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Nazir Hamad / France pardonne moi, je ne t’aime que modérément

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Texte publié sur le site de l’ALI

Devenir français pour un étranger et pour ses enfants n’est jamais sans conséquences. Il y a un passage d’un bord à l’autre. Ce passage est d’abord imaginaire, car il est guidé par la nature de l’idéal que le devenir français implique ou encore par la distance qu’il creuse par rapport à l’origine.

Poser un idéal de la sorte va de pair avec le sentiment d’élection. Si la France accorde la nationalité à quelqu’un, c’est qu’elle le reconnaît comme honorable ; un prestige s’offre aux gens prestigieux. L’idéal français ne peut pas être bradé pour tomber dans les bazars ou les marchés aux puces. L’idéologie discriminatoire contre les étrangers redonne tout son éclat à un tel prestige. Pour beaucoup de Français naturalisés, la politique discriminatoire est vécue comme une nouvelle élection.

Voici à ce propos une anecdote symboliquement intéressante : un jour, une personne m’a appelé pour prendre un rendez-vous, car elle souhaitait faire un travail analytique avec moi. J’ai répondu favorablement à sa demande. Mais, quand je lui ai donné le nom du métro le plus proche, elle a eu une réaction inattendue. Elle m’a dit que, réflexion faite, elle avait besoin de prendre son temps avant de faire ce pas important. Ayant entendu son nom, d’origine nord-africaine, j’ai commenté : « Cela risque de vous prendre longtemps.»

« Pourquoi dites-vous cela ? », m’a-t-elle demandé. « Parce que, dans mon quartier, le risque pour vous est de rencontrer vos semblables. » La femme a éclaté de rire et m’a dit : « Vous avez tout compris, je garde mon rendez-vous. »

Le risque de rencontrer ses semblables consistait à mettre en cause l’idéal de sa nationalité acquise. Parfois, une personne naturalisée a à se confronter à un impossible : prouver qu’il est français comme tous les autres. Quel gage faut-il donner aux Français pour les convaincre qu’un immigré lambda mérite sa place parmi eux ? Si chacun d’eux, parce que français de souche, s’auto-désigne garant de l’idéal français, il devient forcément difficile à satisfaire. Chaque immigré naturalisé va se trouver dans la position inconfortable d’Abraham face à l’injonction de son dieu. Est-il prêt à sacrifier ce qu’il a de plus cher comme témoignage d’amour ?

On a vu des immigrés qui se sont déshabillés de tout ce qui les rattachait à leur culture d’origine. Ils ont changé de nom, ont coupé définitivement avec leurs anciens semblables et se sont acharnés à éliminer de leur langage tout accent susceptible de dévoiler leur origine étrangère. Ils sont allés loin dans le renoncement à leur ancienne appartenance pour coller entièrement à l’image qu’ils se faisaient d’un Français idéal qu’ils cherchaient à incarner. Que peut-on donner de plus pour coller à l’idéal national qui nous échappe en permanence ? Bernard Shaw, dans Pygmalion, nous suggère la réponse : devenir le gardien infatigable de la pureté de la langue et de la race. Bernard Shaw nous raconte l’histoire d’une jeune vendeuse de fleurs illettrée parlant cockney, l’argot populaire de Londres. Un linguiste de renommée internationale, le professeur Higgins, rencontre fortuitement Eliza Dolittle, la petite vendeuse de fleurs. Relevant le défi d’un ami linguiste lui aussi, Higgins décide de prendre Eliza en charge dans l’intention de lui apprendre un Anglais digne d’une princesse. L’opération de transfiguration a réussi au point que, lors d’une réception dans le milieu de la noblesse anglaise, Eliza monopolisait toute l’attention, suscitant bien des jalousies. C’est là où Monsieur Nepommuck intervient. Ancien élève du professeur Higgins, cet homme avait consacré sa vie au service de l’aristocratie. Sa tâche principale consistait à utiliser son art à débusquer toute trace d’accent pouvant trahir l’origine d’un prétendu noble. Il était devenu le serviteur dévoué de la noblesse et veillait à protéger la pureté de la race de ses seigneurs. Ce jour-là, l’hôtesse le missionne pour découvrir l’origine de cette mystérieuse princesse. Il fait tout pour la rencontrer et lui parler. Voici ce qu’il en récolte :

L’hôtesse : « Vous voilà enfin, Nepommuck. Avez-vous appris des choses sur elle ? Est-elle une simulatrice ?»

Nepommuck : « Je sais tout sur elle, elle est fausse. … Elle parle un anglais plus parfait que n’importe quelle autre femme anglaise. Seuls les étrangers qui ont appris la langue sont capables de la parler si parfaitement… Elle est hongroise, de sang royal. » (George Bernard Shaw, Pygmalion, Signet Classics.)

Voilà, sa mission accomplie, le gardien de la pureté tombe dans le piège de ce qui lui semble être trop pur. Il le sait, lui qui a consacré sa vie à vouloir atteindre cet idéal. Nepommuck est un personnage courant parmi nos naturalisés. Une fois admis, ils deviennent les gardiens du temple qui s’effarouchent facilement à l’idée de partager leur privilège avec une populace, les autres naturalisés, vécue comme usurpatrice d’un statut qu’elle ne mérite pas.

Voilà pourquoi le discours raciste rassure ces naturalisés. Il rassure dans la mesure où il laisse croire qu’il incarne l’idéal national et veille à ce que cette place reste réservée aux heureux élus. Plus encore, il mobilise tous les déçus, les frustrés et les laissés-pour-compte. Quand ce discours marche, on s’y réfère comme un espoir certain. Je n’ai pas de travail, je vote pour les théoriciens de la discrimination. Mon voisin arabe me déplaît, je vote pour eux parce que leur discours discriminatoire me laisse croire que mon voisin haïssable sera automatiquement expulsé, etc.

J’ai toujours en tête cette expérience que je tire de ma clinique de psychanalyste. Un jeune homme français d’origine nord-Africaine avait été adopté enfant par une famille catholique croyante qui l’a aimé et l’a aidé à grandir et à s’assumer dans son identité et sa foi nouvelles. Il s’y trouvait tellement bien qu’il était devenu le chevalier blanc de sa nouvelle religion. Cela il me le montrait bien, car chaque fois qu’il venait à sa séance il me faisait entendre qu’il n’aimait pas la station du métro parce qu’il y rencontrait beaucoup de racailles. Sa haine pour les racailles allait au point de me demander comment j’avais fait pour accepter de vivre dans ce quartier de bestiaux. Ces plaintes ont duré de longs mois, et puis un jour, il s’est entendu, il s’est levé et m’a demandé : « Monsieur, vous êtes d’origine arabe ? » Quand je lui ai répondu que oui, il s’est confondu en excuses. Je l’ai rassuré en lui disant que je n’avais jamais entendu dans son discours quelque chose qui me désignait personnellement, mais quelque chose qui le désignait lui. Et quand j’ai rajouté la question quel était à son avis le prix à payer pour se laver complètement de ce qui continuait à lui rappeler ses origines, il avait fondu en larmes et m’avait répondu : le prix qu’il me reste à payer ce sont peut-être ces larmes.

Il aimait la France, sa famille, sa nouvelle identité, sa nouvelle culture et sa nouvelle foi, mais tout cela n’effaçait pas suffisamment ce qui continuait à insister de son histoire d’origine. Rencontrer ses anciens semblables dans mon quartier le renvoyait violemment à ce qu’il croyait qu’il n’était plus et à découvrir que cela causait toujours son malaise.

Comment me purifier de toute trace de ce qui me renvoie à l’histoire de mes ancêtres qui est étroitement mêlée à celle de l’Afrique du Nord surtout quand je ne suis pas arabe ou musulman ? Me faut-il les chasser tous afin de légitimer mon statut d’élu de la France ? Il y en a qui n’hésitent pas à le déclarer haut et fort.

Je conclus avec cette question : qui aime plus la France, un Zola persécuté pour avoir écrit

« J’accuse », ou un Pétain qui a collaboré avec les nazis sous prétexte de sauver la France ? Il y en a qui ont répondu Pétain.