Contributions

Marie Odile Fievet Cattuti / Le corps, ça danse

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Image Violeta Parra
Texte paru dans les Actes du Séminaire de l’AEFL 2007-2008

Je voudrais parler du corps au regard de l’expérience de la danse et de la psychanalyse avec l’approche particulière de la conjugaison de ces deux disciplines.

Il est difficile de parler du corps, sans préalablement définir à partir de quel point de vue, et surtout de la singularité de la relation que chacun entretient avec son corps. C’est donc cette jointure particulière du corps et de l’acte de danse, du corps du danseur et de la danseuse qui va guider mes propos ce soir. Et je puis tout de suite affirmer qu’à travers mon expérience personnelle la danse m’a permis d’habiter ce corps inconnu.

J’ai articulé dans le titre le corps et la danse par ce pronom « ça », suffisamment indéfini bien que démonstratif pour y mettre en définitive ce que j’ai beaucoup de difficulté à énoncer et que je tenterais d’approcher en abordant le concept de présence, terme fréquemment utilisé dans les arts de la scène.

C’est à travers la figure de l’oxymore que je tenterai de trouver le lien entre le corps, la danse et l’art.

Je vais commencer par le plus évident pour moi la danse.

LA DANSE

Qu’est-ce que la danse ? frustration verticale d’un désir horizontal

Définition sous forme de boutade de Pierre Desproges qui pourrait recouvrir non seulement la danse, mais tout travail de création, même si la création va au-delà de la frustration vers la sublimation, ce que tait Desproges et que Freud avait énoncé bien avant : Le travail créateur d’un artiste est en même temps une dérivation de ses désirs sexuels dans un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci

Plus sérieusement, quelle est la spécificité de l’art chorégraphique ?

Quelque soit la forme de danse, dans une discothèque, dans un théâtre ou dans la brousse africaine, la danse est toujours éphémère. En cela elle est aussi tragique que la vie. La danse n’existe qu’au moment de l’acte. Pour les autres arts vivants, dramatique et lyrique, il y a un écrit préexistant à l’acte et lui survivant, la partition ou le texte ou les deux.

Même s’il y a eu des tentatives d’écriture de la chorégraphie comme la labanotation, cette technique, délaissée actuellement, ne fait que transcrire, une chorégraphie existante, ce n’est donc pas réellement une écriture. C’est une notation de la création d’un chorégraphe, non une création.

Le caractère éphémère de la danse lui donne toute sa densité. Car tout se joue dans un seul instant et dans un même lieu. Le moment de danse, l’acte de danse fait appel à tout ce qui fait l’humain, dans toutes ses dimensions et cette humanité s’incarne un instant dans ce corps dansant qui la supporte et la montre.

Ainsi l’acte de danser intègre dans un même acte, un même lieu et un même temps les corps pluriels, l’imaginaire, les émotions, le langage enfin tout ce qui fait une personne, pour donner à voir quelque chose de l’invisible et de l’indicible ou de la signifiance infinie. La danse, à travers la matérialité du corps, nous fait voir la visibilité de l’invisible, nous fait percevoir l’immatériel. C’est donc une monstration d’une part de réel. Elle dit le monde et l’immonde. Elle concourt à l’assomption du sujet en reliant le langage, même s’il est chorégraphique, avec l’inarticulé du réel.

danse — reliance — relidanse

L’unité de temps et de lieu dans le présent de l’acte donne une épaisseur à l’art chorégraphique tissée de tous les liens qui interagissent dans le moment de danse. Ainsi les oppositions trouvent un moyen de se confronter et de se compléter dans une dialectique unifiante.

  • Dedans/dehors ; haut/bas ; devant/derrière : ces oppositions structurent. L’horizontalité crée du lien social et la verticalité relie le bas (la matière) au monde impalpable (le ciel)
  • Espace/temps : c’est un geste qui tente d’arrêter le flux continu du temps et de le saisir dans une forme spatiale. J’aime cette image du torrent que les rochers semblent vouloir figer en vain, tel les gestes du danseur qui créent une dynamique en condensant le temps, les rochers font du flux de l’eau un torrent. Ainsi l’opposé continuité/discontinuité crée la dynamique de la vie.
  • Passé, futur : Danser c’est se souvenir en mouvement affirme France Scott Bilman car dans le corps actuel vivent et survivent les corps et les histoires de ceux qui nous ont précédés, toute la lignée de l’histoire de l’humanité, aussi bien que l’histoire de l’espèce.

Je conclurai ce paragraphe sur la danse par ce texte qui me semble définir la danse, telle que je la conçois et que je la vis, même s’il parle d’autre chose

… et il devint une femme, la même invincible femme qui possédait la terre depuis le centre éblouissant de son corps, et qui n’était plus pensée ni parole, mais simple signe de vie éternellement déployé dans tout l’univers.

J.M Le Clezio terra amata

 HABITER SON CORPS

La danse m’a permis de m’incarner. La pratique assidue de la danse permet d’habiter son corps. C’est la formule la plus juste par rapport à mon expérience personnelle, formule qui me convient, mais qu’il m’est difficile d’expliquer. Ce corps habité n’est pas celui pris dans le leurre de l’image scopique, ni le corps anatomisé et scanné de la médecine, ni le corps mécanisé du sportif. Le sentiment d’habiter son corps n’est pas la proprioception et l’intelligence kinesthésique que les danseurs partagent avec les sportifs. Car comme le dit Rudolf von Laban le danseur est un athlète poète.

Habiter son corps c’est être un corps, non pour le connaître cela c’est l’anatomie, mais pour apprendre ou plutôt écouter ce que le corps connaît. Il y a une résonance homologique du corps avec le monde et je cite Jean Michel Vives éprouver quelque chose en son corps, ce serait connaître quelque chose du monde extérieur, être informé sur le monde. En faisant référence à l’urmensh de Freud Jean Michel Vives ajoute il y aurait donc une cognition corporelle, qui permettrait de rencontrer le monde au moyen de sensations et relations intra corporelles et il finit en disant il s’agirait de réactiver un corps non encore soumis à la loi de l’image. Ce que la danse permet, dans la mesure où on enlève les miroirs des salles de danse

Corps banal, corps dansant

Je pose la question en ces termes : quelle différence y a-t-il entre un corps qui danse et un corps qui ne danse pas ?

Ne serait-ce pas une tension interne particulière ou une vibration secrète due à une forme d’investissement total dans l’acte de danse ? Ce qu’exprime ainsi le grand chorégraphe américain Alvin Nilokais :

l’immobilité nécessite une motivation que se donne l’actant en se stimulant lui-même pour se tenir volontairement debout, sans biaiser, présent à lui-même dans l’espace et dans le temps, conscient de vouloir être là, et nulle part ailleurs.

L’immobilité qui précède la danse est vibration intense, écoute du chant intérieur qui va se déployer dans l’espace. L’immobilité est au mouvement ce que le silence est au son : le point de départ et le point où tout revient.

Pourquoi devrais-je bouger alors que la danse se construit avec mon immobilité ? dit le poète et danseur Kévin Kortan

L’expérience d’Odile Dubosc dans les Fernands est en ce point très frappante. Elle avait demandé aux danseurs d’occuper l’espace public (gare, magasin, rue…) de faire les gestes que tout un chacun exécute dans ces endroits, mais en étant absolument présents à ce qu’ils faisaient. Le résultat est que les danseurs focalisaient tous les regards des passants et badauds. La présence à ce qui est, focalise le regard grâce à l’intensité et l’intériorité accrues.

On pourrait appeler cela la concentration. Mais qu’est la concentration sinon une ouverture maximale à ce qui nous entoure ? C’est parce que le corps est récepteur avant d’être émetteur. Le danseur est celui qui écoute le chant intérieur et qui le laisse se déployer en lui, qui laisse le chant intérieur modeler son corps dans l’espace.

C’est un langage qui possède la faculté tout à fait surprenante de mettre le récepteur du danseur dans un état tel qu’il résonne et répond à l’appel du son dionysiaque, de récepteur il est devenu émetteur Alain Didier Weill.

Pour que le corps atteigne cette transparence à travers laquelle le subtil fait signe, il est nécessaire que le corps soit mis à l’épreuve de la discipline.

Corps travaillé : la discipline

C’est une ascèse et donc une purification pour passer du grossier au subtil, du profane au sacré, pour faire plier la volonté, pour abraser le moi et faire surgir du cadavre en sursis la beauté comme s’il fallait s’effacer du texte du monde dit Catherine Millot en parlant des mystiques.

Paul Valéry renchérit :

l’univers n’est qu’un défaut dans la pureté du non être

l’immatériel, le rien, le vide, ce n’est pas le manque.

C’est peut être ce qui était exprimé dans la genèse où il est dit que le septième jour de la création, Dieu s’est retiré pour que le monde soit. Il faut se retirer pour laisser être, décréer dit Simone Weill. La discipline de la danse a pour effet de vider la coque pour laisser être et se dilater le chant.

Cette ascèse de la danse, ressemble assez bien à la purification des psychanalystes dont parlait Freud, et que Lacan a reformulée en disant que la place de l’analyste est la place de l’objet petit a : se retirer pour laisser être.

C’est l’amour divin ou inconditionnel qui n’est pas sans similitude avec l’amour de transfert j’ai cru devoir supporter le transfert, en tant qu’il ne se distingue pas de l’amour, de la formule sujet supposé savoir… celui à qui je suppose le savoir je l’aime. Lacan séminaire XX encore.

Laissons encore la parole aux poètes, à Racine, qui a si bien exprimé l’âme humaine dans toutes ses complexités :

Et la mort à nos yeux ravissant la clarté

rend au jour qu’ils souillaient toute la pureté

Phèdre

LA PRÉSENCE

Souvent considéré comme relevant de l’ineffable, la présence, comme le charisme, passe pour une notion approximative, suspecte, recours plus ou moins magique à l’inexplicable. Très souvent un chorégraphe ou un metteur en scène va dire à un acteur suite à une improvisation : ça c’est bon, c’est ça, tu gardes.

PRÉSENCE = C’EST = « ÇA » EST
La présence comme risque

La présence réelle appelle un état d’apnée qui bloquerait tout travail créateur.

L’intensité qui peut traverser un corps réel peut devenir suffocante Daniel Dobbels (critique de danse). C’est une cette présence, en effet, qui pourrait perturber le processus créatif. C’est ainsi que le décrit Gilles Deleuze dans logique de la sensation : une présence agit directement sur le système nerveux et rend impossible la mise en place ou à distance d’une représentation. Le réel présent peut paralyser l’œuvre d’art. la présence en excès signalerait la perte de la singularité ou l’impossibilité de toute représentation. Restons sceptiques sur la possibilité d’une présence totale à soi même, sauf parfois dans la méditation, cela implique que la présence n’est jamais totale, mais voilée.

la présence condamnée à l’absence

La présence, comme signe d’une absence devient une modalité d’être dont la temporalité échappe au contrôle scopique, la présence comme hantée par l’invisible. Ce que ce critique a bien perçu dans le travail du chorégraphe Jérôme Bel, tension instable entre présence et absence, Jérôme Bel rend explicite combien le sol sur quoi on se tient est hanté par tant de présences absences.

La présence ne serait que la trace laissée par l’absence, c’est aussi pour cela que la présence totale est insupportable. C’est l’absence qui permet à l’infini de se déployer et à le rendre perceptible.

La présence se lit ou se voit comme un signe de vie, signe du vivant de ça est.

Mais la présence est surtout signe de l’absence de vie, comme si le vivant ne pouvait se saisir que par la mort. C’est ainsi qu’on arrive à comprendre que l’opposition mort/vie est une césure qui nous permet d’approcher le réel du vivant. C’est une construction indispensable pour tenter d’appréhender la vie. La scansion essentielle naissance/mort permet d’entendre l’éternité de la vie.

Les dieux meurent, mais les forces qu’ils incarnent restent toujours présentes Eugène Green devant le temple d’Agrigente.

Il a fallu que les dieux meurent pour que leur présence advienne. C’est-à-dire que la présence signale l’absence, le vide, le néant, l’infini, autres noms de dieu.

Tout vide a quelque chose de divin, il est dieu en creux, il a les contours de son absence. C’est la mystique Jeanne Guyon qui parle.

Par sa présence dans l’acte de danse, le danseur fait écho d’une absence qui signe la présence du vivant.

La présence voilée

La rencontre avec l’infini est insoutenable c’est donc déguisé, costumé qu’il peut se présenter à nous. Parée d’un voile ou d’une aura intouchable, la présence nous connecte à l’invisible, à l’absence d’un visage. Le voile pour cacher l’insupportable de l’abyme du réel.

Ce voile apparaît dans certaines productions artistiques sous la forme de l’ombre ou du double qui serait le négatif du présent/vivant, c’est-à-dire la mort comme dans le merveilleux film de Bergman, le septième sceau.

Mort et vie, éros et thanatos, sont des scansions de la libido, mais non des oppositions. C’est à travers ces scansions, quand dans l’acte de danse elles peuvent s’articuler dans l’éphémère du geste dansé, que le vivant pointe son nez.

Le réel ne peut s’appréhender qu’à travers le voile du fantasme.

L’OXYMORE

Présence/absence, matériel/immatériel, mort/vie… on est apparemment dans le paradoxe, Simone Weill (la philosophe) dit qu’il mène au silence et est en soi une ascèse.

Le paradoxe c’est une autre forme de l’impossible, et c’est toujours Simone Weill qui nous dit que lorsqu’on rencontre l’impossible, on peut être sûr de toucher au réel. C’est pourquoi l’oxymore, figure rhétorique qui allie les contraires s’offre comme des pinces pour saisir l’insaisissable.

Le grand danseur José Limon parle de la danse en des termes qui sont à peu près semblables. Il dit se sentir plus vivant sur scène ce qui se produit est que la rigidité et l’effrayante conscience de soi se transforment en une fluidité extra-puissante et en une conscience de soi plus profonde.

La danse en alliant ce que nous avons de plus matériel le corps, à l’immatériel, tente de réaliser un oxymore. Par la subversion du geste sensé et utile, la danse permet de passer du profane — ce qui est pris dans le signifiant — au sacré, — ce qui ne peut se dire — et qui fait signe.

Cet oxymore, union paradisiaque, pas tant de deux opposés, mais de deux incommensurables, est représenté par Alain Didier Weill par Dionysos qui nous a appris que les limites et les discontinuités (mort/vivant, masculin/féminin, haut/bas, maladie/santé s’effacent pour laisser place à une continuité impensable pour la raison grecque et Christiane Singer l’exprime de cette façon en posant les termes de maladie et de guérison, on fait totalement fausse route, je n’ai pas eu de maladie et je ne guéris de rien. J’ai traversé un violent procès alchimique. C’est tout. Et je continue de le traverser elle continue plus loin tout est vie que je vive ou que je meure.

C’est certainement difficilement concevable pour nous qui sommes plus ou moins englués dans cette vie terrestre, avec ses joies et ses souffrances, pour que la vie et la mort puisse apparaître dans leur continuité. Faute de quoi, nous pouvons encore danser et regarder danser car

Le danseur donne à voir, par son poème intérieur quelque chose de proprement immatériel. Alain Didier Weill.