Contributions

Jacques Silvano / VALEUR, ARGENT, FINANCE

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Texte paru dans les actes du séminaire de l’AEFL

Les titres financiers (monétaires ou non) sont qualifiés de « valeurs » (on parle par exemple de « valeurs négociables »). Il y a donc, dans le langage courant, confusion entre la valeur des choses et ce qui est censé la représenter. Nous allons essayer de montrer, d’une part, que l’argent correspond à une conception particulière de la valeur, d’autre part, que seule cette conception permet de comprendre la logique financière.

Il est question ici de « valeur », que l’on peut définir comme l’importance accordée à une chose, mais surtout de « valeur économique », ce qui suppose que l’on se situe dans le cadre des échanges. L’importance que l’on donne à cette chose doit donc être partagée collectivement. Nous raisonnons à partir d’une économie marchande, qu’il ne faut pas confondre avec l’économie tout court. En effet le marché n’est qu’un des modes de coordination de l’activité économique, les autres étant l’organisation (la hiérarchie), le réseau (les connaissances) et le « don-contre don » (cf. : M. Mauss). La relation marchande a trois caractéristiques : Les personnes recherchent la satisfaction d’un intérêt individuel ; les intérêts étant divergents, les individus essaient d’obtenir au moins une équivalence dans l’échange ; la transaction dénoue le conflit potentiel et la relation se suffit à elle-même, à la fin de la transaction les personnes concernées n’ont plus à maintenir un quelconque contact.

Nous verrons, dans la deuxième partie, comment l’argent va être un déterminant fondamental de la propagation de cette économie dominée par le marché.

La valeur des objets a-t-elle pour origine le travail ou la décision subjective des individus ? L’argent qui représente cette valeur doit-il être créé en fonction des richesses réelles obtenues grâce au travail des hommes (données objectives) ou doit-il être créé à partir des projets de création de richesses de ces mêmes hommes (données subjectives) ? L’activité financière doit-elle correspondre à l’activité réelle ou à une anticipation, par nature risquée, de cette activité ?

1. La question de la valeur

Schématiquement la valeur économique peut être expliquée soit de façon subjective, l’importance que les individus vont donner aux choses, soit de façon objective, l’énergie, les efforts déployés pour obtenir ces choses. La théorie économique va naviguer d’une conception à l’autre.

1.1 La valeur travail domine toute la théorie « classique » et donc le XIXe siècle
1.1.1.Fondements et avantages de la « valeur travail »

Dès 1776, on assiste à une opposition entre l’Abbé Étienne Bonnot de Condillac et Adam Smith. Pour le premier, « si la valeur des choses est fondée sur leur utilité, leur plus ou moins de valeur est fondée, l’utilité restant la même, sur leur rareté ou sur leur abondance », « sur les bords du fleuve l’eau a de la valeur, mais la plus petite possible… dans un lieu aride, au contraire, elle a une grande valeur ». C’est le désir qui est théoriquement à l’origine de la valeur que l’on accorde aux choses. Condillac a donc une approche subjective de la valeur, mais, conscient de ses limites, il va, en fait, accorder beaucoup d’importance à la rareté. Chez les « classiques » seul J. — B. Say adoptera cette conception de la valeur.

Smith (Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776) n’admet pas cette approche : Il met en valeur tout d’abord le fait que c’est « la valeur d’échange » (« pouvoir d’acheter d’autres biens que procure la possession de cet objet ») et non « la valeur d’usage » (« l’utilité pour un objet particulier ») qui est importante.

Il précise ensuite que l’utilité ne peut être le fondement de la valeur d’échange en expliquant le paradoxe de l’eau et du diamant : l’eau a une faible valeur et une forte utilité, alors que le diamant a une faible utilité et une forte valeur.

Ce n’est donc pas l’utilité qui est à l’origine de la valeur mais la rareté. Toutefois, il convient de clarifier cette notion de rareté : Les classiques, après David Ricardo, admettent qu’elle peut être subjective pour des biens considérés comme exceptionnels. D. Ricardo cite les œuvres d’art ou les « grandes » bouteilles de vin. Ce sont des biens non reproductibles et donc leur valeur n’est pas liée au travail qu’il est nécessaire de mobiliser pour les obtenir. Mais pour la très grande majorité des biens, la rareté se ramène à la difficulté pour obtenir ces biens, difficulté que l’on peut traduire en temps de travail. D. Ricardo (« Principes d’économie politique » 1817) va raisonner en termes de « travail incorporé » de façon « directe » et « indirecte » (quantité de travail nécessaire pour produire les biens de production).

« Un objet ne vaut que ce qu’il a coûté d’heures, il n’y a plus qu’un échange, entre tous les producteurs, à l’aide de bons de travail, et cela sous la direction de la communauté » dit Sigismond à Mme Caroline à la fin de « L’argent » (P. 486).

Pour Karl Marx (« Le capital » 1867), la valeur d’échange du travail peut être aussi évaluée en termes de travail (temps de travail pour produire les biens qui ont été achetés avec le salaire), ce qui permet de montrer qu’elle est inférieure au temps de travail fourni par le travailleur.

Les avantages de cette conception sont liés à son objectivité. La valeur n’a pas pour origine le sujet qui intervient dans la relation économique, mais la nature même de l’objet qui est valorisé. La mesure de la valeur en temps de travail pose le problème des différences de qualité du travail, aspect abordé et non résolu chez Ricardo, mais que Marx va tenter de dépasser par l’introduction dans le raisonnement du « travail complexe ».

« Son raisonnement était qu’une action vaut d’abord son prix d’émission, ensuite l’intérêt qu’elle peut rapporter, et qui dépend de la prospérité de la maison, du succès des entreprises. Il y a donc une valeur maximum qu’elle ne doit raisonnablement pas dépasser… »

Approche de Gundermann (P.332)

1.1.2. Les limites de l’approche en termes de « valeur travail »
  1. Elle débouche sur une conception très pessimiste et/ou critique de l’avenir des économies de marché

Pour David Ricardo, l’économie de marché va vers « l’état stationnaire » : Reprenant les hypothèses de Malthus, il considère que la population ne cessant de croître, les agriculteurs sont obligés de mettre en culture des terres de moins en moins productives. Le prix des aliments se fixant à partir des dernières terres cultivées (sinon elles ne rapporteraient rien), la « rente différentielle » des agriculteurs augmente avec le prix des aliments. Comme le prix des aliments permet de fixer le « salaire de subsistance », l’augmentation de ce dernier fait baisser ce qui reste aux propriétaires du capital, le profit. À terme l’économie sans profit est stagnante, c’est « l’état stationnaire » (nous avons une conception presque similaire chez John Stuart Mill)

Pour Karl Marx, l’exploitation du travail par le capital va amener le capitalisme à « creuser sa propre tombe » :

 

Pour 10 heures de travail quotidien, le travailleur va toucher, à partir d’une relation contractuelle apparemment libre, un salaire avec lequel il va acheter les biens et services qui lui permettront de vivre et de faire vivre sa famille (« reproduction de la force de travail » au sens large). Si on calcule le temps de travail nécessaire pour produire ces biens et services, on se rend compte qu’il est de 4 heures. Il y a donc un « sur travail » (différence entre le travail effectué et le travail nécessaire pour que ce travail effectué existe) de 6 heures qui se dégage du processus productif.

La transformation du « surtravail » en « plus-value » : Les produits vont être vendus (« réalisés » selon la formulation marxiste) à un prix correspondant aux 10 heures de travail fourni et c’est le capitaliste qui va récupérer, dans sa totalité, la différence entre le travail effectué et l’équivalent travail récupéré par le travailleur. Le « surtravail » se transforme donc en « plus-value ». Cela va déboucher sur trois contradictions qui vont « tuer » l’économie de marché capitaliste : l’exploitation va limiter la « réalisation » du surtravail (demande insuffisante) et sa transformation en plus-value ; le « travail vivant » étant seul capable d’augmenter la valeur produite, la substitution du travail par le capital (« le travail mort ») va se traduire par une diminution du taux de profit (« baisse tendancielle du taux de profit ») ; l’accumulation du capital (et donc la concentration des entreprises), liée à une forte croissance des profits réalisée dans un premier temps, va se traduire par la disparition de petits entrepreneurs qui vont augmenter l’armée des prolétaires.

  1. Elle est incapable de comprendre le facteur capital et donc le profit

À partir du moment où la valeur n’est créée que par le travail, le capital n’ajoute rien si ce n’est du travail incorporé indirect : le capital technique ne vaut que comme du travail déjà réalisé, du travail cristallisé ou du « travail mort » (Marx). Ainsi, cette approche arrive mal à expliquer la création de valeur liée à la combinaison productive : la valeur n’est que la somme d’un travail direct et indirect, alors que la combinaison travail-capital génère une création supérieure à cette somme.

En outre, le capital permet la mise en place d’un déterminant essentiel de la création de valeur, le progrès technique.

Ainsi dans la théorie classique (mais la pensée néoclassique ne sera, à ce niveau, pas plus performante), le profit n’est pas pensé, ce n’est qu’un solde (ce qui reste lorsqu’on a enlevé les salaires et les rentes). Ce qui est un comble pour des théories qui prétendaient expliquer les économies de marché capitalistes qui se développaient à l’époque.

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