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Géraldine Mosna-Savoye / Comment digérer un mot qu’on ne digère pas ?

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France Culture CARNET DE PHILO émission du 18/05/2021

Aujourd’hui, je vais revenir sur un mot.
Mais contrairement à ce que vous pouvez croire : je ne vous dirais pas, dans les minutes qui viennent, le mot dont il s’agit. Vous trouvez peut-être ça bizarre, mais en fait, il n’est pas utile de le connaître. Car ce mot, ce n’est pas que le mien, chacun en a un. 

Il n’a rien de remarquable, ce n’est pas forcément une insulte, et pour sûr, ce n’est pas un compliment. Il peut être prononcé par votre mère, votre frère, votre partenaire, un ami, un supérieur, votre fils ou un inconnu dans la rue.
Il est souvent dit de manière incidente, au détour d’une phrase, mais vous ne savez pas pourquoi, ce mot-là, eh bien, il ne passe pas. 

Ce mot, oui, c’est ce mot que vous ne digérez pas. Appelons-le : le-mot-qui-ne-passe-pas. 

Vous avez beau tenter de le relativiser, de le comprendre, de le recontextualiser, vous allez même voir dans le dictionnaire, il reste là, dans votre tête, entêtant comme un tube des années 80. Sauf qu’il n’est pas simplement agaçant mais dérangeant, inquiétant, aliénant. Et vous voilà à vous demander : mais pourquoi, pourquoi on m’a dit ça ?

Au-delà du langage

J’imagine que c’est à cause de ce genre de mots qui ne passent pas qu’on va voir un psy. Mais quitte à remâcher avant de voir le sien, autant tenter de comprendre ce mot. 

Déjà, 1ère chose, comme dit ci-dessus : ce mot-qui-ne-passe-pas ne tient ni à celui qui l’a prononcé ni au contexte. Ça peut venir de quelqu’un de proche ou pas, qui compte ou pas, ça peut être dit dans un rendez-vous professionnel ou dans un ascenseur, ça ne change rien. 

De là, cette 2ème chose : si ce mot-là a été prononcé dans une certaine intention qui vous vise clairement, celle-ci n’est pourtant pas forcément de vous blesser. Même si, au final, il ne reste que ça. 

Et enfin, 3ème chose, et là, ça devient vraiment intéressant : contrairement à beaucoup de mots, ce mot n’a rien à voir avec sa définition. On se le dit, on le répète, on le visualise, mais à force de le ressasser, c’est comme s’il perdait son propre sens, et ne restait de lui que son signifiant. 

Paradoxalement, ce mot a beau être un mot, il n’a donc plus rien à voir avec tout ce qui relève du langage, de nos usages et de significations habituels. C’est comme s’il flottait dans l’air de nos névroses, indépendant du reste et qu’il ne restait de lui que ses effets néfastes sur nous. 

Projection ratée

En fait, je crois qu’une bonne manière de saisir ce type de mot qui dépasse paradoxalement le langage, c’est de le comparer à un plat mal digéré. Car oui, ce mot est comme un plat raté au-delà de tout art culinaire : pas délibérément mauvais, il laisse pourtant un seul goût, le goût du dégoût. 

Mais que faire quand on a le dégoût d’un mot une fois qu’il a été ingéré ? S’il y a bien un remède pour une indigestion (et qui s’appelle Citrate de Bétaïne), que reste-t-il à faire de ce mot qui lui ne se digère pas, et même avec le temps ? 

Dans un de ses essais rassemblés sous le titre français de Dire et vouloir dire, le philosophe américain Stanley Cavell, penseur du langage ordinaire dit ceci : 

“Nous apprenons et nous enseignons des mots dans certains contextes, et on attend alors de nous (et nous attendons des autres) que nous puissions les projeter dans d’autres contextes. Mais rien ne nous assure que cette projection aura lieu”. 

Mais j’ajoute que rien ne nous assure non plus que cette projection aura lieu, mais pas dans le bon contexte. Car c’est bien le problème avec ce mot-qui-ne-passe-pas : à l’inverse de tout ce qu’on se dit, il semble projeté dans le contexte individuel et non partagé de notre tête, et loin de tisser un lien entre nous et les autres, il paraît nous renvoyer à nous seul. 

Non, ce mot ne passe pas, et comble, c’est souvent la preuve que le message, lui, est bien passé.