Contributions

HOUCHANG GUILYARDI / Le Réel, ça me parle

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Texte paru dans les actes du séminaire de l’AEFL 2012-2013

Élisabeth Blanc :

Je voudrais vous présenter Houchang Guilyardi qui est psychiatre, psychanalyste, fondateur de l’Association Psychanalyse et Médecine : l’APM.

Il vient souvent nous voir. Il a beaucoup travaillé sur la question du corps, le traumatisme, il est d’ailleurs venu plusieurs fois faire des conférences sur ce sujet.

Alors « le Réel, ça me parle ». C’est le titre de ton intervention.

Houchang Guilyardi :

Âmes sensibles s’abstenir !

Élisabeth m’a lancé au téléphone : le Réel, ça te parle ! Bon, d’accord ! Ce sera le titre !

Je remercie Élisabeth et Jean Louis Rinaldini de m’inviter, régulièrement, et voudrais les féliciter pour leur élan généreux et permanent, qui permet de travailler.

Et nous sommes là directement dans le sujet : les conditions qui permettent, ou pas. Une situation dans laquelle des conditions, simples, permettent une liberté et une création de parole, étrangement… Mais nous allons revenir là-dessus.

Autre chose que demande toujours Élisabeth : elle veut de la clinique.

Personnellement, je me considère comme théoricien ! Mais également clinicien forcené. Et pense que la formation d’un psychanalyste passe par un aller-retour permanent entre clinique et théorie.

Alors la formation des uns des autres. On soutient la formation médicale dans certains cercles. En fait pour dire que la formation clinique est meilleure pour les psychanalystes s’ils reçoivent vingt personnes qui exposent leurs symptômes par jour, que vingt personnes par an. Ce qui fournit une forte expérience, pour approcher la question du Réel.

Je vous avais amené quelques photos, je dirai que ce n’est pas un acte manqué, mais la clé USB est restée sur la table de nuit. C’étaient des photos terrifiantes et ce n’est peut-être pas mal pour vous que je les ai oubliées. Des photos montrant l’explosion du Réel sur les visages, après certains cancers, suicides par coup de fusil, certaines interventions chirurgicales. Elles étaient un peu traumatisantes. Quand quelqu’un s’enlève la moitié du visage en voulant se suicider !

C’est un exemple que je cite souvent parce que je travaille dans un service de chirurgie maxillo-faciale, qui reçoit pas mal de suicides, or en France, ces suicides que l’on appelle par trauma balistique, se commettent avec des fusils et pas avec des pistolets comme aux États-Unis. Un pistolet est plus maniable, avec le fusil, ça réussit ou ça rate, et enlève la moitié du visage.

Nous sommes dans le sujet sur différents points : pourquoi est-ce que quelqu’un se balance un coup de fusil comme ça ?

C’est ce que j’appelle un procédé antalgique ! Rapide et extrêmement efficace. Vous avez une douleur terrifiante, une angoisse épouvantable, une chute dépressive vertigineuse ; et bien vous la faites cesser immédiatement par un coup de fusil. Oui, il y a d’autres manières, il y a des comprimés… On peut aussi ne pas se suicider ! et aborder la douleur par différentes autres manœuvres…

Mais je voudrais d’abord vous demander : c’est quoi le Réel pour vous ?

Élisabeth Blanc :

Depuis le début de l’année, on essaye de préciser la définition du Réel, il y en a plusieurs comme le Réel c’est l’impossible, le Réel c’est le trauma, le Réel c’est le non-rapport etc.

Houchang Guilyardi :

Bon, alors le Réel.

Mais en plus vous avez ajouté une question dans votre titre : peut-on s’habituer au Réel ?

C’est un peu étrange, ça veut dire quoi : s’habituer au Réel ?

Est-ce que cela veut dire supporter ? Accepter ?

Accepter notre malaise quotidien ? Nos douleurs quotidiennes ?

Lacan disait : « l’enfer, ça nous connaît, c’est notre vie quotidienne » et Freud qui a écrit : « Malaise dans la civilisation », parlant du malaise des gens civilisés. Vous avez remarqué qu’un certain nombre de barbares ne se trouvent pas dans le malaise.

Nous y venons peu à peu.

Ce que demande Élisabeth concernant la clinique c’est justement d’aller voir ce qu’il en est du Réel et ne pas se vautrer dans une sorte d’idéalisme théorique que l’on peut qualifier parfois de délire théorique. Les philosophes ont beaucoup fait ça. Hegel a pris quelques points d’histoire qui lui ont servi de clinique, mais pour le reste, il a fait surtout du livresque, ce qui à chaque fois donne des développements théoriciens invraisemblables, qui s’éloignent de la vérité du sujet.

Lorsque Lacan dit que la vérité ne peut que se mi-dire, ça signifie qu’une part de la vérité se tient nécessairement dans le Réel, il y a quelque chose qui ne peut pas se dire, qui fait partie de la vérité. Ça ne peut pas être une histoire seulement symbolique, ou soi-disant imaginaire, il y a une part de la vérité qui se tient là dans quelque chose que l’on ne peut pas saisir.

Voilà une définition du Réel : ce qu’on ne peut pas saisir. Ce qui échappe à la saisie : Unbegriff.

C’est une butée, on se cogne dessus ! On se cogne, mais on ne peut pas le saisir, de toute façon.

Je vais vous parler de deux directions pour le Réel :

Alors il y a des philosophes ou des psychanalystes qui, à force de ne pas faire de clinique ou d’en faire si peu, font des jeux de mots, mais dans le mauvais sens du terme, des mots qui virevoltent éventuellement avec brio, qui peuvent enfiler des perles à l’infini. On dit après que les livres ne se vendent pas.

Mais c’est qu’ils ne parlent pas du Réel : ils causent Réel !

C’est là une inversion fondamentale. Il y a un Réel fou qui se déroule en eux et dans leurs phrases, et en nous, bien sûr ! Ils essayent d’attraper quelques bribes de symbolique, d’accord, mais il y a là du Réel qui émerge, plutôt qu’une théorisation sur du Réel.

Tenir un ensemble de verbiages abscons se présentant comme théorie, en fait une immense logorrhée orale ou scripturale, déroulé psittacique de pauvres perdus, qui se la pètent éventuellement en suivant un moi idéal, c’est-à-dire un maître, un maître mégalo qui se trouve par là, et souvent d’ailleurs paraphrène.

La mégalomanie est très largement développée dans les ouvrages théoriques, la paraphrénie absolument pas. La paraphrénie est une partie de la nosographie laissée en jachère. Elle n’existe pratiquement pas, il y en a au mieux quelques lignes dans les manuels, c’est en réalité un chapitre considérable, et largement présent dans la réalité sociale. C’est-à-dire qu’il y a des gens qui occupent des positions sociales élevées ou pas, et vivent dans un rêve, c’est-à-dire qu’ils y croient vraiment. Alors tant que ça marche, dans leur groupe, famille, et en dehors, ça passe, mais si quelqu’un approche le système et veut altérer ou risque de toucher à cet ensemble, ça se transforme en une violence terrifiante, avec des développements paranoïaques. Cette description a l’air d’une construction théorique, mais il suffit de considérer quelques circuits pour observer que c’est patent et authentique, dans le milieu analytique comme dans d’autres milieux, politique, etc. C’est une importante catégorie socio nosographique à reprendre de manière sérieuse.

Pour continuer le propos sur les théoriciens, dans la psychanalyse comme dans la psychiatrie, lorsque l’on n’arrive plus à s’occuper des psychotiques, qu’on ne s’en sort pas, ou que l’on en a assez, on se met alors à faire autre chose, des voyages, des voyages d’études. Dans la médecine, c’est pareil, quand les médecins ne parviennent pas à trouver des solutions, des issues, ils font des expériences. Dans la psychanalyse ainsi, la dernière mode depuis quelques années, quand on n’y arrive pas, qu’on n’a pas assez travaillé ces éléments cliniques et théoriques, alors on fait de la politique sous couvert de la psychanalyse.

La psychanalyse est aujourd’hui pleine de développements qui ne sont pas de la psychanalyse, mais de la petite politique d’adolescents favorisés et culpabilisés. Ce qui est très stabilisant pour ceux qui le font et probablement destructeur pour la psychanalyse, mais c’est un puissant ascenseur social. Une fois montés vers l’idéal du moi, ils s’affirment en moi idéal. Et ça, ça s’intitule psychanalyse alors que c’est de la politique.

Bon, alors, le Réel ? Cette trouvaille quand même de Lacan ! Lacan prend certains termes et les transforme un peu, une distorsion qui en a fait un concept formidable. Mais en même temps maintenant c’est devenu quoi ? Un fourre-tout ! Quand quelqu’un ne sait plus quoi dire, face à sa butée ou à son indigence, il dit : voilà c’est du Réel. Le Réel est devenu un grand fourre-tout. Exemple d’une confusion et d’une méconnaissance — plutôt que d’une ignorance —, quand on parle du Réel du corps, ou quand il y a un problème, on parle du corps propre, terme étrange. Qu’est-ce que le corps propre ? En réalité on ne parle jamais de la matière du corps. La matière du corps, ce n’est pas le Réel.

Il faudrait peut-être effectivement préciser davantage les définitions du Réel, et d’un autre côté s’occuper enfin de la matière, il n’y a pas que les physiciens qui doivent s’en occuper. J’étais venu ici une année parler des brûlures de la bouche : « la bouche en feu ! », on s’était bien amusé ! Ça faisait bizarre aux médecins que je m’occupe de ça, et aux psychanalystes aussi. Il y a des milliers d’articles écrits sur l’oralité, mais sur ce qui se passe dans la matière même de l’intérieur de la bouche, ça ne rentre pas dans la théorie.

Élisabeth Blanc :

Freud en a quand même parlé avec le récit du rêve de l’injection faite à Irma, rêve inaugural de son travail sur l’interprétation des rêves ?

Houchang Guilyardi :

Oui Freud en a parlé de manière détournée, il s’est concentré sur l’élément érotique sans trop s’attarder sur les autres éléments, notamment psychotiques, et c’est d’ailleurs sur la psychose que je voudrais insister aujourd’hui. La psychose chez chacun, ici, au dehors, dans le monde, là aussi on est dans une ignorance, ou plutôt là encore méconnaissance, systématisée et éteignante.

C’est pour cela que je voulais vous montrer ces photos, pour que vous puissiez voir comment la matière est touchée et altérée, où le sujet en est à ce moment-là de cette douleur et de cette mutilation, car ici nous sommes dans un autre registre.

Je donnerai donc comme définition du Réel que c’est ce qui est sans saisie possible, mais s’il nous est possible de parler de ce qu’il y a autour, c’est ce qui permet éventuellement de dire.

Plus exactement pour le Réel, bien souvent ce n’est pas uniquement ce que ça permet de dire : c’est ce qui a été empêché d’être dit. C’est justement le cadavre dans le placard, avec la forclusion, le déni, qui traverse le discours, dans l’ignorance et la méconnaissance, et finit par exploser et produire un éclat physique, dans un feu d’artifice psychotique.

Le Réel, à ce moment-là a deux faces ou deux directions :

  • D’un côté le Réel issu du privatif, je veux dire par là venant de la folie, et essayant de lui échapper. C’est ce qui émerge de l’explosion psychotique, faisant elle-même suite à la forclusion, forclusion qui elle-même découle de la perversion, voilà c’est une suite logique. Et là, à ce moment-là, nous voyons un Réel qui émerge dans un fracas d’horreur, un Réel qui émerge du retour du symbolique selon la formule lacanienne fondamentale : « ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le Réel », formule majeure de psychogénèse, alors que certains soutiennent toujours que Lacan se méfiait de la psychogénèse. Il s’agit là d’un effacement du symbolique, d’une entreprise de meurtre, de mort du symbolique, et de ce qui va avec : le sujet, la dette. La prédation finit par la mutilation.
  • D’un autre côté, je dirai le Réel castratif, c’est-à-dire celui qui constitue magistralement une des dimensions de la structure. Structure selon le nœud borroméen et vectorisé par l’objet. Le Réel qui tient à distance le cercle de l’Imaginaire ou du Symbolique, et les empêche d’occuper l’ensemble du champ, du champ de l’inconscient, du langage, du corps. Leur interdit de faire cerclage. Le Réel qui évite à l’Imaginaire et au Symbolique de s’infinitiser. C’est une opération de soustraction symbolique, c’est par là que Lacan dit que la vérité tient au Réel (dans Télévision).

Je sépare ces deux directions : une direction folle et une direction névrotique, mais en précisant que toutes deux peuvent faire traumatisme et douleur.

Effectivement dans les deux cas, le Réel, c’est quand on se cogne. Le Réel en tant que butée. (cf. le séminaire d’un Autre à l’autre).

Donner comme définition du Réel : « l’impossible », ne suffit pas, parce que le Réel, c’est toujours dans la rencontre. Le Réel, c’est la rencontre, qu’elle soit, comme je viens de le dire, éminemment organisatrice structurale, ou dérivant d’une histoire folle.

Le terme impossible ne suffit pas, il faut parler de la rencontre.

Alors, bien sûr des rencontres, il y en a de multiples variétés :

  • Chez les normo-névrotiques, il y a des structures organisées, avec des nœuds borroméens qui tiennent, et au bout, des capacités de métaphorisations, de créations, une fécondité. Ce sont là les conditions permettant que quelque chose s’organise et se crée.
  • De l’autre côté, dans l’autre acception du Réel, il y a la rencontre du totalitaire et du trait. Que le totalitaire provienne d’un côté ou de l’autre, c’est-à-dire du côté du sujet ou de l’extérieur, venant d’ailleurs. La rencontre de ces deux éléments produit une jouissance blessante, généralement persécutive, un décollement effarant.

Que se passe-t-il à la suite de ceci ?

Il y a la plainte.

Cette plainte aussi est diverse. Dans une configuration totalitaire, il existe une position mégalomane, dans un imaginaire persistant, qu’on ne lâche pas comme ça, parce que la jouissance y est trop importante. À ce moment, la plainte s’adresse à un maître supposé de la jouissance, que ce soit un médecin, que ce soit certains psychanalystes ou psys, ou je ne sais qui, un dirigeant politique. On vient se plaindre, et parfois hurler que la jouissance rétrécit, amoindrit et vient les briser. Elle ne les traverse plus magnifiquement comme autrefois, et on exige, on tient à revenir à l’état antérieur, soi-disant merveilleux.

Lorsque l’on avance que s’habituer au Réel est insupportable, c’est qu’il s’agit peut-être de cet aspect, de ce Réel issu des histoires trop dures et lourdes, trop surchargées de déni ou de forclusion. La récurrence dans l’histoire de chacun, sa répétition permanente, le retour de ce Réel fracassant, immobilisant, de ces situations pourries qui se répètent sans cesse, et que l’on s’efforce chaque jour de colmater, de réparer, de soigner les blessures, les dégâts qui ne cessent de revenir. Il s’agit en fait du meurtre récurrent du symbolique, qui insiste, avec ses effets terribles, et que l’on n’arrive pas à faire cesser.

Le Réel apparaît parfois comme un ersatz de symbolique qui vient occuper, avec beaucoup de délabrements, le terrain laissé inoccupé par le symbolique. Ce sont les tours de Réel qui insistent et qui font le corps propre ou le corps social ou le corps familial. Mais en réalité c’est le trou de la forclusion qui se déplace et qui se promène dans ces corps, « propre », familial, social.

Comment l’attraper et comment l’arrêter ?

Justement, le sujet pris dans ce tourbillon ne le saisit pas, ne le pense pas, ne le comprend pas. Il l’éprouve. Et parfois, il faut bien du temps, pour le réaliser, dans un après-coup lointain, le cerner quelque peu, voir d’où il vient.

Pour que ça puisse se construire, il faut que ce Réel fasse trauma !

Ces accidents, ces événements terrifiants, même parfois ces coups de fusil, ne font pas obligatoirement trauma.

Il faut que ce Réel fasse trauma, c’est-à-dire bouleverse l’imaginaire, casse le Tout ! Pour que le sujet puisse initier un autre chemin.

Le trauma peut être un accident terrible ou un rien du tout, ça peut être se retourner un ongle, ça peut être un tout petit machin et un accident effroyable, un événement familial horrible, ne fait pas forcément trauma. Et justement lorsque ce réel revient de manière récurrente, c’est le trauma qui est attendu.

Deuxième citation lacanienne : « la place du Réel qui va du trauma au fantasme ».

Il faut du temps, parfois des décennies, deux générations, pour aller du trauma au fantasme ! C’est un très long chemin, c’est ça aussi qui fait la difficulté des prises en charge des malades physiques et spécialement à l’hôpital, que ça fasse trauma ou pas, ça reste dans un état de « somaté », c’est-à-dire que le sujet en reste hébété, il ne parvient pas à décoller de manière un peu élaborée, symbolique. Il se produit là généralement, au mieux, un peu de métonymie.

Pour qu’il y ait trauma, que faut-il ? Il faut d’abord un rêve ! Ensuite, il faut que ce rêve soit fracturé, c’est ça qui est fondamental. C’est le rêve brisé qui fait trauma.

Élisabeth Blanc :

Je reviens au rêve d’Irma pour aller justement dans ton sens, c’est le rêve d’Irma qui a certainement fait trauma pour Freud et l’a poussé à la théorisation, on dit tout le temps que c’est le rêve inaugural de l’interprétation des rêves et par là de l’interprétation analytique.

Houchang Guilyardi :

Oui là Freud a été rapide, mais ça lui a pris quand même un certain temps.

C’est vrai que quand on s’occupe de clinique, on voit comme il est difficile de décoder et construire l’histoire à partir de ces éléments, pour la plupart des gens, dans ces histoires, en décodant, et là on voit bien la part psychotique.

Certains vous racontent ainsi qu’ils ont véritablement deux vies : leur vie quotidienne, et puis… ils ont leurs rêves, certaines émissions merveilleuses de télévision, leurs rêves de la nuit où il se passe toujours quelque chose de magnifique. Une patiente m’a ainsi soutenu : « c’est là ma vraie vie ». Et dans la journée c’est le quotidien lamentable.

Dans la psychose, le rêve persiste, son imaginaire perdure. C’est pourquoi Lacan dit que l’imaginaire est divisé. Il y a d’un côté l’imaginaire totalitaire rayonnant et de l’autre un imaginaire difficultueux qui se construit peu à peu vers un fantasme plus ou moins défaillant, et jamais atteint.

De très nombreux sujets oscillent et sont partagés à la fois entre le rêve imaginaire et le cauchemar vécu, chaque jour, dans la réalité. Le paradis et l’enfer, la Toute puissance et l’impuissance Toute, celle qui se dirige vers la mélancolie incarnée, dans les blessures du corps.

Une vie de cauchemar sur fond de rêve, brisée ou pas.

Dans ces histoires, il y a forclusion du nom du père et explosion physique et psychique, et lorsque celle-ci n’entraîne pas la mort, cette situation offre un tableau de déchéance considérable, auquel la société solidaire est appelée à venir apporter son soutien.

Nous avons en France un régime appelé ALD30, c’est-à-dire : Affections de Longue Durée. Il en existait 30 à l’origine, maintenant un peu plus, et elles sont prises en charge à 100 % par la sécurité sociale. C’est-à-dire que ces sujets sont dans un tel état de délabrement que la société se doit de s’en occuper.

Il y a en France 7,5 millions personnes prises en charges à 100 %. C’est-à-dire 10 % de la population. Ce qui consomme 60 % de la prise en charge maladie. Et pose un tel problème que les ministères se succèdent sans trouver de solution, et le nombre augmente chaque année.

Dans ces conséquences du totalitaire et de la forclusion, du déferlement du fracas et de la profusion dévastante du réel, que se passe-t-il ?

Les gens viennent demander un diagnostic.

Le diagnostic, c’est le nom du symptôme, qui va très souvent devenir le patronyme du patient.

On lui donne enfin un nom. Le maître nomme !

Vous avez remarqué qu’en Médecine, les noms sont souvent énigmatiques, une part de ce nom reste insaisissable : c’est-à-dire qu’ils comportent une part de Réel.

Là, nous sommes dans le Réel, mais le Réel de la construction, parce qu’enfin il y a une nomination, quelque chose du Nom du Père, même si cela peut paraître ridicule. Il y a une part hors sens, une singularité de l’acte, nommer une « personne ».

Les patients sont en général très mécontents si l’on ne leur fournit pas un diagnostic, parce qu’à partir de cette nomination, ils sentent qu’ils peuvent « se battre ». « Maintenant je sais ce que c’est », premier pas à l’aide de la nomination.

La médecine ayant succédé à la religion, prenant la place du Tout-puissant, et face à la plainte de la jouissance amoindrie et qui ne convient pas, face à la demande de restauration, et comme le font les religieux, promet chaque jour d’éradiquer ce qui ne va pas, symptômes et maladies.

Évidemment, c’est apparemment paradoxal, parce que le symptôme, qui vient de permettre nomination et aide de tiers, qui vient permettre justement qu’il y ait quand même du sujet qui émerge, et bien ce symptôme, on veut l’éliminer ! L’éliminer comme bouc émissaire. Le bouc émissaire, c’est ce qui supporte le symbolique sans avoir la puissance de le faire respecter.

On essaye d’éliminer le symptôme, qui comporte un blason du nom du père, alors tout y passe, on tranche dans la matière, on resserre, on fait de la magie, dans une espèce, un ersatz de castration métonymique. On répond au déferlement du Réel par du chiffrage, par une coupure, plus ou moins confusément.

Alors, il y a peu de symbolique dans ces manœuvres, ou un symbolisme archaïque, mais par contre beaucoup d’imaginaire. La science et la médecine se sont bâties sur un credo central, qui est d’éviter l’imaginaire. Ce qui est réussi par certains côtés, mais malgré elle, la science a réussi à élaborer un immense développement imaginaire ou réel, abscons. Comme le réel des délires théoriques ou des pseudos théoriciens de la psychanalyse, nous sommes ici également en présence du déferlement d’un Réel fou prétendument scientifique, auquel sont réservés tous les crédits, postes, honneurs. Un Réel fou, à l’infini, bien inséré dans la société, et qu’on ne semble pas pouvoir limiter.

Que faire avec ce Réel ?

« Traiter le Réel par le symbolique » dit Lacan dans le texte sur l’excommunication. Le symbolique, ce quelque chose avec lequel on peut entamer le Réel.

Dans ce contexte, Lacan a été porteur d’un fort apport symbolique face à une clique maffieuse qui avait pris possession de la psychanalyse. Et il s’est fait évacuer…

Une analyse est multiplication des actes analytiques, c’est-à-dire des temps de rencontres avec le Réel du sujet, de son Symbolique, et si possible pas trop de son Imaginaire. La question n’est pas de dérouler là l’ensemble de ses historiettes et de sa biographie. L’intérêt, c’est la tuché, qui ne peut que se mi-dire… chemin de vérité de la psychanalyse.

Je vais m’arrêter là et merci beaucoup.

Questions

Viviane Smutek : (inaudible)

On ne peut pas traiter les maladies organiques uniquement avec des paroles ?

Houchang Guilyardi,

Ça dépend de ce que vous appelez traiter.

Nous ne sommes pas des magiciens, et les médecins non plus.

Il ne s’agit pas de mettre la médecine à la poubelle et de tout traiter par la psychanalyse.

Nous tentons de nous repérer et d’essayer de comprendre ce que fait chacun.

Dans l’Association Psychanalyse et Médecine, nous avons mis en place un cycle de conférences de deux années sur : « De la guérison », sous titré : « Psychanalyse et vérité ».

Qu’est-ce que la guérison ?

Par exemple pour un sujet atteint d’un cancer, ou ayant subi un infarctus, il s’agit de considérer la complexité de son histoire, et ce que l’on pratique avec lui sur le plan physique et sur le plan psychique.

Il y a des erreurs psychanalytiques, mais tous les jours aussi des erreurs médicales. On en parle peu.

Parfois les choses s’arrangent, médicalement, ou pas. Il y a des événements que l’on ne traite que sur le plan médical et c’est très rapidement fichu. Cela aurait pu être pris autrement. Tous les psychanalystes ont reçu des patients qui avaient eu un cancer et ont pu s’entendre dire : « si je n’avais pas fait de psychanalyse, je serai mort(e) ». Ce qui n’est pas obligatoirement une vue de l’esprit imaginaire et déraisonnable. Il est possible de transformer certaines configurations.

Bien sûr, on ne peut pas tout faire avec la psychanalyse, ce que vous dites est très bien, ce qu’il faut surtout réaliser de manière sérieuse, et c’est aussi pourquoi je dis que la médecine a succédé à la religion du côté de la toute-puissance, c’est que chaque jour la publicité médicale est effrénée, visant à maintenir l’espoir.

Élisabeth Blanc :

Aujourd’hui c’est le téléthon !

Houchang Guilyardi :

Voilà, le téléthon, c’est parfait, on est en plein dedans. Chaque jour on vous dit : ça, on ne l’a pas encore trouvé, mais c’est sûr dans deux ans ce sera au point, et puis c’est génétique.

Ce n’est pas démontré, mais il est affirmé que ce le sera ! Profession de foi imaginaire.

La science s’est construite en luttant contre les excès de l’imaginaire et elle y replonge.

Alors il y a effectivement ce que l’on peut faire avec la médecine, et ce que l’on ne peut pas. Et la psychanalyse peut transformer au moins partiellement la prise en charge des malades.

Cela fait des années que l’on dit que la psychanalyse va disparaître. Mais au contraire, elle se développe, même si cela paraît peu visible. Et la médecine est en reconsidération rapide, elle est en train de changer.

Élisabeth Blanc :

Les médecins sont le plus souvent derrière leur ordinateur

Houchang Guilyardi :

Et de plus en plus de médecins pratiquent la médecine douce.

Prenez la grippe. À quoi ça sert la grippe ? On dit que les microbes ce n’est pas bien. C’est parfois une erreur. Nous avons dans le corps des microbes dix fois plus nombreux que nos propres cellules, et qui pour certains constituent de véritables organes, indispensables ! Nous ne pourrions par exemple pas digérer sans eux !

Alors la grippe : vous êtes dans un état lamentable. Et bien il y a des germes qui viennent vous aider en permettant d’augmenter votre température, afin que vous jouissiez un peu plus ! Parce que là vous étiez dans un état d’abattement, par insuffisance de jouissance. Ils font monter la température parce que la chaleur est le mode simple le plus efficace pour suppléer à cette insuffisance.

Et bien que fait votre généraliste, il vous donne des comprimés pour faire baisser la température, alors à quoi ça sert que le corps il se décarcasse ? ! (rires).

Question inaudible

Houchang Guilyardi :

Je connais mal la médecine chinoise, mais ce que l’on peut dire c’est qu’en France la médecine est foncièrement curative, et la médecine préventive est mal considérée, elle n’a pas ce brillant phallique du sauveur, de l’ordonnance. La psychanalyse est peut-être plus fondamentalement du côté préventif.

Échanges inaudibles sur la médecine chinoise et la médecine préventive.