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Patrick Landman  / La guerre des psychanalystes contre le DSM 

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Publié le 27 août 2018 sur le blog d’ Olivier Douville

Depuis quarante ans le combat que mènent les psychanalystes principalement dans le champ de la santé mentale est très paradigmatique d’une certaine évolution de la culture dans les pays occidentaux et de ce que Freud appelait son « malaise ».

Reportons-nous en l’an mille neuf cent soixante-quinze : la psychanalyse est quasi hégémonique dans la psychiatrie, ses modèles psychopathologiques sont acceptés et utilisés par une majorité de praticiens, les autres pratiques qui se référent au comportementalisme sont minoritaires et les psychanalystes ont appris à travailler avec les progrès de la pharmacologie. Il existe pourtant déjà une ombre au tableau : les parents d’enfants autistes s’insurgent contre l’idée que l’autisme de leur enfant puisse être relié causalement à l’interaction précoce entre l’enfant et les parents ou à une faille dans le désir des parents, ils dénoncent l’effet culpabilisant de ces hypothèses non prouvées, ils sont persuadés que le point de départ de l’autisme est à situer dans un dysfonctionnement biologique d’origine génétique sans que que l’on sache l’enchaînement des causalités qui aboutissent à l’autisme et que les problèmes liés à l’interaction sont secondaires. L’histoire validera globalement leur thèse.

QUELQUES RAISONS DU DÉCLIN DE LA PSYCHANALYSE LIÉES AU DSM

La guerre de l’autisme

La « guerre de l’autisme » va s’avérer très coûteuse pour les psychanalystes et cela pour plusieurs raisons.

Tout d’abord les psychanalystes se sont vus opposés non à des professionnels mais à des parents d’enfants handicapés. Le capital de sympathie et d’empathie dont peuvent bénéficier les parents frappés par le handicap de leur enfant, capital dont ne saurait bénéficier des professionnels a entraîné un déficit d’image en défaveur de la psychanalyse. De plus la période aux USA où la guerre de l’autisme a débuté coïncide avec la montée en puissance du mouvement des patients dits usagers de la psychiatrie, avec pour certains d’entre eux une forte connotation antipsychiatrique.

Le combat contre la psychiatrie autoritaire et le combat contre les thèses psychanalytiques se sont entremêlées, ce qui est apparu particulièrement injuste car les psychanalystes ont œuvré partout pour « ouvrir les services psychiatriques » et donner le plus possible la parole aux patients, mais ruse de l’histoire les psychanalystes qui avaient tant fait pour humaniser la psychiatrie, lui donner un visage humain — presque au sens d’Emmanuel Levinas — de la dynamiser pour éviter la chronicisation se sont vus reprocher une apathie voire un nihilisme thérapeutique. En effet les parents leur reprochaient de négliger les méthodes éducatives et « d’attendre le désir de l’enfant » et ainsi d’être responsables d’une perte de chances. Certains parents vont chercher à adopter puis imposer des méthodes éducatives parfois proches du dressage en prétendant que leur efficacité est prouvée scientifiquement, ce qui s’avérera largement contestable. Le DSM leur apportera un appui d’abord en donnant une définition purement comportemental de l’autisme puis en faisant augmenter la prévalence de l’autisme par un englobement de toutes ou presque toutes les pathologies graves et envahissantes du développement sous le vocable « Troubles du Spectre Autistique ». Or plus sa prévalence augmente, plus l’autisme devient un problème de santé public qui requiert l’attention des politiques et les financements ouvrant la voie à un lobbyisme dynamique, voire à un militantisme des parents, militantisme qui s’appuie sur des preuves scientifiques (Evidence Based Militantism).

Le DSM III : le pragmatisme, l’athéorisme

À partir des années soixante-dix sous la pression des compagnies d’assurances US qui voulaient rationaliser les remboursements et devant le constat que les psychiatres étaient dans l’incapacité de donner des diagnostics fiables, l’American Psychiatric Association (APA) qui regroupe l’ensemble des psychiatres US a décidé de moderniser la nosographie psychiatrique avec des critères opérationnels et en prenant le parti de l’athéorisme. Les différentes maladies mentales sont devenues des « troubles » (traduction du mot anglais de « disorder ») et on a privilégié l’utilité et surtout la fidélité inter-juges (probabilité que deux praticiens donnent le même diagnostic devant le même tableau clinique) sur la validité. On s’est inspiré de la recherche pharmacologique où on inclut pour les études de médicaments des patients les plus homogènes possible, c’est à dire présentant le même type de symptômes afin de pouvoir opérer des comparaisons d’efficacité avec des outils statistiques.

Cet adieu à la théorie n’était peut-être pas dirigée spécifiquement contre la psychanalyse dans l’esprit des promoteurs de la troisième version du DSM dite DSM III, mais les adversaires de la psychanalyse s’en sont emparés pour faire valoir les avantages d’une psychiatrie fondée sur des symptômes observables par tous, donc limitant le plus possible le biais de la subjectivité de l’observateur. Par ailleurs ils ont dénoncé les concepts psychanalytiques considérés comme trop abstraits, non consensuels et peu discriminants auxquels on oppose l’intérêt pragmatique d’un manuel athéorique.

Le DSM outil statistique utile pour la recherche pharmacologique et l’épidémiologie est devenu au cours du temps un manuel de formation, d’enseignement et surtout le livre de référence pour établir un diagnostic. En moins de trente ans on est passé de la génération « psychanalytique » à la génération DSM qui apprend une psychiatrie fondée sur l’observation des comportements avec une réponse comportementaliste et pharmacologique normative en première intention.

L’image du diagnostic psychiatrique

Longtemps considéré comme discriminatoire car porteur d’une appréciation morale ou politique et d’un risque d’objectivation, d’ontologisation, le diagnostic psychiatrique ne donnait pas lieu en général à une annonce aux patients ou à leur famille de la part des praticiens. Ce diagnostic était utile aux psychiatres pour déterminer les indications de prescriptions de psychotropes mais sa faible fiabilité était dénoncée par ces mêmes psychiatres. Par exemple il n’est pas rare qu’un même patient pour le même tableau symptomatique reçoive au cours de sa vie le diagnostic de trouble bipolaire puis celui de schizophrénie et enfin d’état limite, ce qui est impensable ou très rare en médecine somatique. Puis les lois ont changé la donne : le devoir d’information a obligé pratiquement les médecins psychiatres à donner un diagnostic et surtout, les « usagers » se sont organisés pour réclamer un diagnostic de façon à mieux contrôler ou décider, grâce aux informations glanées sur le net, de la marche à suivre. Les usagers s’organisent autour d’un diagnostic avec des associations de personnes ayant le même diagnostic, des sites d’information, les réseaux sociaux. Le diagnostic psychiatrique devient une sorte d’identité revendiquée. Avec le diagnostic on devient expert de soi-même, on a une expertise d’expérience qui est aussi si ce n’est plus valorisée que l’expertise clinique ou scientifique. De plus avec le DSM on a assisté à des négociations entre parties prenantes pour déterminer l’entrée dans le manuel diagnostique de tel ou tel diagnostic car le diagnostic psychiatrique est une ouverture de droits (allocations handicap, soutien de tous ordres…).

La conséquence pourrait se résumer de la façon suivante. Avant le DSM III le sujet supposé savoir le diagnostic était le clinicien ; après le DSM III le sujet supposé savoir le diagnostic, c’est le manuel diagnostique fruit de négociations entre différentes parties prenantes. Le diagnostic s’est démocratisé il est accessible au plus grand nombre on peut s’autodiagnostiquer.

Les psychanalystes dans leur ensemble sans approuver l’ancien régime qui gouvernait le diagnostic ont eu du mal à se rallier au nouveau régime car leur conception du diagnostic était bien différente de celle du DSM. Les psychanalystes travaillent avec une conception du diagnostic liée au transfert.

C’est le diagnostic de structure : Névrose, Psychose, Perversion, État limite (borderline), Autisme. Le psychanalyste cherche la structure du sujet conçue comme fonctionnement prédominant pour adapter le cadre de la cure. Par exemple on évite d’interpréter dans les cures de psychotiques, on se doit d’être plus contenant dans les cures de borderline, etc. Mais cette démarche sans être nécessairement contradictoire avec le diagnostic DSM n’a rien en commun. Cependant les psychanalystes seront englobés dans la chute du rôle des cliniciens.

LA RÉPLIQUE DES PSYCHANALYSTES

La réplique antilibérale, la médico-économie, big pharma

Il est incontestable que le DSM a été utilisé par la médico-économie car c’est un instrument qui sert pour l’épidémiologie, pour déterminer la prévalence des troubles, l’évaluation de la nature de la file active des consultations et des centres d’hospitalisation, l’activité des centres experts, etc. Comme on sait que la santé n’a pas de prix mais qu’elle a un coût, la psychiatrie DSM s’est vue à juste titre accusée de favoriser une politique de santé publique privilégiant l’évaluation permanente, la rentabilité, le raccourcissement des temps d’hospitalisations grâce à la médicalisation à outrance en supprimant l’accueil, l’asile et les lieux de vie. Ces options politiques étaient mises sur le compte du « libéralisme » et de son souci de rentabilisation, d’optimisation des coûts et de favoritisme à l’égard du secteur privé au détriment du secteur public.

Le DSM est le fruit d’un travail collectif de psychiatres US. Or il s’est avéré que ces psychiatres avaient des conflits d’intérêt majeurs avec les laboratoires pharmaceutiques. Ce fait dénoncé par la presse américaine a alimenté à juste titre l’idée que le DSM est un produit made in Big Pharma.

Cette réplique antilibérale a politisé le combat anti-DSM. Les partisans du DSM ont eu beau jeu d’englober la lutte des psychanalystes dans celle des « indignés », des ex gauchistes, des altermondialistes en un mot des extrémistes. Parfois la critique de Big pharma était assimilée à du complotisme.

Il est vrai que certains psychanalystes ont à l’occasion de la lutte anti-DSM reconverti leur anticapitalisme d’antan dans un antilibéralisme d’aujourd’hui mais d’autres ont fait remarquer que le DSM pouvait servir à des politiques antilibérales aussi, à des politiques bureaucratiques autoritaires etc… Le DSM est un outil et c’est son utilisation qui est problématique. Quant aux conflits d’intérêt ils sont équilibrés par l’influence d’autres lobbies comme les compagnies d’assurance ou les associations d’usagers. Il ne faut pas tomber disent-ils dans le simplisme.

La réplique humaniste, le singulier opposé au général, le sens du symptôme

Le DSM avec ses différentes catégories de troubles mentaux conduit à faire entrer tout sujet dans une case diagnostique et à faciliter une conduite à tenir standard, un protocole thérapeutique. Les psychanalystes ont opposé l’exigence d’un travail au cas par cas centré sur la singularité du sujet. C’est une objection forte car les symptômes ne sont pas seulement une voie finale commune en ce sens que toutes les phobies se ressemblent, toutes les compulsions aussi, mais elles sont corrélées à des signifiants propres au sujet, à son histoire, et il faut prendre soin de cette dimension qui surgit dans la parole. Pour cela il ne faut pas seulement un diagnostic d’observation des comportements mais une écoute des patients. A défaut de cette écoute du singulier on risque de déshumaniser la psychiatrie. Les psychanalystes se sont présentés comme les défenseurs d’un humanisme menacé de toute part par la psychiatrie DSM. Ils sont les gardiens d’une pratique au cas par cas, du tous différents, au sur-mesure opposés au prêt-à-porter. Cette position assimilée à de l’humanisme semble présenter une supériorité morale mais elle rencontre des résistances. De plus en plus de patients sont soulagés d’entrer avec leur symptômes dans ce que Lacan appelait « l’universel de la science » dans le sens où un diagnostic ayant un semblant scientifique met un mot sur la souffrance psychique et l’idée que la science puisse faire quelque chose est en soi thérapeutique, aussi thérapeutique que l’idée pour d’autres de trouver un sens à leur dépression, leur angoisse ou parfois même leur délire. De plus se référer à la science, aux neuromédiateurs plutôt qu’aux langage et aux signifiants semble présenter de nos jours une supériorité épistémique.

La réplique antinaturaliste, la fausse science, le déni de la souffrance psychique

Face aux progrès des connaissances sur le cerveau, les psychanalystes ont d’abord été dans le déni, puis dans des tentatives de collaboration. Maintenant il est admis que les sciences cognitives ont apportés des avancées avec des modèles qui débouchent sur des applications dans la prise en charge des usagers.

Par exemple dans le champ de l’autisme la connaissance des troubles sensoriels d’origine génétique a permis de modifier l’environnement et le cadre dans la prise en charge des autistes. Certaines hypothèses ont permis la mise au point de stratégies éducatives adaptées, etc.

Cependant ces avancées sont encore très modestes et ne justifient en rien les dérives scientistes, la fausse science, les fake newsscientifiques et les positions naturalistes intégrales. Aucun véritable marqueur biologique d’aucune maladie mentale, les diagnostics restent cliniques, quant à la neuro-imagerie son importance est largement sur-dimensionnée. On est dans la rhétorique de la promesse, la psychiatrie biologique n’existe pas encore, ce qui existe c’est la psychiatrie pharmacologique.

Un exemple très précis des dérives naturalistes : le Trouble Déficitaire de l’Attention avec ou sans Hyperactivité appelé TDA/H qui « remplace » l’hyperkinésie était considérée comme un trouble du comportement jusqu’au DSM IV-R puis dans la dernière version il est devenu trouble neurodéveloppemental au même titre que les autismes. Or dans la réalité une immense majorité d’enfants diagnostiqués TDA/H sont en fait des enfants « ingérables », ingérables par les parents, par l’école, la société etc. En nommant le TDA/H trouble neurodéveloppemental c’est à dire lié à un dysfonctionnement du cerveau, en effaçant les problèmes sociaux, éducatifs ou pédagogiques on naturalise l’ingérable avec les potentielles conséquences politiques et éthiques de cette naturalisation. Certes ce naturalisme n’est plus présenté comme fixiste car on met en avant, avec une extension abusive, la notion de plasticité cérébrale mais cette tendance à la naturalisation va parfois jusqu’à entraîner un refus de l’existence de la réalité psychique, seul existe le cerveau et son traitement de l’information le reste est obscurantisme et spiritualisme ou fondé sur un dualisme cartésien d’un autre temps. Les psychanalystes considèrent nécessaire de s’occuper de la souffrance psychique du sujet et de soutenir un dualisme mind/brain épistémologique et non métaphysique.

Le déni de la souffrance et de la réalité psychique au XXIe siècle reprend le déni de la sexualité infantile du début du XXe siècle.

La question de la norme, le surdiagnostic, la surprescription

Freud prétendait que chez toute personne même la plus folle il existe une partie saine. Si les psychanalystes ne se réfèrent pas à l’inverse des psychiatres à « l’homme normal » qui n’existe pas, ils travaillent tout de même avec une certaine référence à la norme. Le DSM a abaissé les seuils d’inclusion dans de nombreux troubles au fur et à mesure des différentes éditions, il a contribué à pathologiser de nombreux comportements tout particulièrement chez les enfants entraînant un surdiagnostic et surtout une surprescription. Les psychanalystes sont entrés dans le combat contre la médicalisation excessive comme celle du deuil qui ne doit durer que deux semaines sinon il s’agit d’une dépression ou récemment de l’utilisation des écrans.

Paradoxalement cette position anti-surdiagnostic et anti-surprescription trouve un écho chez les tenants de l’économie libérale qui y voient une lutte contre le gaspillage et les arrêts maladie.

L’alliance avec les usagers

Les psychanalystes ont pris conscience de l’importance du rôle des associations d’usagers qui ne sont pas toutes au service de big pharma. Trois raisons vont justifier l’alliance des psychanalystes avec les usagers :

Tout d’abord un psychanalyste avant de pouvoir exercer s’est soumis à l’expérience analytique, il est un « usager de la psychanalyse » il combine dans sa pratique l’expertise clinique et l’expertise d’expérience. De plus comme dans la cure analytique, c’est l’analysant qui a la parole il est donc spontanément facile à un psychanalyste d’admettre que les usagers aient la parole. Enfin de plus en plus de psychanalystes praticiens de la psychiatrie se sont alliés avec les associations d’usagers de la psychiatrie pour soutenir leur combat pour les droits, en luttant contre la ségrégation, la sous-citoyenneté, les méthodes coercitives abusives, les excès bureaucratiques. Ils ont prodigué aussi, fidèles à la place traditionnelle des psychanalystes, grâce à l’écoute de l’inconscient et au maniement du transfert, un soutien à propos de choses plus complexes, subjectives, comme par exemple retrouver un projet de vie, se reconstruire, se rétablir, retrouver une interaction sociale active, s’émanciper du diagnostic, etc.

L’entrée des psychanalystes dans l’évaluation

A partir des années quatre-vingt du siècle dernier la médecine fondée sur des preuves, Evidence Based Medecine (EBM) est devenue hégémonique en psychiatrie avec un consensus sur une hiérarchisation stricte du niveau des preuves. De longue date Il existait des études cliniques pour évaluer l’efficacité des cures psychanalytiques mais les psychanalystes qui publiaient la plupart du temps des cas singuliers ont vu leurs publications rétrograder à la dernière place dans la hiérarchie des preuves. Ils se sont trouvés devant un dilemme soit refuser le système d’évaluation de l’EBM avec des arguments solides, système EBM calqué sur les études cliniques randomisées en double aveugle utilisées pour démontrer l’efficacité des médicaments et voir la psychanalyse devenir non consensuelle soit s’adapter au système de l’EBM. Le débat n’est pas clos et les objections à ne pas entrer dans le système de l’EBM sont sérieuses et argumentées mais des chercheurs psychanalystes ont réussi à démontrer l’efficacité des cures psychanalytiques en particulier avec des autistes sans « trahir » les fondements éthiques sur lesquelles repose ces cures.[1]

En conclusion la lutte des psychanalystes contre le DSM est multiforme avec des paradoxes, des contradictions, des excès mais elle est pensée aussi comme un travail lucide de culture, de civilisation conformément au rôle que Freud assignait à la psychanalyse dans ses écrits à portée anthropologique.

[1] J.M. Thurin, M.Thurin, D.Cohen, B.Falissard ; Approches psychothérapiques de l’autisme. Résultats préliminaires à partir de 50 études intensives de cas Neuropsychiatrie de l’enfance et l’adolescence 62 52 014) 102-118