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Alain BELLET – « LE MOI A PERDU LA BATAILLE » (Freud)

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Texte à retrouver sur le site de l’ALI à la page dédiée au RETOUR SUR LE SÉMINAIRE D’HIVER 2018: « LA FEMME EST L’AVENIR DE L’HOMME » SIGNÉ, DANIEL-PAUL SCHREBER 

L’approche des psychoses ne peut se faire que par l’étude du moi. C’est ce que ne cesse de répéter Freud lorsqu’il aborde la question des psychoses. Lacan reprendra également cette remarque à son compte (en particulier dans son séminaire II sur le moi). L’établissement d’un lien aussi étroit entre le moi et la psychose mérite qu’on s’y intéresse.

Nous commencerons par considérer le moi pour constater qu’il existe une certaine prévention à invoquer cette instance et ce pas seulement en psychanalyse. Lacan, au début de son séminaire II se donne la peine de nous restituer un petit historique de cette notion. Il nous rappelle que « Le moi » n’a pas toujours existé. Il n’apparaîtrait, en tant que substantif, qu’au XVIe siècle. « Mais nous ne pouvons plus ne pas penser avec ce registre du moi que nous avons acquis au cours de l’histoire. » (Lacan. Séminaire II)

A défaut de pouvoir s’en passer on peut s’interroger sur son usage.

Cette histoire :

On pourrait, bien sûr, rappeler le « Gnôthi seau ton », le « connais-toi toi-même » gravé sur le frontispice du temple de Delphes et repris par Socrate. De même, celui que l’on considère comme l’« homme clé de l’émergence du moi en occident » soit St Augustin dans ses Soliloques et ses Confessions. (Souvenons-nous du fameux « invidia » souvent évoqué par Lacan)

Cependant ce que ces philosophes visaient par « connaissance de soi » ne comportait pas de caractère psychologique ou personnel ; il s’agissait simplement de définir le propre de l’homme, son « essence », c’est-à — dire de prendre conscience que nous sommes avant tout un esprit, une âme raisonnable.

Cette thèse répond à la question « qu’est-ce qu’un homme en général », mais elle ne répond pas à la question « qui suis-je en particulier » en tant qu’individu, en tant que sujet.

Au XVI èsiècle certains auteurs s’autorisent à mener une réflexion sur eux-mêmes.

Montaigne sera le plus représentatif de ce mouvement inaugural. Il s’agira de se tourner vers sa propre personne, s’examiner, parler de soi.

Mais les réactions ne tarderont pas. Particulièrement dans le milieu janséniste (Port Royal).

Pour Pascal, « le moi est haïssable ». (Paul Valéry confirmera à sa manière : « oui, celui des autres ! »)

Est-ce que la bonne éducation bourgeoise qui profère qu’il est de bon ton de ne pas parler de soi est issue du jansénisme, au moins pour une part ?

Pascal : « qui aime-t-on quand on aime ? On aime donc jamais personne mais seulement des qualités. »

Le moi veut se faire le centre de tout et voudrait être le tyran de tous les autres. Le moi est un rien qui se prend pour un tout. Pathétique divertissement que l’amour propre !

Finalement, le moi, en philosophie, est inconnaissable. Il n’y a pas de connaissance subjective. La connaissance ne peut que saisir l’objet.

Le moi est le produit de la société, des conventions sociales, des étiquettes. Le moi n’est pas un en soi mais pour soi.

Il est à créer, une conquête, une valeur, il n’est pas rigoureusement délimité. L’unité du moi est précaire, nous ne coïncidons pas avec nous-même. Le moi est un effort pour vaincre les contradictions inhérentes au moi présent. (Même le moi cartésien n’est saisi qu’à partir du doute volontaire).

Pour ou contre, ils vont se succéder : Montaigne, Pascal, Descartes, Rousseau, La Roche Foucault que Lacan retient pour ses qualités à parler de l’amour propre, à quel point celui-ci dans la recherche de son bien se trouve systématiquement frappé d’inauthenticité, le comportement humain est comme tel leurré. Du moralisme de La Roche Foucault à Nietzsche et « sa Généalogie de la morale », c’est dans ce creuset que viendrait se verser la vérité freudienne (Lacan Séminaire 2. Editions du Seuil p.18-19). On pourrait encore évoquer Chateaubriand décrié par Stendhal pour son « égotisme », son « moi je » insupportable. Est-ce un style à recommander le « moi je » ? Les phrases en « je » sont sans sujet, c’est l’auditeur qui supplée au manque de sujet. Plus près de nous Rimbaud (« Je est un autre ») et on pourrait poursuivre jusqu’à nos jours, Merleau-Ponty, Sartre, Ricœur, Lévinas, à considérer le moi et son autre.

Cette évocation non pas pour en faire une liste exhaustive mais pour rappeler qu’un certain dualisme règne d’emblée dans les considérations sur le moi, que celui-ci apparaît manquant, marqué d’incomplétude, ceci bien avant que Freud s’en empare. Si une certaine éducation invite à rester discret sur son moi, on se souviendra que c’est, pour le peuple, dans la chute d’un moi plein d’arrogance et infatué de lui-même que réside le comique (comédia del arte). L’enfance, contemporaine de l’instauration de ce moi, raffole des personnages incarnant cette instance dans tous ses excès (« Moi, moche et méchant » dont le titre original est « détestable moi »). C’est, bien sûr, très rapidement, tous les traits de la personnalité paranoïaque que l’on rencontre à l’évocation de cette instance : mégalomanie suspicieuse. Voir la Bande Dessinée du chat de Geluck. Le chat se trouve devant un plan de la ville. Il fixe le plan et son rond rouge : « Vous êtes ici » et maugrée : « Hum, les nouvelles vont vite ! »

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