une force qui affecte le corps humain sans la médiation de la conscience, Foucault précise que par « pouvoir » il ne se réfère pas à l’idéologie. Dans ce schéma, le pouvoir produit ses effets par d’autres moyens que l’identification, l’interpellation ou l’intériorisation. Foucault prend ainsi ses distances avec la théorie marxiste-lacanienne du pouvoir associée à Louis Althusser. Cependant, en pointant l’insuffisance de l’interpellation comme catégorie explicative, Foucault rappelle que le pouvoir ne doit pas être appréhendé en termes imaginaires, c’est-à-dire en termes d’ego et de sa dialectique reconnaissance/inconnaissance. Au lieu de cela, le pouvoir opère de manière similaire à une conception dépsychologisée de l’inconscient, dans la mesure où il compromet l’autonomie de la volonté individuelle et, par conséquent, porte atteinte à la notion humaniste de sujet constituant. En fait, comme l’observait récemment Arnold I. Davidson, « l’existence de l’inconscient a été une composante décisive de laL’ antipsychologisme de Foucault »[9].

Cet engagement antipsychologisme montre ce que Lacan et Foucault ont fondamentalement en commun ; c’est ce qui les rend tous deux, à leur manière, méfiants vis-à-vis de l’identité subjective. Pour Lacan, l’identité représente une défense de soi, une ruse de l’Imaginaire destinée à éviter le désir inconscient. Ainsi, de son point de vue — et ici il rompt avec Foucault — la catégorie du désir n’est pas liée à l’identité, mais menace plutôt la cohérence étroitement réglée de l’identité. Pour Lacan, le désir n’est plus une catégorie psychologique, puisqu’il est conceptualisé comme effet de langage, c’est-à-dire comme inconscient. Lacan dépsychologise l’inconscient en le considérant comme linguistique :[10]  « Dans la pensée lacanienne, l’inconscient n’existe pas au sein des individus : il constitue une dimension cruciale de sa subjectivité sans faire partie de son esprit. Ainsi, la théorie psychanalytique de l’inconscient introduit une scission constitutive dans la subjectivité humaine qui frustre la possibilité de toute identité unifiée, sexuelle ou autre.

En théorisant la subjectivité en termes de langue et de culture, Lacan dénature aussi le sexe. Il n’y a pas de rapport naturel ou normal entre les sexes, insiste-t-il : “il n’y a pas de rapport sexuel”. ». Le statut axiomatique dans la doctrine lacanienne de l’impossibilité du rapport sexuel aligne ce type de psychanalyse sur la critique de l’hétéronormativité de la théorie queer. Comme les théoriciens queer, Lacan soutient qu’il n’y a pas de complémentarité naturelle entre les hommes et les femmes, et de plus, une telle complémentarité n’est pas non plus un idéal souhaitable. En fait, Lacan a mis en garde ses collègues psychanalystes contre l’utilisation du pouvoir du transfert dans le cadre clinique pour inculquer des idéaux culturels tels que l’hétérosexualité harmonieuse. Il a lancé sa polémique la plus sévère contre la vision de « l’adaptation à la réalité » comme objectif d’analyse, car un tel objectif réduit le travail clinique à un peu plus que l’imposition de normes sociales. Lacan était conscient de la méconnaissance de l’idéal social de l’hétérosexualité génitale, de la facilité avec laquelle il fonctionne comme une exigence normative pour les thérapies adaptatives. Comme il l’a dit en plaisantant dans L’éthique de la psychanalyse, « Dieu sait quelles obscurités subsistent dans une revendication comme l’avènement de l’objectalité génitale, [l’objectalité génitale] et, avec Dieu sait quelle imprudence, s’y ajoute l’accord avec la réalité.[11] « L’adaptation à la réalité et l’accomplissement de l’hétérosexualité génitale vont de pair comme aspirations, car, reconnaît Lacan, la réalité sociale est hétéronormative. La finalité de la psychanalyse lacanienne n’étant pas « l’ajustement à la réalité », le travail clinique doit veiller à ne pas favoriser l’hétéronormativité. Plus tôt dans le même séminaire, Lacan est assez explicite sur ce danger, notant que « Renforcer les catégories de la normalité affective a des effets qui peuvent être dérangeants.[12] Il est significatif que Lacan souligne les dangers potentiels de l’abus du pouvoir thérapeutique dans son Séminaire d’éthique, car il précise ainsi que loin d’opérer comme un agent de normalisation sociale, la psychanalyse doit considérer son travail comme une résistance à la normalisation. La critique éthique de Lacan de l’adaptation subjective marque la distance de sa théorie avec la représentation foucaldienne de la psychanalyse comme institution normalisatrice.

Mais en déformant le sexe et la sexualité, Lacan suggère plus que l’idée relativement familière que le sexe est une construction sociale. L’anti-naturalisme psychanalytique ne se réduit pas à un simple culturalisme. Au contraire, son récit de la façon dont le discours génère le désir précise davantage le rôle de la négativité dans la création de la subjectivité humaine. Lacan situe la cause du désir dans un objet (l’objet petit a) qui surgit à la suite de l’impact du langage sur le corps, mais qui n’est pas lui-même discursif. Le petit objet c’est ce qui reste après que les réseaux symboliques de la culture ont démembré le corps, et donc l’objet nous rappelle l’ajustement imparfait entre le langage et la corporéité. Rejetant la catégorie du prédiscursif comme fiction trompeuse, Lacan soutient que l’objet-cause du désir est extradiscursif, quelque chose qui ne peut être contenu ou dominé par la langue et ne peut donc pas être compris comme une construction culturelle. Cette distinction entre le prédiscursif et l’extradiscursif est cruciale pour comprendre la différence entre Lacan et Foucault, puisque l’épistémologie foucaldienne n’a pas d’équivalent conceptuel à la catégorie d’extradiscursivité. La théorie du discours de Foucault, qui explique si bien les opérations de pouvoir, ne parvient pas à distinguer ce qui est prédiscursif de ce qui est hors d’atteinte du langage.

En élaborant cette distinction, Lacan propose une nouvelle version anti-identitaire du désir. Son concept d’objet reste central dans sa démonstration que le désir n’est pas hétérosexuel à ses origines : le désir n’est pas déterminé par le sexe opposé, mais par l’objet petit. a, qui précède nécessairement le genre. La théorie de l’objet de Lacan passe en revue à la fois la notion freudienne de choix d’objet sexuel (dans laquelle l’objet est supposé avoir un genre) et les théories des relations d’objet qui ont suivi Freud (principalement dans les travaux de Melanie Klein et DW Winnicott). Lacan développe sa théorie de l’objet à partir des idées de Freud sur la sexualité polymorphiquement perverse et les pulsions partielles, c’est-à-dire qu’il développe la théorie freudienne au-delà des impasses conceptuelles de Freud. Dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud affirmait que la temporalité particulière de la vie sexuelle humaine l’obligeait à conclure que la pulsion n’a pas d’objet ou de fin prédéterminée : « Probablement, la pulsion sexuelle est au début indépendante de son objet, et elle ne doit pas non plus sa genèse à les charmes de l’Orient.[13] » En invalidant l’idée populaire selon laquelle le désir érotique est congénitalement orienté vers le sexe opposé, cette conception psychanalytique pose un défi fondamental à l’hétéronormativité. Et c’est grâce à de telles idées — l’indépendance originelle de la pulsion par rapport à son objet — que Freud, plus que Foucault, peut être crédité comme le fondateur intellectuel de la théorie queer.

Pour comprendre la théorie lacanienne de l’objet petit a et comment elle dé-hétérosexualise le désir, nous devons encore considérer la description freudienne de la pulsion sexuelle et de son objet contingent. Suite aux implications de la rupture du lien naturel entre la pulsion et l’objet, Freud désassemble la pulsion en ses composants, arguant que la notion d’une pulsion unifiée dans laquelle les parties fonctionnent harmonieusement, comme dans le modèle de l’instinct animal, est une fiction séduisante qui ne décrit pas avec précision le fonctionnement de la vie instinctive humaine. Il n’y a pas de pulsion sexuelle unique et unifiée chez l’homme, soutient Freud, mais seulement des pulsions partielles, des composants de la pulsion. L’instinct est un concept évolutif, une façon de penser l’adaptation d’un organisme à son environnement. Pour Freud, cependant, le sujet humain est constitutivement inadapté à son environnement, et l’inconscient est le signe de cette inadaptation. Les penseurs psychanalytiques après Freud ont formalisé la distinction entre l’instinct et la pulsion, qui reste quelque peu incomplète dans le discours de Freud lui-même[14]. La distinction est particulièrement importante du point de vue du statut épistémologique de la psychanalyse, puisque la théorie des pulsions tend à être considérée comme l’un des aspects les plus rétrogrades du freudisme, une marque de son essentialisme. Mais, en fait, la distinction entre instinct et pulsion confirme la rupture de Freud avec les conceptions biologiques de la sexualité. Si l’instinct peut être placé au niveau de la nécessité biologique, la pulsion résulte de la capture de l’instinct dans les réseaux du langage, et doit s’articuler en une chaîne signifiante dans toute tentative de satisfaction. Lacan énonce cette distinction : « la tendance est l’effet de la marque du signifiant sur les besoins, sa transformation par l’effet du signifiant dans ce quelque chose de fragmenté et de fou qu’est la pulsion.[15] »

Fragmentée ou biaisée par des réseaux symboliques, la pulsion est ainsi désorientée (affolée) d’une manière qui dément les notions conventionnelles d’orientation sexuelle. L’idée même d’orientation sexuelle suppose que le désir ne puisse être coordonné que dans un seul sens, qu’il puisse être rationalisé et stabilisé. Une autre façon de dire cela serait de dire que l’idée d’orientation sexuelle discipline le désir en régulant son telos. . La notion d’orientation, y compris l’orientation homosexuelle, peut être considérée comme normalisante dans le sens où elle tente de totaliser des fragments non coordonnés en une unité cohérente. Le corrélat conceptuel de l’orientation sexuelle est l’identité sexuelle, une catégorie psychologique conforme à l’interprétation instinctive du sexe. L’instinct, l’orientation et l’identité sont des concepts psychologiques et non psychanalytiques. Ces concepts normalisent la théorie psychanalytique beaucoup plus étrange des pulsions partielles et du désir inconscient en unifiant les discontinuités de ce dernier en formations identitaires reconnaissables. La pulsion de coordination et de synthèse est fonction du moi et révèle une vision imaginaire du sexe. C’est aussi vrai des notions d’orientation homosexuelle et d’identité gaie que d’identité hétérosexuelle. Les identités tant hétérosexuelles qu’homosexuelles échappent à la dimension de l’inconscient. En tant qu’orientation ou identité, l’homosexualité se normalise, bien qu’elle ne soit pas socialement normative. En d’autres termes, bien que l’homosexualité soit loin de représenter la norme sociale, en tant qu’identité minoritaire, elle se conforme aux processus de normalisation qui régulent le désir dans les catégories sociales à des fins disciplinaires.

Avec cette distinction à l’esprit, nous pouvons commencer à comprendre comment l’affirmation radicale de Freud selon laquelle la psychanalyse « a découvert que tous les êtres humains sont capables de faire un choix d’objet homosexuel et l’ont en fait fait dans leur inconscient » ne va pas assez loin dans le démantèlement d’une vision identitaire du sexe[16]. L’affirmation selon laquelle tout le monde a fait un choix d’objet homosexuel dans son inconscient sape la notion d’identité sexuelle homogène, mais sans remettre en cause l’hypothèse selon laquelle le choix d’objet est déterminé par le sexe. Pour qu’un choix d’objet soit qualifié d’homosexuel, il doit représenter un choix basé sur la similitude du sexe de l’objet avec celui du sujet faisant la sélection. Cela implique que le genre des objets peut encore être discerné au niveau de l’inconscient, et que la sexualité fait référence à des objets reconnaissables comme des « ensembles », comme le mâle et la femelle (ou du moins les formes mâle et femelle). Mais de telles hypothèses sont invalidées par la propre théorie freudienne des pulsions partielles, ainsi que par le concept d’objet petit a., une sorte d’objet partiel que Lacan dérive de la théorie freudienne des pulsions. En développant son concept d’objet petit a, Lacan invoque les pulsions orales, anales et scopiques que Freud analyse dans « Pulsions et destinations pulsionnelles » (1915), ajoutant à la liste incomplète de Freud la pulsion invocative (dans laquelle la voix est prise comme objet). À partir des pulsions partielles, soulignées par Lacan, on voit immédiatement que le genre d’un objet reste sans importance pour le fonctionnement de base des pulsions. En fait, tout au long de son œuvre, Lacan a entretenu ses doutes sur l’idée d’une pulsion génitale, et s’est montré moins optimiste que Freud ne le semblait parfois sur la possibilité de subordonner les pulsions partielles à la génitalité à la puberté. Lacan n’a jamais voulu admettre sans équivoque l’existence d’une pulsion génitale. Comme il l’a conclu à la fin de sa carrière, « La pulsion en tant qu’elle représente la sexualité dans l’inconscient n’est jamais qu’une pulsion partielle. C’est le manque [manque essentiel, à savoir celui de ce qui pourrait représenter dans le sujet le mode dans son être de ce qui y est masculin ou féminin.[17] » La partialité des pulsions révoque l’hétérosexualité au niveau de l’inconscient.

Si, en ce qui concerne l’inconscient, cela n’a aucun sens de parler de choix d’objets hétérosexuels ou homosexuels, alors une théorie de la subjectivité prenant en compte l’inconscient pourrait être extrêmement utile dans une perspective queer. Bien que le projet de Foucault de repenser le pouvoir comme intentionnel, mais non subjectif introduit des formulations homologues à une compréhension non individualisée de l’inconscient, la théorie queer en général a été réticente à accepter toute catégorie psychanalytique sauf celle de la formation de soi imaginaire. Les théoriciens queer ont développé des analyses subtiles des défenses du moi de l’hétérosexualité, révélant les diverses stratégies que l’identité hétérosexuelle emploie pour maintenir son intégrité. Mais tout le potentiel de la radicalisation lacanienne de Freud n’a pas encore été exploité par la critique queer qui, malgré son postmodernisme, a eu tendance à rester à un niveau psychanalytique équivalent à celui du freudisme d’Anna. Cette réticence à utiliser Lacan peut s’expliquer de plusieurs manières, dont l’une est liée à l’accent mis sur la négativité psychique qui découle de la compréhension de la sexualité en termes de pulsions inconscientes et partielles. L’utopisme social de la théorie queer, son désir de créer un monde meilleur, devient souvent un utopisme erroné sur la psyché, comme si l’amélioration des conditions sociales et politiques pouvait éliminer les conflits psychiques. Cette réticence à utiliser Lacan peut s’expliquer de plusieurs manières, dont l’une est liée à l’accent mis sur la négativité psychique qui découle de la compréhension de la sexualité en termes de pulsions inconscientes et partielles. L’utopisme social de la théorie queer, son désir de créer un monde meilleur, devient souvent un utopisme erroné sur la psyché, comme si l’amélioration des conditions sociales et politiques pouvait éliminer les conflits psychiques. Cette réticence à utiliser Lacan peut s’expliquer de plusieurs manières, dont l’une est liée à l’accent mis sur la négativité psychique qui découle de la compréhension de la sexualité en termes de pulsions inconscientes et partielles. L’utopisme social de la théorie queer, son désir de créer un monde meilleur, devient souvent un utopisme erroné sur la psyché, comme si l’amélioration des conditions sociales et politiques pouvait éliminer les conflits psychiques.

La partialisation freudienne de la pulsion discrédite non seulement la viabilité de la complémentarité sexuelle, mais aussi la possibilité d’une harmonie subjective. Contrairement à la fonctionnalité de l’instinct sexuel, la pulsion révèle le dysfonctionnement d’un sujet en désaccord avec lui-même du fait de l’existence symbolique. Caractérisée par la répétition plutôt que par le développement, la pulsion ne travaille pas nécessairement pour le bien-être du sujet. En fait, son éloignement des rythmes organiques le fait insister sur le plan de l’inconscient au point de mettre en danger la vie du sujet. Pour cette raison, Lacan aligne la pulsion sur la mort plus que sur la vie, affirmant que la pulsion, la pulsion partielle, est « intrinsèquement la pulsion de mort, et représente à elle seule la part qui correspond à la mort chez le vivant sexualisé.[18] » Il convient de rappeler que la pulsion de mort n’est pas un concept essentialiste ou organique, puisqu’elle dérive d’une inférence sur l’effet du langage sur la matière corporelle ; c’est en tant que sujets culturels que les humains sont affligés par la pulsion de mort. Il n’y a pas de pulsion de mort essentielle et innée ; au contraire, la manière dysfonctionnelle et non naturaliste dont les pulsions partielles échouent à mener à la vie donne à chaque pulsion une qualité étrange, proche de la mort.

En conceptualisant la subjectivité humaine en termes linguistiques, Lacan purifie Freud des traces résiduelles de biologisme qui persistent dans la psychanalyse classique. Dans le cadre d’un projet plus large, il développe la négativité psychique, notamment la théorie de la pulsion de mort, en termes de jouissance, catégorie techniquement absente de l’œuvre freudienne. Chef parmi les nombreuses significations que l’on peut dire que ce terme français évoque[19], strictement intraduisible, est celle d’être « au-delà du principe de plaisir ». La jouissance positivise la négativité psychique, révélant la forme paradoxale de plaisir que l’on peut trouver dans la souffrance, par exemple la souffrance causée par des symptômes névrotiques. Comme la pulsion de mort l’était pour Freud, la jouissance est un concept absolument central pour Lacan, bien qu’elle ait aussi été négligée dans les appropriations queer de la psychanalyse française. La théorie queer, qui a un discours si élaboré sur le plaisir, fait peu de cas de ce qui dépasse le principe de plaisir. Bien qu’elle soit apparue comme une réponse à la crise du sida, la théorie queer n’a pas été particulièrement apte à considérer la mort comme plus qu’un point final.[20]

Cet écart conceptuel résulte en partie des travaux approfondis de Foucault sur le sens et le rôle du plaisir dans la culture grecque. Le deuxième volume de son Histoire de la sexualité, L’utilisation des plaisirs (1984), examine comment les plaisirs érotiques et autres sont devenus des objets de la pensée éthique grecque, c’est-à-dire comment le plaisir (en particulier, l’aphrodisie) est devenu un sujet de débat et de réflexion pendant des siècles., avant que cela ne devienne une question de loi ou d’interdiction[21]. Une partie de ce qui fascine Foucault dans le discours éthique grec sur le plaisir est sa différence avec les idées modernes sur le plaisir ; en particulier, il soutient que bien que la gestion du plaisir dans la culture grecque ait fait l’objet de discussions, les plaisirs n’étaient pas compris comme révélateurs d’une quelconque identité. La pratique éthique grecque n’impliquait pas ce que Foucault appelle une « herméneutique de soi », c’est-à-dire un processus d’auto-déchiffrement fondé sur son propre comportement érotique. Sceptique quant au déploiement des théories du désir dans la compréhension de soi, Foucault oppose aux techniques modernes d’auto-identification le discours grec élaboré sur l’aphrodisie., où le travail sur soi ne dépendait pas de la découverte du véritable désir de soi. Il développe donc une justification historique de la polémique qu’introduit son volume introductif, où il conclut que « Contre le dispositif de la sexualité, le pivot de la contre-attaque ne doit pas être le désir sexuel, mais les corps et les plaisirs.[22] »

En argumentant contre la potentialité de toute théorie du désir, Foucault tente de situer son récit de la sexualité fermement en dehors du cadre psychanalytique. Pour ce faire, il positionne le désir comme une catégorie irrémédiablement psychologique et, plus improbable, suppose que le plaisir est une catégorie en quelque sorte extérieure à la psychanalyse. Foucault veut suggérer que le plaisir reste épistémologiquement distinct du désir, cela, comme le dit Arnold I. Davidson, « bien que nous n’ayons aucune difficulté à parler et à comprendre la distinction entre vrais et faux désirs, l’idée de vrais et de faux plaisirs… est conceptuellement déplacé. Le plaisir, pour ainsi dire, coule à sa surface ; il peut être intensifié, augmenté, ses qualités modifiées, mais il n’a pas la profondeur psychologique du désir.[23] “Or, d’un point de vue psychanalytique, la distinction entre vrais et faux plaisirs est précisément ce à quoi s’adresse le concept de jouissance. L’idée élémentaire de division subjective consiste à reconnaître qu’une instance psychique peut éprouver du plaisir aux dépens d’une autre, que le plaisir ou la satisfaction au niveau de l’inconscient peuvent être enregistrés comme déplaisir par le moi. Or, la catégorie freudienne du déplaisir n’est pas exactement ce que Lacan entend par jouissance ; il ne faut pas non plus le comprendre simplement comme une forme particulièrement intense d’aphrodisiose, puisque la jouissance n’est pas un sous-ensemble du plaisir. Le plaisir agit plutôt de manière prophylactique par rapport à la jouissance, établissant une barrière ou une limite qui protège le sujet de ce que Lacan appelle ‘l’infini’ de la jouissance, un infini qui peut submerger le sujet jusqu’à l’extinction. Il ne faut donc pas assimiler la jouissance à la petite mort de l’orgasme, puisque celui-ci confère un plaisir et une limite qui permet de réguler la jouissance. L’existence de la jouissance comme infini — comme le concept de pulsion de mort — continue d’être une inférence que Lacan tire de la dépendance à la subjectivité de la vie symbolique : dans l’ordre symbolique, la jouissance elle-même est presque toujours déjà évaporée. Ainsi, Lacan développe la notion freudienne de division subjective moins en termes de différentes parties de l’esprit (conscient, préconscient, inconscient ; moi, ça, surmoi) que d’un sujet constitutivement aliéné dans l’Autre, où l’Autre il n’est pas compris comme une autre personne, ou un différentiel social, mais comme une zone d’altérité impersonnelle créée par le langage. Pour Lacan il n’y a pas de sujet sans Autre ; et donc sa théorie de la subjectivité désindividualise notre compréhension du sujet, montrant comment le sujet est bien plus qu’un synonyme de personne.

Le sens de cette nouvelle conception de la subjectivité réside dans la manière dont la jouissance de l’Autre complique le plaisir individuel. Notre existence en tant que sujets du langage entraîne une division subjective et une perte de plénitude dont l’Autre est censé être exempt. Ayant perdu quelque chose, j’imagine l’Autre en profiter ; ou, en d’autres termes, corrélatif à tout sentiment d’incomplétude subjective est le sentiment que quelqu’un quelque part passe un meilleur moment que moi. C’est ce que Lacan veut dire par sa phrase ‘jouissance de l’Autre’ : le soupçon que quelqu’un d’autre s’amuse plus que moi, et peut-être que des classes entières sont mieux loties que moi. Ailleurs, la jouissance semble illimitée, contrairement aux plaisirs restreints dont je suis autorisé à jouir. Par conséquent, chaque expérience de plaisir est entrelacée avec une hypothèse sur la jouissance, en particulier la jouissance de l’Autre. Il s’ensuit qu’un engagement dans la ‘poursuite du bonheur individuel’ (comme Déclaration d’indépendance des États-Unis) néglige la dépendance du plaisir à la jouissance de l’Autre et interprète ainsi à tort la recherche du plaisir comme une question d’autodétermination, plutôt que sa relation à l’Autre.

Les formulations de Lacan sur la ‘jouissance de l’Autre’ sont également utiles pour penser les mécanismes d’exclusion sociale, comme le racisme et l’homophobie. Slavoj Žižek a consacré de nombreux volumes à montrer comment l’intolérance ethnique, y compris ses manifestations récentes en Europe de l’Est, peut être comprise comme une réaction à la jouissance de l’Autre[24]. Il soutient que des organisations de vie sociale et culturelle différentes de la sienne, telles que celles entretenues par d’autres groupes raciaux et ethniques, peuvent provoquer le fantasme que ces groupes de personnes s’amusent à leurs dépens. Par exemple, l’antisémite imagine que les juifs lui ont ‘volé’ sa jouissance, tandis que le suprématiste blanc fantasme que les immigrés empiètent sur ses frontières nationales, supprimant le gouvernement et jouissant de leurs droits légitimes. Ce souci de la manière dont l’Autre organise la jouissance contribue à expliquer l’obsession des comportements sexuels des groupes sociaux dénigrés, puisque, si la jouissance reste irréductible au sexe, elle tend à être interprétée en termes érotiques. Le plaisir de différents groupes — par exemple, gays et lesbiennes — joue un rôle important dans l’organisation de certains fantasmes hétérosexuels et peut expliquer les réactions violentes que certains hétérosexuels ont à l’idée même d’homosexualité. Les parents qui croient que leur fils serait mieux mort que gay peuvent être piégés dans le fantasme que l’homosexualité est une joie infinie, une forme d’excès sexuel incompatible non seulement avec la décence et la normalité, mais même avec la vie elle-même. C’est d’ailleurs ainsi qu’on a souvent compris le sida : la mort par excès de jouissance. En tant que formation réactionnelle à la jouissance, l’homophobie implique plus que l’ignorance des différentes sexualités ; il est peu probable qu’il soit éradiqué par une formation de sensibilisation ou de sensibilité.

J’ai suggéré que l’accent mis sur le plaisir dans la généalogie de la sexualité chez Foucault est conditionné par sa négligence de sa dimension négative, une négligence qui résulte de son insistance méthodologique à penser le pouvoir de manière productive, en termes purement positifs. Mais Foucault frôle la conceptualisation de la jouissance à un moment crucial de son premier volume de L’Histoire de la sexualité.. Moins de cinq pages après avoir terminé le livre, Foucault affirme que la sexualité est indissociable de la pulsion de mort dans la mesure où le dispositif de la sexualité a réussi à nous persuader que le sexe est si important qu’il vaut la peine d’y sacrifier sa vie. Elle peut donner : ‘Le pacte faustien dont la tentation est, désormais, celle-ci inscrite en nous par le dispositif de la sexualité : échanger toute la vie contre le sexe lui-même, contre la vérité et la souveraineté du sexe. Le sexe vaut bien la mort. C’est dans ce sens strictement historique qu’aujourd’hui le sexe est traversé par la pulsion de mort’[25]. Ce passage remarquable donne une autre manière de saisir l’idée fondamentalement psychanalytique que, pour des raisons historiques, on vise la jouissance par le sexe, même si la jouissance comprend plus que ce qu’on entend par eros. Jouissance a autant à voir avec Thanatos qu’avec Éros. La séparation freudienne entre sexualité et génitalité — séparation qui desserre de manière décisive l’emprise de l’hétéronormativité sur notre pensée — a été repensée par Lacan en termes de jouissance et d’objet petit a cause et non objet du désir, l’objet a dé-hétérosexualise le désir en révélant son origine dans les effets de langage, plutôt que dans les effets du sexe opposé. Son insistance sur le fait que la jouissance n’est pas réductible au sexe — ainsi que la démonstration par Foucault de la relation historiquement contingente que le sexe entretient avec l’identité — représentent une autre manière de pointer la place relativement incidente des organes génitaux dans la sexualité.

Par conséquent, la catégorie lacanienne de jouissance pourrait être extrêmement utile pour les types d’analyses qui intéressent la théorie queer. Malheureusement, cependant, la description stratégique du plaisir de Foucault a induit en erreur de nombreux théoriciens queer aux États-Unis en leur faisant considérer le plaisir de manière trop optimiste, comme s’il n’était pas compliqué par la jouissance et pouvait être étendu à l’infini, sans trouver d’autre obstacle que des barrières idéologiques. En d’autres termes, l’utopisme de la théorie queer présente souvent les obstacles au bonheur sexuel comme entièrement externes, comme s’il n’y avait pas de limite interne.pour le plaisir. (Je ne veux pas dire ‘interne’ au sens psychologique de ce qui serait à l’intérieur d’une personne, mais à l’intérieur du mécanisme même du plaisir, mécanisme par lequel le plaisir est conçu comme inséparable de la jouissance de l’Autre.) Développer un discours sur le sexe centré sur le plaisir plutôt que sur la reproduction biologique ou la reproduction des normes sociales reste une entreprise politique vitale. Mais il est terriblement naïf d’imaginer que le sexe ne pourrait être qu’une question de plaisir et d’affirmation de soi, au lieu d’être aussi une question de jouissance et de négativité. Si le sexe doit être compris en des termes plus que naturalistes, nous devrons penser à ces formes de négativité que Freud appelait l’inconscient et la pulsion de mort. Rendre les discours politiques et culturels sur le sexe moins naïfs impliquerait l’effort considérable de les refondre selon des principes psychanalytiques plutôt que psychologiques. Il ne s’agit pas d’un projet de traduction des débats anglo-américains dans le vocabulaire lacanien, mais de l’entreprise beaucoup plus difficile de penser le sexe en termes de logiques queer que la psychanalyse rend disponibles.


[1] Tim Dean est titulaire de la chaire James M. Benson du département d’anglais de l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign ; est l’auteur de Beyond Sexuality (University of Chicago Press, 2000), Unlimited Intimacy : Reflections on the Subculture of Barebacking (University of Chicago Press, 2009) et (co-écrit avec Oliver Davis) Hatred of Sex (University of Nebraska Press, 2022). ; rédacteur en chef de Homosexuality and Psychoanalysis (University of Chicago Press, 2001)

[2] Voir Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique (1966) (New York: Zone Books, 1989). [George Canguilhem, Le normal et le pathologique (Editions Siglo XXI, 1971)]

[3] Michel Foucault, L’histoire de la sexualité, tome 1 : une introduction, trad. Robert Hurley (New York : Random House, 1978), p. 42–3. [Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, traduction d’Ulises Guiñazú. (Éditeurs du XXIe siècle, 1977) p. 31.

[4] Simon Watney, Policing Desire: Pornography, AIDS, and the Media (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1987).

[5] Joan Copjec, Lisez mon désir : Lacan contre les historicistes (Cambridge, Mass.: MIT Press, 1994).

[6] Jacques Lacan, La télévision : un défi à l’establishment psychanalytique, éd. Joan Copjec, traduit par Denis Hollier, Rosalind Krauss, Annette Michelson et Jeffrey Mehlman (New York : Norton, 1990). [Jacques Lacan, Des noms du père, (Buenos Aires, Paidós, 2005) p.88]

[7] Voir Herbert Marcuse, Eros and Civilization: A Philosophical Inquiry into Freud (New York: Random House, 1955) et Wilhelm Reich, The Function of the Orgasm: Sex-Economic Problems of Biological Energy, trans. Theodore P. Wolfe (New York: Noonday Press, 1961). [Herbert Marcuse, Éros et civilisation (Madrid, Sarpe, 1983) et Wilhelm Reich, La fonction de l’orgasme (Barcelone, ​​Paidós, 1995)].

[8] Michel Foucault, « L’histoire de la sexualité » (entretien avec Lucette Finas), Pouvoir/Savoir : entretiens choisis et autres écrits, 1972-1977, éd. Colin Gordon, trad. Colin Gordon, Leo Marshall, John Mepham et Kate Soper (New York: Pantheon, 1980), p. 186.

[9] Arnold I. Davidson, « Foucault, psychanalyse et plaisir », Homosexualité et psychanalyse, éd. Tim Dean et Christopher Lane (Chicago: University of Chicago Press, 2001), p. 44 ; emphase originale.

[10] Jacques Lacan, « La fonction et le champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits : une sélection, traduit par Alan Sheridan (New York : Norton, 1977), p.49. [Jaques Lacan, Écrits, (Mexique, XXIe siècle, 1971), p. 251.]

[11] Le Séminaire de Jacques Lacan, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse, 1959-1960, éd. Jacques-Alain Miller, traduit par Dennis Porter (New York : Norton, 1992), p.293. [Jacques Lacan, Séminaire de Jacques Lacan, Livre 7, L’éthique de la psychanalyse (Buenos Aires, Paidós, 1988) p. 349.

[12] idem, p. 133-134 [Idem, p. 165]

[13] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, dans L’édition standard des Œuvres psychologiques complètes de Sigmund Freud, éd. et trans. James Strachey (Londres : Hogarth Press, 1953–1974, Volume VII, p.148. [Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, in Complete Works, volume VII [Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1978], p. 134.

[14] Voir S XI, esp. pp. 161–86 [Jacques Lacan, El Seminario, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Chapitres XIII et XIV (Buenos Aires, Paidós, 1987)] ; et Jean Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, trad. Jeffrey Mehlman (Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1976). [Jean Laplanche, Vie et mort en psychanalyse (Barcelone, Amorrortu Editores, 1992)]

[15] Le Séminaire de Jacques Lacan, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse, p. 301. [Jacques Lacan, Le Séminaire Livre 7, L’éthique de la psychanalyse, p. 358.]

[16] Freud fait cette affirmation dans un addendum de 1915 à une note de bas de page célèbre dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité. Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, dans The Standard Edition, volume VII, p.145. [Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, in Complete Works volume VII (Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1978), p. 132.]

[17] Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », Écrits : la première édition complète en anglais, trad. Bruce Fink (New York : Norton, 2006), p.720. [Jacques Lacan, Position de l’inconscient, in Ecrits 2 (Mexique, XXIe siècle, 1975), p. 807.]

[18] Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éd. Jacques-Alain Miller, trad. Alan Sheridan (Londres : Harmondsworth, 1979), p.205. [Jacques Lacan, El Seminario Livre 11, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Buenos Aires, Paidós, 1987) p. 213

[19] Comme il n’y a pas de mot en anglais qui traduise adéquatement « jouissance », on utilise le terme jouissance, tiré directement du français.

[20] La principale exception à ce problème général est le travail de Leo Bersani, voir « Is the rectum a grave? SIDA : analyse culturelle/activisme culturel, éd. Douglas Crimp (Cambridge, Mass. : MIT Press, 1988), p. 197–222.

[21] Michel Foucault, L’Histoire de la sexualité, Tome 2 : L’usage du plaisir, trad. Robert Hurley (New York : Random House, 1985).

[22] Michel Foucault, L’histoire de la sexualité, tome 1 : une introduction, p. 157. [Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, p. 93].

[23] Davidson, « Foucault, la psychanalyse et le plaisir », p. 46.

[24] Voir, par exemple, Slavoj Žižek, ˇ Car They Know Not What They Do: Enjoyment as a Political Factor (New York : Verso, 1991).

[25] Michel Foucault, L’histoire de la sexualité, tome 1 : une introduction, p. 156. [Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, p. 93]

Tim Dean est un universitaire britannique, auteur, notable dans le domaine de la théorie queer contemporaine, et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. Jorge N. Reitter, psychanalyste, auteur de Gay Oedipus. Hétéronormativité et psychanalyse, et Mon éducation sentimentale.