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François Milbert /  Hypocondrie, hypercondrie

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Image MARK RYDEN 
Texte paru dans les Actes du Séminaire de l’AEFL  2007-2008

Parmi les multiples définitions de l’hypocondrie, élaborées par différents psychiatres, nous retiendrons celle de Dubois d’Amiens, datant de 1833 : « L’hypocondrie est une monomanie bien distincte, caractérisée par une préoccupation dominante spéciale et exclusive, c’est-à-dire, par une crainte excessive et continuelle de maladies bizarres et imaginaires, ou par l’intime persuasion que des maladies, réelles à la vérité, mais toujours mal précisées, ne peuvent se terminer que d’une manière funeste ».

Certes, c’est quelque peu daté, mais comme nous l’indique Jacques Lacan dans le séminaire sur les Psychoses, citant un rapport sur la catatonie, écrit en 1903 : « pour ce qui est de la compréhension réelle de l’économie des psychoses, on n’a pas fait un pas dans l’analyse des phénomènes ». Dans le Manuel de Psychiatrie de Henri Ey (autre chose que ce calamiteux DSM IV, faisant actuellement fureur) ce dernier différencie la névrose hypocondriaque des troubles psychotiques au premier rang desquels l’hypocondrie vient se manifester dans les cas de mélancolie.

L’hypocondrie est une occurrence plutôt rare, voire inexistante, dans le quotidien des demandes d’analyse, de thérapie. L’hypocondriaque aura beaucoup plus tendance à aller exposer son corps et ses revendications à un médecin, qu’il soit généraliste ou spécialiste. L’hypercondrie est en revanche assez fréquente ! Il s’agit d’un lapsus hystérique souvent entendu : « Je suis terriblement hypercondriaque ». À noter que la scansion signifiante la plus outrancière « hy — père — con- driaque » ne provoque généralement aucune réaction, aucune association.

Pour Jean Oury, le problème fondamental est de définir le style hypocondriaque ; de la même façon que l’on parle de « plainte mélancolique », on doit pouvoir préciser la « plainte hypocondriaque ». Il s’agit toujours de l’expression d’une souffrance, laquelle est une forme particulière de jouissance.

L’hypocondrie constitue un véritable carrefour clinique, en effet, celle-ci est retrouvée dans des tableaux aussi divers que l’hystérie, la névrose obsessionnelle, les dépressions, la mélancolie, la paranoïa, les paraphrénies ou encore les syndromes pré-démentiels. Cette diversité nous ramène au cas de Serguei Pankejeff abordé lors du colloque de l’AEFL Les embarras des psychanalystes devant le cas de l’Homme aux loups.

Jean-Jacques Tyszler nous avait alors entretenus de l’épisode hypocondriaque de SP, pour reprendre la façon dont Freud parlait de son patient. C’est en 1926, que Freud adresse SP à Ruth Mack Brunswick, alors que celui-ci présente un épisode délirant concernant son nez. Il ne cesse de l’observer, extrêmement agité, passant des heures devant une glace, persuadé de l’existence d’une cicatrice, d’un trou dans celui-ci. Trou qui serait la séquelle d’une électrolyse, employée pour traiter l’obstruction de glandes sébacées nasales, trou totalement absent dans la réalité.

Ce délire hypocondriaque est corrélatif d’une bouffée paranoïaque concernant les médecins, les dentistes. Le dermatologue l’ayant opéré, étant alors décédé, l’homme aux loups menace de tuer Freud et Ruth Mack Brunswick. Pour finir, assez miraculeusement, après un travail sur ses rêves, en quelques mois, le patient va se stabiliser pour retourner à son état antérieur.

En 1914, dans L’introduction au narcissisme Freud distingue trois grands types de « névroses actuelles » : la neurasthénie, la névrose d’angoisse et l’hypocondrie. C’est à ce propos qu’il oppose libido du moi, domaine de l’angoisse hypocondriaque et libido d’objet, domaine de l’angoisse névrotique.

En classant l’hypocondrie dans les « névroses actuelles » Freud considère qu’elle ne relève pas de la psychanalyse, mais appartient au domaine de la pathophysiologie ; l’absence de transfert empêchant d’envisager une psychanalyse.

Cette absence de transfert est très controversée. Freud, lui même, parlant de l’Homme aux loups dans Analyse avec fin et analyse sans fin entre pour le moins en contradiction avec ses propres théories : « à plusieurs reprises son bon état de santé fut interrompu par des incidents morbides… Dans quelques uns de ces accès il s’agissait encore et toujours des reliquats du transfert ; ils présentaient alors clairement, malgré toute leur fugacité, un caractère paranoïaque. » Et Freud de continuer : « … dans d’autres de ces accès le matériel pathogène consistait en fragments de son histoire infantile qui, dans l’analyse avec moi, ne s’étaient pas révélés et se détachaient après coup — on ne peut éviter cette comparaison — comme des fils après une opération ou des fragments osseux nécrosés ».

Ce registre transférentiel nous amène à souligner le fait qu’en 1923 Freud débute son cancer de la mâchoire lequel nécessitera un nombre incalculable d’opérations. La deuxième sera extrêmement mutilante, puisqu’elle aboutit à la mise en place d’une prothèse englobant la mâchoire supérieure et le palais. Opération dont SP, en familier de la vie quotidienne de Freud, était parfaitement au courant. Il est d’ailleurs troublant de retrouver dans certains des termes employés par Freud, tels « des fragments d’os nécrosé », des observations de son médecin, Max Schur, concernant l’évolution des tissus osseux de la mâchoire de Freud, irradié par le radium.

Jean-Jacques Tyszler évoque la difficulté rencontrée, dans toute sa dimension de surprise et de paradoxe ; Freud prend l’Homme aux loups comme exemple d’une névrose infantile et aussi comme démonstration d’une cure aboutie : « Lorsqu’il me quitta en plein été 1914… je le tenais pour guéri, en profondeur et durablement ». Or ce patient développe un état hypocondriaque laissant ouvert toute la question de la structure et obligeant à relire les constructions de Freud comme des moments de forçage dans la direction de la cure.

En 1952, dans un séminaire non publié sur L’homme aux loups, Lacan parlera de la « superposition d’un petit noyau hystérique, d’une formation infantile de névrose obsessionnelle et d’une structure paranoïaque de la personnalité. »

L’autre texte freudien incontournable où il est question d’hypocondrie concerne le cas du président Schreber, présentant une phase hypocondriaque, lors de sa première hospitalisation dans la clinique du Dr Flechsig.

Nous allons passer maintenant à l’observation clinique de ce soir. Celle-ci ne remonte pas à hier, puisqu’il s’agit d’un texte présenté en 1991 au professeur Sami Ali, directeur du Centre International de psychosomatique.

En 1990, M. I est alors un patient de 62 ans, hospitalisé dans un service de psychiatrie suite à une tentative de suicide grave par phlébotomie avec sections tendineuses ayant nécessité une intervention chirurgicale. Dans les antécédents, tant organiques que psychiatriques, on ne note rien.

Le début des troubles remonte à il y a 7 ans. M. I., qui a alors 55 ans, prend sa retraite après 37 ans et ½ de service dans la même entreprise. Une carrière faite de promotions, commencée comme dessinateur — calqueur et se terminant comme cadre supérieur s’occupant du département des travaux immobiliers.

Quelques jours plus tard, « ivre de cette liberté toute neuve », il fait monter une auto-stoppeuse dans sa voiture. Celle-ci lui révèle qu’elle se drogue et lui propose de se prostituer avec lui. Le patient raconte encore actuellement, avec de nombreux détails très crus, cette rencontre, cette « lamentable affaire » où il a été « tenté par le Diable », jusqu’au « coït buccal » dans un sous-sol de parking « sordide ». À ce péché mortel va bientôt répondre en miroir une douleur mortelle.

Trois jours plus tard apparaissent des picotements dans le canal de l’urètre. La douleur concerne bientôt la verge et les testicules puis envahit tout le bas-ventre, l’abdomen… Les multiples urologues consultés éliminent rapidement toute pathologie organique. C’est « psychosomatique » lui avait-il été dit alors…

M. I. est adressé aux psychiatres, il en verra cinq. Il est aussi hospitalisé en clinique plusieurs fois. Ces multiples consultations médicales (urologues, psychiatres…) sont classiquement retrouvées dans la clinique hypocondriaque, comme nous l’indique Jean Oury « il s’agit d’une forme d’agressivité dirigée contre l’alter — ego privilégié qu’est le médecin. Il y a nécessité d’une “dyade logique”. Car ce que “veut” l’hypocondriaque, c’est prouver qu’il a raison “contre” l’homme de l’art. Il en arrive ainsi à changer souvent de “partenaire scientifique” pour démontrer sa propre supériorité quant à la vérité. »

En 89, M. I avait fait une première tentative de suicide bénigne, par phlébotomie déjà, mais superficielle. Cette auto-agressivité liée probablement à sa culpabilité inconsciente n’était pas sans comporter une dimension hystériforme. Par opposition, cette dernière tentative, avec une entaille profonde, la section de tendons, relève plus d’un registre psychotique.

Lors de son hospitalisation, le tableau est celui d’un homme vivant reclus chez lui, allongé la plupart du temps, dans un état d’incurie, ne faisant plus rien, très amaigri et ne cessant de se plaindre de douleurs « effroyables » dans l’abdomen. C’est ainsi que l’hypocondriaque donnerait à entendre, contrairement à l’hystérique qui donnerait plutôt à voir, se donnant en spectacle dans le visible.

Certains symptômes relèvent de l’hypochondrie délirante. Le patient est ainsi persuadé de l’existence d’une « boule » dans un testicule. Cette « boule » évoque un fantasme fondamental de l’hypocondrie masculine, le fantasme de grossesse.

Je lisais récemment, avec une certaine délectation, le texte de Georges Froccia Les deux jambes dans le désert. Je ne résisterai pas à la tentation de rapporter ici le sublime lapsus calami auquel j’ai été confronté à la correction, concernant le titre de cette intervention : « les deux gambes dans le dessert ».

Ce texte reprenait l’histoire de l’imposture féminine de Jeanne la Papesse et des palpations post-élection papale qui en avaient résultées. Il s’agirait là d’un autre mystère œcuménique si cette observation venait à décompter le chiffre trois. Ce qui m’amène à citer Lacan, pour lequel un des progrès de l’analyse consisterait à permettre à l’analysant de pouvoir compter jusqu’à trois, la triade RSI étant très certainement sous-jacente à cette acquisition numérique restreinte.

Le diagnostic de la conversion hystérique est envisagé. Finalement, c’est la dimension dépressive qui est retenue avec l’instauration de plusieurs traitements anti-dépresseurs successifs : ceux-ci entraînant une légère amélioration de la symptomatologie douloureuse.

M.I. décrit également un certain nombre de « soucis de famille » intercurrents : son fils, atteint d’un glaucome congénital, opéré cinq fois, a dû finalement subir une énucléation ; son beau-frère, « brillant officier de la marine marchande », se suicide à 42 ans, sa femme, atteinte d’un cancer du sein, subit une mammectomie. Le patient énumère ces évènements sans manifester d’affects particuliers…

Pour le dernier fait important, le placement dans une maison de retraite de sa belle mère, M. I. s’était personnellement investi dans cette démarche, visitant une quarantaine de maisons, donnant son avis de spécialiste en architecture pour chacune…

C’est le lendemain du placement de sa belle-mère qu’il passe à l’acte (après avoir rédigé secrètement des lettres d’adieux pendant toute la semaine précédente). Son suicide est empreint d’une mise en scène macabre, qui là encore, est racontée sans exprimer d’affects particuliers, ponctués parfois d’un « c’est horrible » : sachant que sa femme, accompagnée de sa meilleure amie reviendraient vers 17 heures de leur visite à la maison de retraite, il a convoqué, sous prétexte de la soutenir dans un « coup dur », la totalité de leurs amis les plus proches, plus son médecin et son banquier… en tout une quinzaine de personnes où il ne manque guère que le croque-mort ! Ceux-ci le retrouvent baignant dans son sang…

Dans le service, il allègue, pour expliquer son geste, du fait que les douleurs étaient devenues « atroces », des sensations de « fers rouges lui transperçant le ventre » au niveau de localisations rappelant des points ovariens. Cette souffrance, ne disparaît que la nuit, elle réapparaît au réveil et va en s’amplifiant, persistant toute la journée. « Je reste allongé à cuver ma douleur… ». Le patient témoigne d’un pessimisme majeur, évocateur d’une pulsion de mort débridée.

Sa présentation est négligée, son visage est marqué d’ecchymoses, sa parole retient également l’attention par le caractère scandé de la diction. Mais, il peut passer tout un entretien à parler de ses souffrances, sans que son faciès ou ses attitudes puissent nous faire supposer qu’il éprouve la moindre douleur.

Sur un plan biographique, la petite enfance est décrite comme idyllique : naissance à St. Jean Cap-Ferrat, il est l’aîné et il aura une sœur de 6 ans plus jeune. Il se rappelle la façon dont sa mère, blanchisseuse, le mettait dans un panier à linge. Il évoque aussi un souvenir d’école où il ne voulait pas aller et d’où il se sauve par une fenêtre. C’est son grand-père qui le ramène, restant assis à côté de lui toute la matinée.

Puis survient un départ à Nice, vers les 7 ans où la famille occupe un logement précaire au toit percé. Lorsqu’il pleut, l’eau ruisselle du plafond… Le père, garagiste, est joueur et dilapide l’argent sur le tapis vert. Les disputes se multiplient entre les parents. Ceux-ci finissent par divorcer. À souligner son incapacité à préciser les dates de cette période. Tel son âge, lors du divorce (15 ans), ou l’année de la mort du père située entre 1956 et 1959… Il estime de même que celui-ci serait tombé malade très rapidement après le divorce, d’un cancer du duodénum, alors qu’une dizaine d’années se seraient écoulées, selon le recoupement de certaines dates. Pour Sami Ali, ce phénomène de désorientation temporo- spatiale, constituerait un marqueur significatif du phénomène psychosomatique.

Ses études le mèneront jusqu’au BAC. S’ensuit une carrière de fonctionnaire décrite comme : « Formidable, pas un travail, un plaisir… des rencontres avec des architectes, des ingénieurs… 21 personnes sous ses ordres, prêtes à se jeter au feu pour lui… ». Il est dithyrambique, quasi — mégalomaniaque dans ses propos, hyper actif, il anime le Club de plongée, fait du camping, du ski… M. I. insiste sur la façon dont il avait préparé sa retraite : reprenant la guitare classique, s’entraînant aux échecs, achetant un bateau pour faire de la plongée…

Le conformisme et le banal prédominent, le plaisir étant remis à plus tard alors que l’activité professionnelle vient pallier tout débordement, jusqu’à l’annulation des repères surgissant au décours de la retraite. Lors du passage à l’acte sexuel, l’angoisse, la culpabilité vont venir se cristalliser autour du génital.

À souligner, l’absence totale de vie onirique. Le patient ne se souvient jamais de ses rêves, qu’il considère d’ailleurs avec le plus grand mépris, comme un phénomène anormal, ce qui rejoint les théories élaborées par Sami Ali concernant ce qu’il appelle « le refoulement réussi de la fonction de l’imaginaire ».

En conclusion, je souhaite revenir sur la récente conférence d’Alain Didier-Weill où ce dernier évoquait les réticences de Lacan à aborder des cas cliniques. Lacan ne peut être sorti de son contexte : le séminaire était un lieu où se pressaient tous ses disciples et analysants. Cette situation transparaît dans l’ouvrage du psychanalyste Jean-Guy Godin Jacques Lacan, 5 rue de Lille où celui-ci en analyse chez Lacan et assistant à son séminaire avait eu l’horrible sentiment au décours d’une conférence que les propos rapportés n’étaient autres que les siens ! Lacan a d’ailleurs privilégié les présentations cliniques, à l’hôpital St-Anne, où ses entretiens avec des patients laissaient libre cours à son génie analytique et diagnostique.