Agnès Giard / Y’a-t-il une différence entre jouir et s’abîmer ?
Photo extraite du livre d’art “Les Saintes de l’Abîme”, éd. Humus. (c) Elizabeth Prouvost
Texte paru dans le Blog des 400 culs – Libération du 30 juillet 2018
Dans notre société, ceux et celles qui jouissent «trop» sont appelés «addicts». Quant aux «folles de dieu» et aux «illuminés», ils ont pratiquement disparu, dieu merci… Rangées pêle-mêle dans la même catégorie (celle des malades mentaux), les personnes qui s’adonnent à l’excès n’ont plus vraiment droit de cité. Aucune civilisation ne peut cependant échapper à ce que Bataille appelait sa «part maudite», c’est-à-dire son besoin d’actes gratuits et suicidaires. L’exposition « Les Saintes de l’abîme » sonne comme un rappel au désordre.
Entre jouissance et transe
Cette exposition salutaire –organisée par Christian Limousin, poète et historien d’art– met en scène l’univers de Bataille comme une tension entre érotisme et sainteté, jouissance et transe. Les deux formes de ravissement sont illustrées différemment par les photos d’Elizabeth Prouvost, au fil de deux séries distinctes dont les éditions Humus ont fait un livre d’art magnifique. La première série –inspirée du livre «Madame Edwarda»–, en noir et blanc, représente les étreintes carnivores d’une femme sans visage. Son corps adopte les contorsions extrêmes d’une volupté furieuse. Son visage gommé n’est plus que mâchoire hurlante. Elle jouit. A l’opposé, la série «Madeleine» –inspirée de la sainte–, représente une silhouette fantôme, vaporeuse, en rouge carmin. Elle bouge trop vite pour qu’on puisse distinguer ses traits. Son mouvement exprime «une sorte de désintégration proche de la folie», explique Elizabeth Prouvost. Elle disparaît.
La perte de soi
Les deux séries ont en commun l’idée de la perte. Deux femmes cherchent chacune à vivre quelque chose qui les dépasse, qui les déborde. «J’ai toujours ressenti une correspondance entre la jouissance sexuelle et l’extase décrite par les mystiques», explique Elizabeth Prouvost. Fascinée par «l’abolition des limites, aussi bien charnelles que spirituelles», la photographe poursuit depuis plus de 20 ans un travail photographique étrange qui consiste à saisir des modèles en plein vol, un peu comme des avions qui explosent. Elizabeth ne s’intéresse qu’aux femmes frénétiques, celles qui abordent «les extrêmes soit dans un sens, soit dans un autre» (pour citer Lautréamont). Ses modèles vivent des expériences de béatitude alternées avec des délires d’angoisse ou connaissent des transports brûlants, dont Elizabeth essaye de capter l’image.
Volupté dans la démesure
La pensée de Georges Bataille traverse son travail avec une violence palpable. «Il aimait les folles et les saintes», dit-elle, avant de citer une phrase extraite du Coupable : «L’abîme est le fond du possible». Pour Elizabeth, Bataille est bien plus qu’un auteur de romans sulfureux : c’est le théoricien de l’excédent, de la «dépense improductive», c’est-à-dire d’une dépense (d’énergie, de fluides corporels, de temps ou même de vie) qui ne vise rien d’autre que la pure perte. Un gaspillage. Un sacrifice dénué de sens. Au nom de quoi ? Il faut lire La limite de l’utile, pour comprendre. Première version abandonnée de La Part maudite, cet ouvrage que Bataille présentait volontiers comme un traité d’économie repose sur un raisonnement qu’on pourrait grossièrement résumer ainsi : d’un côté il y a le bourgeois qui travaille et qui a un but en vue; de l’autre l’homme «souverain» qui cherche le plaisir, sans but ou, du moins, sans autre but que s’oublier, s’épuiser, se vider, se brûler.
Can’t get no satisfaction
Le bourgeois veut se fortifier, l’homme souverain veut s’user. L’un invoque Dieu, l’autre Satan. Le premier désire monter en grade, l’autre éprouve un malin plaisir à chuter. L’un mobilise la notion de spiritualité, l’autre d’animalité. L’un a souci du lendemain et fait des projets d’avenir, par opposition à celui qui vit dans l’instant présent. Le bourgeois désire se sentir utile et satisfait, l’homme souverain préfère être inutile et insatisfait. Dans un mémoire intitulé Les Limites du champ de l’extase chez Bataille, la chercheuse Marion Avarguès (Université de Montreal) fait du «système» bataillien un rapport d’opposition entre les «irrécupérables» qui consument et les «capitalistes» qui consomment. «Contre le bourgeois qui n’aspire qu’à l’amoncellement, qu’au gonflement de son tas, tas par ailleurs des plus insignifiants, Bataille oppose la désinvolture du désintérêt et la perte absolument vide. A la suprématie du profit capitaliste, l’inanité rétorque : Non, tu ne délivres pas plus de sens que moi, et moi, de plus, je suis gratuite ! En ce sens, la dépense, tout autant gratuite qu’insensée, bataille contre la logique de l’utile».
Petite éloge de l’extase
Pour Bataille, l’histoire de notre société occidentale est celle d’un basculement. Avec le XIXe siècle, fini de rire. «Le capitalisme a demandé la renonciation de l’homme au gaspillage des fêtes», écrit-il dans La limite de l’utile. La seule forme de résistance possible, c’est –suivant l’exemple du soleil qui rayonne sans rien recevoir en retour– la recherche de l’extase, quelle qu’elle soit. Dans l’introduction à l’ouvrage publié aux éditions Lignes, la philosophe Mathilde Girard questionne : «À quoi reconnaît-on aujourd’hui une conduite glorieuse – une conduite glorieuse humainement, c’est-à-dire qui n’attendrait ni de l’au-delà ni de l’argent les bénéfices de sa dépense ? Cela se peut-il encore que des êtres, des groupes ou des communautés s’entendent à ne rien vouloir gagner – à pouvoir perdre ? Avec la « notion de dépense », Georges Bataille nous parle de quelque chose qui n’a peut-être jamais existé et qui s’éloigne toujours davantage de l’horizon de notre économie.»
Faut-il relire Bataille, comme on relirait Nietzsche, pour se redonner envie de vivre ? «L’extase, c’est la vie vide et sans but, la vie rendue à la liberté d’un monde qui, à chaque instant, se suffit à lui-même.» (François Varin, Nietzsche et Bataille, La parodie à l’infini, Vendôme, Presses Universitaires de France, 1994).
LIVRE D’ART : Les Saintes de l’Abîme, photographies d’Elizabeth Prouvost, accompagnées de textes de Christian Limousin, Véronique Bergen, et du fac-similé d’un poème écrit par Claude Louis-Combet, éditions Humus, 2018.
EXPOSITION : Les Saintes de l’Abîme, photographies d’Elizabeth Prouvost, du 20 juillet au 2 septembre, Maison Jules Roy.
Lire également le texte de Daniel Cassini dans le séminaire de l’AEFL (1999-2000).