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Ilaria Pirone / Ces femmes devant nous

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Le CMPP et l’ESMPI de la MGEN en collaboration avec les CADA d’Île-de-France organisent leur Quatrième journée d’étude sur la clinique de l’exil et de la demande d’asile.

Nous avions récemment travaillé sur la question du traumatisme en proposant que toute expérience d’exil ne pouvait pas être réduite à cette seule catégorie psychopathologique. Sans ignorer la dimension effectivement traumatique des vécus, nous avions souligné d’autres éléments qui peuvent s’y trouver reliés : les deuils, les formes de la honte, le renoncement au désir… le tout pris dans le déni d’hospitalité propre aujourd’hui à nos pays.

Cette année, nous souhaitons réfléchir plus particulièrement sur nos rencontres avec les femmes venues d’ailleurs. Les questions des mariages « forcés » dès l’adolescence, l’excision et les mutilations sexuelles rituelles, les violences… Un jour, une femme se lève et dit « Cela suffit, ce que j’ai vécu, ma fille ne le vivra pas ! ». Ces récits féminins, remplis de douleur et de souffrance, s’inscrivent néanmoins dans un sentiment partagé par les femmes de tout horizon : « Ce corps, il m’appartient ! ». C’est peu dire combien dans le transfert ce regard sur le corps des femmes nous a changés.

Le partage de nos expériences se veut alors encore une occasion pour réfléchir ensemble sur ce que cette clinique nous enseigne. L’après-midi sera plus spécifiquement consacré au temps d’échange avec les représentants des CADA d’Ile-de-France (France Terre d’Asile, COALLIA, CASP).


L’équipe du CMPP en collaboration avec la psychiatrie adulte du Centre de santé Vaugirard.

 
Texte d’ouverture
Ilaria Pirone
Ces femmes devant nous

Je tiens à remercier le Docteur Jean-Jacques Tyszler pour avoir tenu fermement à l’organisation de cette journée, je remercie également Aïcha Fischer, Carolina Porto et le docteur Daphné Cohen pour l’organisation de cette journée. Je remercie aussi tous les collègues des différentes associations et des CADA qui sont présents aujourd’hui.

Dans la préparation de cette journée au centre médico-psycho-pédagogique, nous avons commencé à travailler sur la question complexe de la place qu’occupe l’enfant dans ces trajets exceptionnels de ces femmes qui viennent au CMPP avec leurs enfants. Puis au fil des discussions et des échanges avec les collègues de la psychiatrie adulte les questions ont évolué. Mais en tout cas ça a été notre point de départ : puisque ce sont les enfants qui nous permettent de rencontrer ces femmes, c’est à partir de ce point que nous avons commencé à travailler, c’est-à-dire la place qu’occupe l’enfant dans le trajet de vie de ces femmes.

L’enfant de la guerre, l’enfant du viol ; l’enfant né sur le trajet de l’exil ; les fratries avec l’enfant né au pays et celui né dans le pays d’accueil ; les enfants faits pour oublier, pour s’oublier, l’enfant comme seul fil qui tient encore accrochées certaines femmes à la vie ; l’enfant fille ou fils, petite fille ou petit fils de toutes les guerres (je pense à une phrase d’une maman arménienne : « Mon enfant est fils de toutes les guerres de plusieurs générations ») ; ou encore l’enfant à sauver, l’enfant qu’elles ne voulaient pas faire naître dans les conditions dans lesquelles elles vivaient.

Parfois la fillette à sauver, sauver de l’excision, sauver du mariage forcé, la fille à sauver d’une position d’objet… Pour beaucoup d’entre elles, de ces femmes que nous rencontrons, c’est pour leur fille qu’elles décident un jour qu’un autre destin est possible : où trouvent-elles la force ? Sur quoi prennent-elles appui pour prendre cette décision ?

Et puis, une fois parties et arrivées dans lesdits pays d’accueil, il faut qu’elles s’inventent de toute pièce une autre façon de vivre, il faut qu’elles apprennent à être, à exister, non pas seulement par délégation, parce que c’est à leurs filles que parfois ces femmes relèguent leur désir, il faut qu’elles trouvent à nouveau à être femmes et mères de ces enfants qu’elles ont sauvés et qui peuvent leur devenir étrangers. C’est à ce moment-là de leur vie le plus souvent que nous les rencontrons, au moment où de ce « Non ! » qu’elles ont eu le courage de prononcer, de ce « non » dans lequel elles ont trouvé la force de tout quitter, elles doivent décider comment écrire la suite de leur histoire.

Ces quelques mots en ouverture de cette journée, où les collègues qui interviendront ensuite sauront dire mieux que moi quelque chose de ces rencontres, vous diront sûrement quelque chose de moi. Mais c’est un choix. Dans cette clinique, dans le transfert, on y est ou on n’y est pas et je dirais que ces rencontres nous mettent au travail.

Je dirais pour ma part que la rencontre avec ces femmes me met déjà au travail sur la question même que porte en soi le mot « femme ». Toute la « mythologie » sur la définition de la femme, comme écrivait Simone de Beauvoir (Le deuxième sexe), m’insupporte. Les hommes qui parlent de ce qu’est une femme, tout comme les femmes qui parlent pour toutes les femmes, ça m’insupporte.

Barbara Cassin spécialiste d’Hannah Arendt, dit de la philosophe allemande :

« Elle est femme comme elle est juive. Ça, ça m’intéresse pour de bon. Pas parce qu’être juif serait un fait de nature contre lequel on ne peut rien, comme être femme. Non. Mais parce qu’on n’est juif, Arendt n’est juive, que parce qu’on le lui dit – elle le sait, elle ne le sait que, par le biais de réflexions antisémites. Pour moi on touche là quelque chose de capital. On est juif, on est femme, non pas par essence, mais parce qu’on vous l’impute, parce qu’on vous en parle, parce qu’on s’adresse à vous par ce bout-là. Dans ce cas comme dans l’autre, dans tous les cas d’ailleurs, je refuse comme elle [Arendt], une assignation d’essence, je ne conçois et n’accepte qu’une assignation de résistance. Si on me parle en tant que femme, je réponds en tant que femme, comme Arendt quand on la désigne en tant que juive »[1].

Cette « assignation de résistance » est une très belle façon de border ce mot-trou « femme ».

Alors probablement dans ces rencontres avec les femmes de l’exil, nous travaillons ensemble autour de ce trou, et c’est le silence sacré de la béance sur laquelle s’ouvre cette question. Silence sacré, cela signifie que personne n’a le droit d’y répondre pour en faire un axiome, une idée, une vérité. Seule une femme peut trouver à border ce trou le jour où elle décide de répondre en tant que femme, c’est-à-dire qu’à partir du silence qui fait trou, elle dira. Markos Zafiropoulos et Paul-Laurent Assoun ont fait cette belle proposition dans un de leurs séminaires : une femme se dit femme dans le moment où elle trouve la force de renverser le destin social. La question devient alors : « Que veut une femme de la culture ? »[2].

C’est comme ça que j’entends ces femmes dire : « Un jour je suis partie ».

Vous l’aurez remarqué, souvent ce type d’énoncé arrive au milieu d’une forme de silence mélancolique qui parlait pour elles jusque-là : elles vous regardent et leur parole surgit in medias res : « Un jour je suis partie ». On ne sait pas d’où, ce qu’il y avait eu avant, ce qu’il y aura après, et souvent ça prend beaucoup de temps pour que ces mots, qui ont fait décision, qui vous percent, qui vous imposent ce même silence d’où ils ont émergé s’inscrivent dans une histoire. C’est comme les mythes, souvent chaque phrase signifiante fait histoire en soi, vous pouvez l’extraire du texte et vous aurez une phrase qui fait sens toute seule et n’a pas besoin d’être inscrite dans un espace ou dans un temps, dans un pays, dans une époque.

Le plus souvent, cette phrase « Un jour je suis partie », je la prends comme une histoire en soi. Suit alors un moment de silence, un autre silence, un silence plein. Un énoncé vaut pour l’entièreté d’une histoire, une phrase qui dit une vie. Et avec cette phrase souvent ces femmes nous disent que nous n’avons pour l’heure rien à savoir de plus, elles nous dictent et dans les quelques secondes que durent la prononciation de cette phrase, elles existent.

De beaucoup de ces femmes que nous rencontrons dans notre service, ce qui me saisit, c’est le silence. Je dirais le silence du tragique d’une existence. Les formes du silence, c’est une des questions à laquelle me renvoie souvent la rencontre avec ces femmes. Il y a chez certaines d’entre elles un silence profond, si vous vous êtes assis à côté, vous pouvez l’entendre ce silence mélancolique, il vous amène parfois très loin dans une sorte de profondeur abyssale. Le silence du tragique de l’existence.

J’ai lu, il y a quelque temps, un très bel ouvrage de l’anthropologue et helléniste, Nicole Loraux[3]. Elle a beaucoup travaillé sur la figure de la femme dans les tragédies grecques et dans un de ces ouvrages elle faisait remarquer que ces femmes meurent toujours en silence, et dans ce silence elles deviennent invisibles. Les femmes des tragédies grecques, « celles qui osent quitter l’intérieur bien clos des demeures desquelles elles ne devraient pas sortir » (Loraux, 1985), son « tues ». Je la cite : « C’est silencieusement que les héroïnes de Sophocle regagnent pour y mourir la demeure qu’elles avaient délaissée. Silence de Déjanire sous les accusations d’Hyllos, lourd silence d’Eurydice où le cœur avec raison devine une menace cachée, demi-silence de Jocaste, parole à double entente où la voix pour finir s’étouffe » (Loraux, 1985, p. 45).

Les héroïnes grecques meurent derrière ce silence, silence du Réel, et meurent en silence. Nicole Loraux décrivait bien comment, à la différence des hommes on ne sait jamais comment meurent les héroïnes tragiques, on voit leur corps mort, seule chose qui devient visible.

Le jour où dans le récit d’Euripide, les troyennes sont données en esclaves à leurs maîtres grecs et que Talthybios annonce à Andromaque femme d’Hector, ennemi des Grecs qui ont battu les Troyens, qu’ils vont tuer son enfant encore nourrisson, il prononce ces mots à l’adresse d’Andromaque :

« Tu es sans force ; ne t’imagine pas pouvoir nous résister. Nulle part tu n’as appui, ton mari est mort, tu es prisonnière. Pour nous, une femme qui lutte seule ce n’est rien. Dès lors, renonce à te débattre à rien faire d’indigne ou qu’on puisse blâmer. Et même, je t’en prie, ne maudis pas les Grecs ! Que tu dises un seul mot dont s’irrite l’armée, elle pourrait priver ton fils de sépulture et de plaintes funèbres. Si tu te tais, si tu te soumets à ton sort, tu ne laisseras pas à l’abandon le corps de ton enfant et les Grecs en auront pour toi plus de clémence. »[4]

Or les femmes que nous recevons ont décidé de se donner un autre destin, un jour elles ont parlé, mais au prix souvent de se rendre invisibles du lieu et des personnes qu’elles décident de quitter en partant. Elles ne meurent pas, elles sont là, mais tout le travail c’est de leur permettre de redevenir visibles.

Ces femmes ont eu le courage de dire ce qu’elles ne voulaient plus être : il faut donc les accompagner dans ce travail de choix de ce qu’elles se souhaitent pour la suite, d’un « non » qu’elles ont trouvé la force de dire, vers un autre possible.

Ce courage dont parfois la douleur est le prix, cette douleur qui leur reste inscrite dans le corps pour beaucoup, douleur traumatique, douleur de la honte. Dans les formes de la honte dont j’ai eu déjà occasion de parler[5], honte face à la déshumanisation de l’autre, honte de l’irreprésentable bestialité de l’autre, Hannah Arendt parle encore d’une autre forme de la honte. Arendt a écrit une biographie, comme le dit si bien Martine Lebovici[6] grande lectrice d’Arendt, Arendt s’appuie sur la vie de Rahel Varnhagen (1771-1833) pour dire quelque chose de la sienne, sur la vie de cette femme qui est « si peu maîtresse de sa vie intérieure que sa conscience de la réalité même dépend de la confirmation par autrui »[7]. Arendt en 1933 en quittant l’Allemagne, se sert de l’histoire de cette femme du romantisme allemand pour raconter l’effet traumatique d’une honte de naissance, c’est une honte de naissance lié au destin d’un peuple, cette honte d’avoir vécu quelque chose d’effroyable, qui ne les pas tuées (Lebovici, 2000, p. 102).

Face à la nudité de la honte, je pense qu’une grande partie de notre travail consiste à habiller le sujet, retrouver une voix dans le silence pour dire cette « assignation de résistance ». Alors, sur quoi prennent appui ces femmes pour trouver la force de décider d’exister ?

Je dirais en partie sur une question en partage entre nous thérapeutes-femmes et elles : le désir intraitable d’une femme qui décide de renverser son destin social[8].

[1] Badiou, A. & Cassin, B. (2019). Homme, femme, philosophie. Paris : Librairie Arthème Fayard, p. 71-72.

[2] Séminaire cité par Markos Zafiropoulos, dans : Zafiropoulos, M. (2010). La question féminine, de Freud à Lacan. La femme contre la mère. Paris : PUF.

[3] Loraux, N. (1985). Façons tragiques de tuer une femme. Paris : Hachette.

[4] Euripide. Les Troyennes. Dans Tragédies complètes, II. Paris : Gallimard, 1962, p. 48.

[5] Pirone, I. (2019). Postface. Honte et hospitalité. Dans J.-J. Tyszler, Actualité du fantasme dans la psychanalyse. Paris : Éditions Stylus, p. 133-136.

[6] Lebovici, M. (2000). Hannah Arendt. Paris : Desclée de Brouwer.

[7] Arendt, H. (2015). Rahel Varhagen. La vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme. Paris : Payot, p. 47.

[8] En référence à la citation de M. Zafiropoulos précité.