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Éric Bidaud et Marie-Claude Fourment-Aptekman / Psychanalyse et paysages

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Éric Bidaud[1], Marie-Claude Fourment-Aptekman[2]

Ce numéro suit à la trace de ce qui ne fut pas une thématique freudienne : le paysage, mais en « pistant » les lieux de ses diverses apparitions par exemple dans le rêve, l’inquiétante étrangeté ou la représentation freudienne du travail analytique comme « le déroulé d’un paysage ». Il donne à penser les liens qui unissent les notions d’espace, d’environnement, de limites jusqu’à la question du visage au-devant de son paysage. Peut-on avancer sur ce qui serait une réflexion sur l’émergence du visible et de son organisation à partir de ces notions : l’environnement maternel (Winnicott), l’environnement non humain (Searles), l’espace, le familier et le non-familier, mais encore le chemin, le trajet, le lieu, le territoire… qui définiraient le « paysage » du symptôme, les « entours » du sujet (Oury). Une direction serait que le symptôme comme espace psychique se définit par son paysage, dans un rapport à ce qui permettra son ouverture et sa fermeture, sa consistance ou sa déconstruction. Ce numéro permettra de penser la manière dont nous existons aujourd’hui dans nos espaces et de permettre un dialogue avec les cliniciens confrontés aux risques de l’errance de leurs patients, la psychose faisant de son côté témoignage d’un paysage qui ne se fait pas, où l’espace s’offre comme un vide insistant où rien ne s’aménage de manière stable.

Nous ouvrons ces questions au regard de la philosophie, l’anthropologie et l’histoire de l’art, utiliser les ressources de ces disciplines pour penser ce qui serait aujourd’hui notre « paysagement », la façon dont nous regardons.

Ce projet s’inscrit dans une approche psychanalytique de « l’habiter » entamée depuis de nombreuses années. Les travaux théoriques sur le paysage ou « l ’habiter » sont en effet très nombreux aujourd’hui et traversent de multiples disciplines des sciences humaines, sociales ou dures (cf. n° 52 de Psychologie clinique, 2021). Le premier texte prend le risque d’aborder l’espace et le paysage à partir de ce que l’expérience analytique révèle, à partir d’un trou dans le savoir, jamais suturé ni comblé, mais où, suivant en cela le sillage de Jean Oury, le paysage s’appréhende comme une manière d’être avec l’autre dans le même et le différent. (F. Vinot) 

D’un point de vue anthropologique (Le Breton), le paysage, la « nature », l’environnement non humain », etc. n’existent pas en soi, ce sont des cristallisations de sens propres à une société ou un groupe à un moment de son histoire, des surfaces de projection tramées par les dynamiques culturelles au fil du temps. La clinique bien entendu doit faire la part de ces différentes conceptions de l’environnement non humain allant de la séparation à l’alliance ou à la persécution.   

Nous avons à entrevoir que l’expérience esthétique du paysage est historiquement construite (Chapuis). Les premières représentations de paysages apparues à la Renaissance ont permis la naissance d’un genre pictural grâce à l’invention de la perspective qui a fourni une technique de représentation de l’espace, mais traduirait une volonté d’emprise de l’homme sur la nature dont les manifestations déréglées aboutissent au désastre écologique actuel. Du côté du promeneur ou du spectateur, peut-on renouer avec un plaisir du paysage prenant en compte d’autres points de vue qui ouvriraient à un espace imaginaire de rêverie et de subjectivité créatrice capable de contrer le pessimisme contemporain ?

Avec le paysage, le peintre comme le photographe rencontrent l’épreuve d’un réel qu’ils essayent d’imager et de cadrer (Thibierge). Leurs moyens sont très différents, mais ils ont tous deux affaires à une difficulté similaire : déplacer un peu le cadre et la forme où vient spontanément pour chacun se poser le paysage. Aussi faut-il indiquer combien cette forme et ce cadre peuvent être stéréotypés et quasiment automatiques. C’est pourquoi la rencontre avec l’œuvre d’un peintre ou un photographe dans le vif de leur travail peut s’avérer une chance : l’occasion de casser un peu cette armature et d’éprouver, parfois non sans angoisse, comment le réel peut s’aborder un peu autrement que dans les chemins ordinaires du refoulement. C’est à quoi ils nous invitent dans le meilleur des cas : à « déposer notre regard », disait Lacan, « comme on dépose les armes ». Le paysage peut évoquer aussi bien cette difficile dépose du regard que sa plus plate confirmation. Un présent article (Martins, Lima, Pinheiro) délimitera les interfaces entre la psychanalyse, l’histoire et la littérature, porté par l’idée que le paysage du sertão brésilien, décrit par les récits historiques et littéraires du Brésil au milieu de la deuxième décennie du XIXe siècle et du début du XXe siècle, formalise une sorte de visage-paysage analogue à celui que nous trouvons dans les descriptions faites par les sujets mélancoliques de leurs environnements affectifs présents dans leurs relations inaugurales de vie. Si d’un côté le désert-sertão est une expérience figurative de la privation et du manque, de l’autre côté il est également une expérience de résistance et de construction.

C’est à partir de la démarche de Deligny qu’est proposée une approche clinique dans le champ de l’exclusion (Humphreys, Lamadrid) : établissant des repères cartographiques référés à la contingence des mouvements des individus. Ces repères organisent la relation de l’individu à son territoire en deçà du registre représentationnel et nous permettent de suivre les émotions esthétiques susceptibles de faire advenir une représentation. Cette découverte de réalités nouvelles issues de la contingence permet d’échapper à une relation immuable à l’environnement. Ce travail sur l’image, dans lequel on crée des repères du quotidien pour que des objets puissent prendre forme afin d’accéder à un paysage, a un effet ré-humanisant dans ces conditions extrêmes, si l’on accepte que ce qui constitue la spécificité de l’Humain soit sa capacité de rêver, de construire un monde à partir d’une l’illusion.

La construction d’un paysage est-elle alors compatible avec l’agoraphobie ? (Fourment). Cette question sera analysée à partir de la description de cas cliniques variés, puis par un retour sur les définitions multiples du paysage. C’est à partir de ces considérations qu’émerge l’hypothèse que la construction d’un paysage est possible chez tout être humain, même agoraphobe, si certaines conditions paysagères sont réunies, et aussi, grâce au travail de mémoire, à la littérature, à la peinture, au cinéma, et aux différents arts qui nous permettent d’avoir nos paysages à la fois comme espace intérieur et comme ouverture sur le monde. Une hypothèse forte est que le symptôme produit son paysage et organise le lien à l’espace (Bidaud). Ce paysage est cependant, tout en étant ce qui m’est le plus étranger et inquiétant, ce qu’il y a de plus intime, l’espace de ce que Freud nomme l’Unheimlich, notion qui trouve ici un nouveau déploiement. À la suite, nous aborderons la clinique de la psychose qui nous montre une difficulté à habiter l’espace, une impossibilité à constituer du paysage à entendre comme cette étendue de stabilité d’un monde partageable avec autrui. Nous porterons aussi attention au temps adolescent qui dans un rapport renouvelé à l’espace, participe d’un processus de ré-invention par lequel le monde paysagé de l’adolescent/e doit être « re-signifié », « re-connu » par et pour d’autres regards. Une avancée sur le territoire de la perversion permettrait de penser que celle-ci tient également à la « scène » qu’on lui attribue (Dock). Plus qu’une scène, c’est un paysage que recrée le sujet. Un paysage habitable qui tient et le retient, qui concerne autant sa vie créative, sociale, sexuelle et identitaire. Le paysage fétichique devrait ouvrir nos représentations des sexualités dissidentes sur un autre paysage, celui de l’éthique. Il serait ainsi plus opportun de parler de paysage fétichique que de mise en scène perverse et donner droit aux enjeux de cette distinction. 

Le confinement a-t-il été une privation de paysage, un éloignement de notre horizon ? A-t-il, au-delà de sa nécessité sanitaire, modifier notre regard sur le monde ? Sommes-nous condamnés à porter le deuil d’un paysage disparu ? 

Soignons cette idée qu’un paysage n’est pas simplement l’espace qui s’étend devant soi, une offre de la nature, mais est le nom donné à la relation entre l’interne et l’externe, entre soi et les autres. Le paysage est ce qui m’enveloppe et m’assure. Le paysage en me rassurant me fait dire que je suis chez moi. Autrement dit, le paysage est toujours celui d’un sujet singulier, une source nourricière de sensations et d’impressions familières. Dépêchons-nous de regarder et d’être regardé, de sentir et d’être senti, de toucher et d’être touché. Ne perdons pas de vue, de voix, le monde qui ne peut qu’être sensuel, ne perdons pas le cheminement, celui de la possibilité de retour à l’enfance, à la liberté créatrice qui donne ses sources à la poésie, à l’art, à l’érotisme.

[1] Professeur en psychopathologie clinique, Université de Paris, UFR IHSS, Département d’Etudes Psychanalytiques, laboratoire CRPMS (EA 3522). Psychologue clinicien, psychanalyste. eric.r.bidaud@wanadoo.fr 

[2] Professeur honoraire de psychologie de l’enfant, université Pais Sorbonne Cité. Psychanalyste — mafourment@gmail.com