Pierre-Christophe CATHELINEAU – Antigone, figure du désir
Texte à retrouver sur le site de l’ALI à la page dédiée au RETOUR DU SÉMINAIRE D’ÉTÉ 2020 : L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE
« Nous allons voir dans Antigone ce point de visée qui définit le désir, ce point de visée qui va vers une image, centrale sans aucun doute, qui devient je ne sais quel mystère jusqu’ici inarticulable puisqu’il faisait ciller les yeux au moment où on la regardait, et qui pourtant, cette image, est bien là au centre de la tragédie, puisque c’est l’image d’Antigone elle-même dans tout son éclat fascinant, dont nous savons bien qu’au-delà du dialogue de la famille et de la patrie, qu’au-delà de tous les développements moralisants, c’est bien elle qui nous fascine, dans cet éclat insupportable, dans ce qu’elle a qui nous retient et qui à la fois nous interdit, au sens où cela nous intimide, dans ce quelque chose de déroutant qu’a l’image de cette victime si terriblement volontaire. »
C’est ce que dit Lacan dans la leçon du 25 mai 1960, leçon 21 de notre édition.
Si j’ai voulu commencer par cette citation, c’est qu’elle résume l’intention de Lacan dans ce séminaire, celle de nous faire manger le livre d’Antigone, de telle sorte que nous ne restions plus interdits face à l’image fascinante et mystérieuse que nous présente cette héroïne tout au long de sa Passion.
Image du désir, elle en devient la figure au sens de la figure de style, dès lors que Lacan l’élève au rang d’exemple, non pas d’exemple à suivre, mais à méditer et que cette figure de style héroïque déchire brusquement le voile jusque-là jeté sur l’éthique de la psychanalyse concernant le jugement sur l’action. Déchirement du voile qui faisait l’enthousiasme d’un des témoins éminents de ce séminaire à l’époque, Moustafa Safouan. Déchirement du voile pour enfin donner corps de doctrine à l’éthique de la psychanalyse. Ce n’est rien moins que ce qui est obtenu du commentaire d’Antigone. Et ce n’était pas acquis à l’époque pour une psychanalyse qui se perdait avec l’hypothèse d’une assomption génitale du Moi dans les méandres d’un accomplissement et d’un bonheur aussi béat qu’inconsistant au regard des enjeux d’une existence humaine. Toujours le service des biens et du Bien, dont Lacan démontre qu’il augure dans Antigone le déchaînement des signifiants et de l’impensable dans l’horreur.
De quelle position Antigone part elle ?
D’une position qui lui fait reconnaître le lien à son frère, néanmoins traître à la patrie, comme irréductible. C’est ce que nous en dit Lacan dans cette leçon inaugurale sur Antigone du 25 mai 1960 : « Alors que déjà elle-même a semblé fléchir dans une sorte de désir-Mon père, pourquoi m’avez-vous abandonnée ? –elle se reprend, et aussi bien, dit, sachez-le, je n’aurais pas défié la loi des citoyens pour un mari ou un enfant à qui on eût refusé la sépulture, parce que après tout, dit-elle, si j’eusse perdu un mari dans ces conditions, j’aurais pu en prendre un autre, que si même j’avais perdu un enfant avec le mari, j’aurais pu refaire un autre enfant avec un autre mari, mais ce frère autadelphos (vers 503)- le terme grec se liant soi-même avec le frère parcourt toute la pièce, il apparaît au premier vers, quand elle parle à Ismène, ce frère né du même père, maintenant le père et la mère sont cachés dans l’Hadès, il n’y a plus aucune chance que quelque frère en renaisse jamais Mètros d’en Haidou kai patros kekeuthotoin/ Ouk est’adelphos ostis an blastoi pote (v 911- 912).
La singularité du désir sur lequel se campe Antigone a pu faire croire à Goethe, cet excellent commentateur d’Antigone que ces deux vers étaient une pure interpolation, pour ne pas dire un rajout d’héritiers trop zélés. Et l’hypothèse que fait Goethe dans ses Conversations avec Eckermann datées du 28 mars 1827 a suffisamment convaincu les convaincus qu’il se trouve toute une tradition de commentateurs, comme le rappelle Lacan, qui y ont vu une interpolation, en déniant à Antigone le droit d’arcbouter son désir sur ce lien au nom-du-père par le frère et au désir criminel de la mère. Mais c’est là que Lacan inflige un démenti cinglant à de telles hypothèses fumeuses, en montant que ces vers, loin d’être interpolés, ni ajoutés, sont cités par Aristote dans la Rhétorique Livre III Chapitre XVI sur la narration. C’est sur cette assise que repose la position irréductible d’Antigone, n’en déplaise à ceux qui sont chargés par le poète de s’émouvoir dans la pièce, à savoir le Chœur, qui dit d’Antigone qu’elle est ômos, cru, non-civilisé, pour se faire l’écho d’une opinion commune qui n’est pas loin d’être partagé par un certain nombre de psychanalystes que les affirmations de Lacan ont tendance à laisser encore sceptique sur la portée éthique du désir d’Antigone.
C’est que pour Lacan elle se campe sur une certaine limite qui est son horizon, ôriso, orisan, dit le texte grecque et elle n’en démord, ce n’est pas de la loi des dieux d’en bas, ni de la Dikê des dieux dont elle se soutient , comme elle le dit à Créon, mais de rien d’autre que ce qui fait limite pour elle et qui interdit que le corps de son frère soit livré sans sépulture à la pourriture sans voile, aux chiens et aux oiseaux qui transporteront cette pourriture jusqu’au cœur de la cité. Elle le refuse au nom de la limite sur laquelle elle se campe, qui, elle, ne s’autorise que de quoi ?