Contributions

Thatyana Pitavy / Sexe, drogues et trauma : jouir du malaise

476views

Tout d’abord merci à Luigi Burzotta et à Gabriela Alarcon pour l’invitation et l’organisation de ces journées d’étude à la Fondation européenne pour la psychanalyse. C’est avec plaisir que j’amène ici ma contribution.

Voici un cocktail explosif sexe, drogues et trauma ! Qu’est-ce que cela a à faire avec le malaise du « sexuel » dans le parlêtre ? Si ce n’est que cela permet, ce malaise, d’en jouir. Jouir, d’une jouissance sans limites, d’une jouissance qui se veut sans perte. C’est cela que nous allons interroger ici avec le cas de Johnny, où nous allons voir comment cette triade agissante : sexe, drogues et trauma est venue s’organiser pour lui en réponse au malaise du sexuel, justement.

Partons de ceci, que la rencontre du sexuel est toujours une rencontre traumatique, cela est à la racine même de la psychanalyse, nous n’avons qu’à nous référer à Freud, de sa Neurotica à la théorie du fantasme de séduction, la rencontre avec le sexuel est traumatique pour tout parlêtre en ceci que pour pouvoir parler de cette rencontre, il faut attendre un temps d’après, un après-coup. Cette rencontre se présente tout d’abord au corps comme un excès de jouissance sans aucune représentation préalable de la part du sujet, et que cet excès de jouissance ne trouvera son sens sexuel que dans l’après-coup de l’histoire infantile du sujet. Chez Lacan, l’axiome : « il n’y a pas de rapport sexuel » pointe aussi vers ce malaise du sexuel, thème de ces journées. Malaise du sexuel chez le parlêtre qui, à suivre Lacan, ne serait rien d’autre qu’un malaise structurel, un fait de structure, l’impossible du rapport sexuel. Or, faisons toute suite remarquer que quand il y a rapport, ce n’est pas mieux non plus, voire pire. Cela m’évoque ce que dit Lacan dans « Le moment de conclure », « qu’il n’y a pas de rapport sexuel, sauf pour les générations voisines, à savoir les parents d’une part, les enfants d’une autre. C’est à quoi pare — je parle du rapport sexuel — c’est à quoi pare l’interdit de l’inceste. » Alors rapport ou non — rapport, ça ne va jamais pour les êtres de langage que nous sommes. À partir de là, comment chacun de nous se débrouille pour répondre à ce malaise, pour rendre compte de ce non-rapport de façon à peu près satisfaisante ? Évidemment que là — dedans, c’est chacun pour soi, mais on peut dire que la voie royale pour parer au malaise du sexuel est toujours la même, celle du fantasme et du désir. De l’érotisme dans le meilleur de cas, et de la pornographie pour les plus paresseux. Le rapport ou le non — rapport, disons-le d’emblée, ne se réduit pas à l’acte sexuel, le sexuel est un champ beaucoup plus large que le génital, mais c’est aussi une affaire de corps, en ceci qu’un corps, qu’on le veuille ou pas, reste un corps sexué. Voici une question brulante de notre actualité, car c’est bien de cela que la théorie du genre tente de faire fi, hélas. Même si l’anatomie n’est pas le destin, et là, on contredit Freud, elle est toutefois une donnée de départ : on naît radicalement dans un corps sexué.

La méthode chimique contre le malaise dans la culture est également une donnée chez Freud, les drogues consolent de la douleur d’exister. En effet, l’usage des drogues se révèle un moyen, une économie psychique très efficace, l’ubris à la place du malaise, qui dit mieux ? D’autant plus que l’usage des drogues ne fait plus peur à personne, cela semble même très à la mode, les soirées « alcool, cocaïne et sexe », le cannabis de tous les jours, les drogues de synthèses consommées comme des bonbons, ne parlons même pas des pharmacies de psychotropes à la maison… Or, il faut dire que l’usage des drogues produit des effets, ils sont d’ailleurs pluriels et ils ne sont pas les mêmes selon les sujets auxquels nous avons à faire. D’où, d’ailleurs la nécessité d’une lecture différentielle de la clinique des toxicomanies. Car nous savons aujourd’hui que l’usage des drogues fait par un sujet psychotique, n’est pas de même nature que l’usage fait par un sujet névrosé ou encore par un sujet pervers. Il y a une spécificité à prendre en compte selon les positions subjectives de chacun, relation d’objet exige. Spécificité, qui, à mon sens, ne peut être lue et restituée que dans la scène du transfert, bien évidemment. Car, en dehors de ça, tout usage ne peut qu’être réduit à une conduite ou à un comportement : je veux dire par là, qu’on finit par perdre toutes les nuances subjectives qui sont en jeu dans ces « mises en scène (dite) de consommation » des drogues.

Sans vouloir faire de la psychopathologie à tout « usage », aller se mettre dans le nez, dans les veines, dans le sang, dans ses poumons tout un tas des produits assez toxiques pour mieux travailler, pour mieux faire la fête, pour mieux faire l’amour, pour mieux faire un deuil, pour mieux vivre avec soi et avec les autres ce n’est quand même pas rien… Ce n’est pas sans fantasme qu’on met en place une telle solution psychique/chimique. Rien de plus symptomatique, de plus ambivalent que le pharmakon, remède et poison à la fois, autrement dit, le bon et le mauvais objet qui répond à tout, là, juste à portée de main. C’est vrai, si ça peut apaiser la douleur de vivre, après tout, pourquoi pas ? Pourquoi sans passer ? Effectivement, rien n’oblige, si ce n’est qu’au bout de quelques années cela peut devenir un peu gênant, et pour soi et pour les autres. C’est alors qu’on vient (peut-être) consulter…

Sexe, drogues et trauma. J’ai suivi Johnny pendant de nombreuses années, c’est lui qui mettait nouait sexe, drogues et trauma ensemble, d’emblée, intriqués, aujourd’hui on appelle cela le Chemsex (un anglicisme sexe chimique), c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est venu consulter, ça le troublait la correspondance qu’il faisait entre son usage des drogues et ce qu’il énonçait comme un traumatisme sexuel subi en étant enfant. Il faut dire que quand un trauma rencontre une toxicomanie ça fait rapport. Voyez-vous, ça nous embarrasse déjà, parce que la condition du parlêtre, des êtres de langage que nous sommes, est celle de l’incomplétude, celle du symptôme, du ça ne va pas, du il n’y a pas de rapport, alors que l’accrochage et la force de cette rencontre « trauma et toxicomanie », c’est tout à fait autre chose. Comme s’il y avait là une sorte de correspondance structurale entre ces deux entités. Une à la place de l’autre, comme si la toxicomanie venait booster et donner sens au trauma ou l’inverse. Cette correspondance vient du fait que comme pour le sujet traumatisé, le sujet toxicomane est aussi pris dedans, qu’il n’a rien choisi, ça lui tombe dessus. De ce point de vue c’est d’une rencontre totalement hasardeuse dont il est question, autrement dit, n’est pas toxicomane qui veut, pour paraphraser Lacan. Comme pour le trauma, la toxicomanie plonge le sujet dans quelque chose d’étrange, là aussi, dans un excès de jouissance sans nom, avec ce sentiment que tout a changé depuis que cela lui est arrivé, qu’il n’est plus le même… On peut pousser encore plus loin notre raisonnement en disant que la toxicomanie est elle-même un traumatisme, une rencontre traumatique.

Johnny avait une trentaine d’années, quelqu’un qui réussissait bien sa vie professionnelle, mais qui se retrouvait très seul et malheureux dans sa vie affective. Quand il est venu me voir, cela faisait déjà dix ans qu’il avait développé une addiction au sexe et aux drogues. Addiction qui lui faisait prendre des risques de maladie et de vie considérables. Lors de la première séance il a posé d’entrée ce qui pour lui était lu comme un trauma sexuel infantile. Et voici que dès la première séance, sans aucune retenue, il me raconte qu’entre l’âge de 9 à 13 ans, il a eu des rapports sexuels passifs avec son frère qui avait six ans de plus que lui. Quatre ans durant, des rapports quasi quotidiens. Cela se passait toujours de la même façon, tous les soirs il montait dans la chambre du frère et aussitôt l’acte sexuel terminé, celui-ci lui disait de partir : va-t’en. Cela a pris fin, d’une façon assez radicale, quand une de ses sœurs les a surpris ensemble, elle aurait dit : « arrêtez, ça ne se fait pas ça entre deux hommes ». Ils ne se sont plus jamais touchés. Après l’interdit posé par la sœur, interdit d’homosexualité, car elle ne dit pas « cela ne se fait pas entre frères », ce qui suit c’est une période de latence et d’étrangeté qui va durer cinq ans. Les pulsions sexuelles s’endorment, cependant il ne se sent pas bien dans sa peau, ni dans son corps, il devient silencieux à l’école comme à la maison. Il va décrire un état de mutisme, de déprime et d’isolement. A 18 ans, la pulsion se réveille, il fait un étrange coming out, il rencontre un homme beaucoup plus âgé que lui, une relation violente se met en place, à la limite de la prostitution. Cette époque coïncide avec un énorme dégout pour le sexe masculin, tout rapport sexuel ne sera possible qu’en position « active » comme il dit. C’est aussi le début de ses expériences avec les drogues. Sa sexualité va de plus en plus s’orienter vers une perversion. Il commence à associer l’usage des drogues dures à l’acte sexuel, les prises de risque sont énormes, que ça soit du côté des maladies sexuellement transmissibles ou des overdoses. La scène traumatique, celle décrite avec son cousin, devient aussi de plus en plus ritualisée, recherchée, maitrisée, il trouve ses partenaires par internet, il les oblige à venir chargés en drogues et habillés d’un cache-sexe. Tout est contrôlé, c’est lui le maître et c’est lui qui jette l’autre après l’acte sexuel terminé, va-t’en, comme faisait son frère avec lui. Il jette ses partenaires une fois consommés, il ne s’attache pas, il passe au suivant. Next. Retournement incessant de la pulsion : passif-actif, masochiste — sadique. Car ces séquences se soldent toujours par une profonde tristesse et un énorme sentiment de culpabilité.

Un troisième temps de la pulsion se dévoile pendant la cure : il va sortir du rapport binaire actif-passif, masochiste-sadique pour commencer à parler d’un temps réflexif cette fois-ci : « quand je veux du sexe et que je me drogue, c’est pour prendre la place de mon frère, je me vois pendant l’acte sexuel ». Il se fait ici regard, il est sous le regard du frère, et il se voit, il voit ce qu’il est pour l’autre à ce moment-là. L’objet petit a se détache, se précise, objet cause du désir. Il se fait regard, mais la cure devient de plus en plus complexe, car les passages à l’acte se multiplient en dehors des séances. Il déprime, demande à être médicalisé, le sens s’évide, il veut en finir et arrête les séances. Le trauma et la toxicomanie faisaient entièrement sens pour lui, ça donnait du sens à l’existence, à sa vie sexuelle, ça venait s’inscrire comme point fixe, devenant la causalité de tous les maux, l’explication subjective, voire existentielle du sujet. Je suis ça, je suis réduit à ça !

On voit alors où cela nous mène, directement dans les questions de l’être, du manque à être plus précisément. Après quelques mois Johnny revient me voir, ça va mieux, pour la première fois, la scène dite traumatique se déplace, il m’apprend alors qu’il n’a su qui était sa vraie mère qu’à l’âge de cinq ans. Il est né dans un pays étranger, au début d’une guerre civile violente, sanglante, il est né dedans, pendant la guerre. Il est le dernier d’une fratrie de huit enfants, son père est parti en Belgique comme réfugié politique quand il avait à peine un an. Johnny était gardé dès sa naissance par ses grands-parents, il croyait que c’était eux ses vrais parents. Puis un jour sa grand-mère, s’est énervée contre lui, lui ai dit : « va voir ta mère, je ne suis pas ta mère ! », va-t’en ! Choqué, déçu d’apprendre qui était sa vraie mère, une femme qu’il croyait d’ailleurs être une tante, en plus quelqu’un qu’il n’aimait pas spécialement. C’est alors qu’une première construction/interprétation vient en séance : « je soupçonne qu’il y a eu abus de la part de mon grand-père, je crois qu’il m’enfermait dans la chambre avec lui et que c’est pour cela (à cause de ça) que ma grand-mère n’a plus voulu de moi chez eux ». Théorie du fantasme de séduction chez Freud, vrai ou faux, ce qu’on remarque c’est que le sens sexuel vient s’inscrire là, au départ. À l’âge de 7 ans, il va passer un an et demi dans un camp de réfugiés avec sa famille et des milliers d’autres réfugiés en attente d’abri, en attente de pouvoir quitter le pays et aller retrouver le père, moment de grande promiscuité, me dit-il. Quand il arrive en Belgique, il a 9 ans, son père il n’a pas vu depuis l’âge d’un an. C’est cette année — là que les rapports sexuels avec le frère vont trouver du terrain et de l’entrain… Alors, où est le trauma, qu’est-ce qui a fait trauma pour Johnny ? La guerre, le départ de son père, l’abandon de la mère, le rejet de la grand-mère, le soupçon d’abus sexuel de la part du grand-père, les rapports sexuels avec son frère, son homosexualité, son addiction au sexe et aux drogues qui le poussent vers le pire, la malédiction maternelle que lui dit sans cesse : « tu vas finir seul et malheureux » ? La question est complexe, on a l’impression d’une vie construite par des traumas successifs, intriqués, agis.

Sans doute, il y en a de tout ça, mais il y a aussi un vide interne qu’il ne cesse pas de faire revenir en séance, « il me manque quelque chose », malaise qu’il essaye de combler avec le sexe, avec les drogues, avec la culpabilité, et toute la série des traumatismes qu’il nous décrit. « Quand le démon est là, c’est ça ou rien ! » dit — il. C’est ça ou rien, c’est très radical, vide insupportable du sujet. Il y a eu du progrès, il n’a plus besoin des drogues pour avoir des rapports sexuels, il est tombé amoureux d’un garçon qui a le même prénom que lui, il a acheté un appartement, ça se normalise, ça se névrotise, mais il y a un os, c’est d’ailleurs sur ce point qu’il a arrêté sa cure, point d’impasse, qu’il n’était pas encore, à mon sens, prêt de trancher, de dépasser, et qui concerne son identité sexuée. Il estime que ses parents, son frère, sa famille sont responsables de son homosexualité : « le sexe était très interdit dans le discours de mes parents, l’acceptation de l’homosexualité est impossible pour eux » et pour lui aussi, car il ne veut pas prendre cela à son compte, il reste passif, pris dans sa sexualité infantile, noué en -corps, à ses traumatismes. Dans cette logique du c’est ça ou rien. Il veut les faire payer de ça, un besoin de leur faire du mal, de leur dire le mal qu’ils ont fait, il va leur dire ce qui s’est passé entre lui et son frère, ce sont eux les coupables. Voilà la difficulté : d’un côté il peut réaliser le chemin parcouru, autrement dit, le fait que ça va réellement mieux, qu’il se sent mieux dans sa vie, dans son corps, mais de l’autre côté il ne veut pas lâcher, pas perdre sa place de victime de l’Autre. Pour l’instant, il ne veut pas, il ne peut pas prendre à son compte son identité sexuelle, autrement dit, il ne veut pas payer pour la façon qu’il a de jouir. Il tente une économie psychique sans perte, disais-je au début de mon intervention, l’Autre doit payer, endosser les frais. Tout cela est d’autant plus déroutant, car la cure aurait pu l’amener au-delà, il a fait la traversée comme on dit, mais devant son acte de conclure il a freiné. Or, tous ses excès de jouissance, me disait-il, c’est ce qui lui permettait de supporter la sexualité, si ce n’est de pouvoir en avoir une. Car en dehors des drogues et de la mise en acte de la scène traumatique/fantasmatique avec son frère, il n’y avait pas d’autre désir sexuel, il n’y avait pas d’autre identité sexuée possible pour Johnny. Il évoquait parfois son dégoût du sexuel, du fait qu’il se tenait mieux « asexuel ». Voyez — vous, ce ne sont pas des simples questions, montage, forçage d’une (a) sexualité. Alors, peut-on dire le traitement du traumatique sexuel par les drogues ? Sans doute. Même si parfois on a l’impression d’un drôle de traitement, c’est-à-dire que là où ça traite, ça continue de jouir. Traitement par la jouissance alors, escamotage du symbolique, récupération immédiate dans le corps de ce qui doit être payé par la castration, par sa responsabilité de sujet. Voilà que ce cas semble confirmer la théorie freudienne, à savoir que le sexuel, chez l’homme, est traumatique. Alors comment on s’en sort ? Peut-être qu’il vaut mieux ne pas s’en sortir entièrement, car le fantasme est ce qu’on a inventé de mieux jusqu’ici. Non seulement c’est notre réponse au traumatique, mais la condition de nos jouissances et de nos désirs. Alors : ça ou rien ? Plutôt ça ! On sait que l’appétence au rien nous mène à des cliniques tellement pas rigolotes : à savoir l’anorexie qui en a le goût prononcé et la mélancolie un fort penchant… Après, c’est ce qu’on veut.