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Etienne OLDENHOVE – Une femme psychotique en vaut-elle trois ou trois en valent-elles une ?

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Texte à retrouver sur le site de l’ALI à la page dédiée au RETOUR DU SÉMINAIRE D’HIVER 2018 : « LA FEMME EST L’AVENIR DE L’HOMME » SIGNÉ, DANIEL-PAUL SCHREBER (PARIS, LES 20 ET 21 JANVIER 2018)

Drôle de titre pour une intervention. Il continue à faire énigme pour moi et j’essaierai de m’en expliquer à la fin de celle-ci. L’essentiel de ce que je me propose de vous amener aujourd’hui, c’est un parcours de quelques cas de paranoïas dites « féminines » dans l’œuvre de Freud. Vous verrez que cette nomination « paranoïa féminine » n’est pas si évidente que cela. Mais la tradition nous l’a imposée comme elle nous a imposé

« Hystérie masculine » pour nommer les hystéries qui viennent se loger dans un corps mâle. Il y a là peut-être un problème d’hétérogénéité car l’espace du corps et l’espace du langage ne sont pas homogènes.

Classiquement, l’on dit que Freud a fondé la psychanalyse suite à sa rencontre avec l’hystérie, tandis que Lacan a renouvelé la psychanalyse suite à sa rencontre avec la paranoïa. C’est peut-être aller trop vite en besogne car d’une part, le cas princeps invoqué pour justifier cette affirmation à propos de Freud, est celui d’Anna O. Or à relire ce fameux cas d’Anna O., cure menée par J. Breuer et non par Freud, et à lire ce que certains historiens ont pu écrire sur le destin de Bertha Pappenheim, on peut légitimement douter du diagnostic avancé par Breuer et poser plutôt celui d’une structure psychotique. J’y reviendrai par après.

D’autre part, la question de la paranoïa est toujours restée très présente dans l’œuvre de Freud. Elle est très présente au début de son travail, dans les années 1895 à 1900, puis elle revient en force dans les années 1908 à 1915, époque où il va écrire notamment ses « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de Paranoïa » (« Le président Schreber », publié en 1911) et ses écrits métapsychologiques.

Ce qui est également important à relever, c’est que ce qui va causer la séparation de Freud avec la plupart de ses élèves dissidents (Jung, Adler, Ferenczi, ce furent des divergences à propos de la clinique des psychoses. Sa séparation d’avec Fliess est également une prise de position par rapport à la paranoïa.

Jusqu’au bout, Freud continuera à se questionner sur les psychoses et plus particulièrement, les paranoïas, par exemple, dans son questionnement sur la féminité, puis dans son article de 1937 sur les constructions dans l’analyse.

Relevons également avant de nous lancer dans ce parcours de quelques cas de paranoïas chez Freud, que la plupart sont des cas de femmes paranoïaques. En boutade, je dirais que le Président Schreber, « la femme de Dieu », fait donc plutôt exception dans cette galerie de paranoïas freudiennes.

Je vais tout simplement suivre un ordre chronologique dans notre visite de cette galerie.

Première élaboration importante de Freud au sujet de la paranoïa, c’est celle que l’on trouve dans sa correspondance avec Wilhem Fliess, à la date du 24 janvier 1895, sous le titre de « Manuscrit H ». On y trouve déjà quelques lignes directrices de la pensée de Freud au sujet de la paranoïa, lignes directrices qu’il n’abandonnera jamais. A cette époque de son élaboration, Freud retient comme trait distinctif de la paranoïa, celui qu’il nomme une perturbation « intellectuelle ». Il écrit ceci : « En psychiatrie, les idées délirantes doivent être rangées à côté des idées obsessionnelles, toutes deux étant des perturbations purement intellectuelles ; la paranoïa se place à côté du trouble obsessionnel en tant que psychose intellectuelle. »

Deuxième affirmation de Freud : « la paranoïa chronique sous sa forme classique est un mode pathologique de défense, comme l’hystérie, la névrose obsessionnelle et les états de confusion hallucinatoire. Les gens deviennent paranoïaques parce qu’ils ne peuvent tolérer certaines chose — à condition naturellement que leur psychisme y soit particulièrement disposé. »

Ce « ils ne peuvent tolérer certaines choses », Freud n’arrêtera pas de tenter de le préciser. Dans ce manuscrit, il va le faire à partir du travail clinique qu’il avait tenté de faire avec une jeune femme, une « demoiselle déjà mûrissante (30 ans environ), écrit Freud, qui présente des épisodes de délire de persécution et d’observation. Je vous résume à l’extrême ce cas clinique. Il s’agit d’une jeune femme qui a subi une tentative entreprenante de séduction de la part d’un homme. Freud décrit la scène de la façon suivante : « Elle faisait le ménage dans la chambre (de cet homme) alors qu’il était encore couché. Il la fit venir auprès du lit et quand, sans rien soupçonner, elle s’approcha, il lui mit son pénis dans la main. Cette scène n’eut pas de suite et, peu de temps après, l’étranger (qui était un de ses locataires) quitta la maison. Quelques années plus tard, l’héroïne de cette aventure tomba malade. Elle se plaignait et d’indéniables symptômes de délire d’observation et de persécution apparurent : les voisins la plaignaient parce qu’elle était une laissée pour compte et qu’elle attendait le retour de cet homme. »

Ce qui va retenir l’attention de Freud et l’interpeler, c’est l’échec de l’effet cathartique du souvenir. Cette patiente lui était adressée par Breuer. Freud dit : « J’essayai sans succès de supprimer la tendance à la paranoïa en restaurant dans ses droits le souvenir de la scène de séduction. J’eus avec elle deux entretiens et l’invitai, alors qu’elle était dans un état de “concentration hypnotique” à me raconter tout ce qui se rapportait à son locataire. L’ayant pressée de questions pour savoir si rien “d’embarrassant” ne lui était arrivé, elle le nia de la façon la plus formelle – et je ne la revis plus. Elle me fit dire que tout cela l’énervait trop. Défense ! Évidemment, elle ne voulait pas qu’on rappelât ses souvenirs et les refoulait intentionnellement. La défense était indéniable, mais aurait tout aussi bien pu aboutir à un symptôme hystérique ou à une obsession. Quel était donc le caractère particulier de cette défense paranoïaque ? » Et Freud poursuit : « La malade voulait éviter quelque chose, le refoulait. Nous devinons ce que c’était ; il est probable qu’elle avait vraiment été troublée par ce qu’elle avait vu et par le souvenir de ce qu’elle avait vu. Elle tentait d’échapper au reproche d’être une “vilaine femme”. Mais ce reproche lui vint du dehors et ainsi le contenu réel resta intact alors que l’emplacement de toute la chose changea. Le reproche intérieur fut repoussé au dehors : les gens disaient ce qu’elle se serait sans cela, dit elle-même. Elle aurait été forcée d’accepter le jugement formulé intérieurement, mais pouvait bien rejeter (verwerfen) celui qui venait de l’extérieur. »

« Le but de la paranoïa est donc de se défendre d’une représentation inconciliable avec le moi, en projetant son contenu dans le monde extérieur. »

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