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Agnès Giard / «Le Syndrome du bâtard» : quand votre géniteur vient d’ailleurs

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Repris du Blog de Libération  Les 400 culs  article du 6 novembre 2021

Un jour, la vérité tombe : vous n’êtes pas l’enfant de votre père. Un test ADN le confirme. Dans «le Syndrome du bâtard», Marie Lemeland témoigne de la douleur vécue par tous ceux qui, comme elle, sont les fruits d’un secret, souvent coupable.

«Aujourd’hui, on ne parle plus de bâtardise, et tout le monde croit que cela n’existe plus.» Née à Rouen dans une famille de professeurs en apparence paisible – un papa, une maman et deux frères plus âgés qu’elle (sept-huit ans les séparent), Marie Lemeland livre dans le Syndrome du bâtard (aux éditions Flammarion), un témoignage à valeur de manifeste : ainsi qu’elle le démontre en s’appuyant sur sa propre histoire, le silence qui entoure la notion d’«illégitimité» est le révélateur d’un déni collectif de reconnaissance. Pour la plupart des gens, le vrai père est forcément celui qui vous a élevé, protégé ou éduqué. Interroger le lien qui vous lie, n’est-ce pas faire preuve d’ingratitude ?

«Entre-deux impossible»

Quand Marie Lemeland découvre, vers l’âge de 30 ans, que son père biologique est «un autre», elle pense d’abord que ce n’est pas bien grave. Après tout, qu’est-ce que cela change ? Sa mère lui demande de garder le secret. «Me taire était plus simple et, franchement, cela ne paraissait pas si terrible de prime abord. Il n’y avait eu ni crime, ni agression, ni mort brutale, aucun trauma visible.»

 

Très vite, pourtant, Marie Lemeland sombre dans la dépression, «coincée dans un entre-deux impossible à définir», se demandant pourquoi cela la perturbe autant, «puisque, après tout, j’avais des parents et que cet autre homme m’était tout à fait inconnu». Autour d’elle, on balaye le sujet d’un revers de manche, comme s’il était absurde d’en faire «toute une histoire».

Confrontée aux critiques, Marie Lemeland culpabilise puis se révolte. On voudrait la faire taire ? En 2017, elle crée le site «Bande de Bâtards» comme un projet hybride mêlant textes et photographies, afin de collecter la parole d’autres personnes, ayant découvert – adultes – qu’elles avaient deux pères. A sa grande surprise, Lemeland découvre que son cas est loin d’être isolé. Une étude publiée en 2016 dans la revue Trends in Ecology and Evolution fixe à 1 % le taux moyen de «fausses paternités». «C’est un taux qui serait resté à peu près constant au cours des derniers siècles», indique-t-elle. Mais comment en être sûre ? Jusqu’à une époque récente, il était presque impossible d’identifier l’auteur de ses jours.

Officiel ou génétique ?

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’en France, le code civil dissocie paternité légale et lignée génétique«Dans l’incapacité de prouver avec certitude la filiation biologique d’un enfant, celle-ci a longtemps reposé sur une fiction permettant de sécuriser la transmission et la conservation des patrimoines familiaux», explique Lemeland. Si la mère est mariée, son époux devient de facto le père des enfants. Cette idée de la filiation, construite sur des liens sociaux plutôt que sur ceux du sang, a défini ce cadre duquel il est si difficile de s’extraire lorsqu’une révélation vient la contredire, entraînant un «trouble identitaire extrêmement puissant». Ce trouble identitaire, ainsi que l’auteur l’affirme, se manifeste en actes : perte de confiance, autosabotage, stratégie d’échec, pulsions suicidaires… Les «bâtards» dont elle recueille les confidences partagent les mêmes angoisses : «Qui suis-je, si mon existence est fondée sur un mensonge ?», «Comment me définir si mes origines sont illicites ?» Pour Marie Lemeland, la plupart d’entre eux développent une image négative d’eux-mêmes.

C’est comme «une petite voix qui reviendrait sans cesse murmurer à votre oreille : fille de rien, fille de personne, fille de l’homme qui ne veut pas de toi, fille que l’on cache pour ne pas attirer les soupçons.» Né·es hors des conventions, issu·es du non-dit, fruits d’un adultère, ils et elles souffrent de la honte. Leur naissance, n’étant pas légitime, a été maquillée. Pire encore : on leur demande rester «discrets» alors que, du jour au lendemain, ces hommes et ces femmes ont perdu la moitié de leur histoire. S’ils parlent, les voilà coupables d’avoir rompu le pacte familial. On les accuse de haute trahison. Ils n’auraient pas dû briser le fragile édifice et tant pis si personne n’était dupe. Marie Lemeland insiste d’ailleurs longuement sur l’aspect factice du secret. Il y a des silences qui en disent finalement plus longs que n’importe quel discours. Les enfants comprennent qu’il y a un problème.

Pour sa part, Marie a très tôt la prescience d’un danger. A 8 ans, une camarade d’école lui raconte, pour rire, qu’un cadavre est caché dans le fond du préau et pose le doigt sur ses lèvres, exigeant le secret. La plaisanterie déclenche par association d’idées (silence = mort) une crise de troubles compulsifs qui va durer cinq ans. Marie se met à vérifier que le gaz est éteint, jusqu’à cent fois par jour. Plus tard, elle enchaîne spasmophilie, insomnies, agoraphobie et migraines ophtalmiques. A 20 ans, elle devient anorexique. Tous ces maux, dit-elle, proviennent de ce qu’en l’absence de mots, le doute s’installe, «voie royale pour créer d’éventuelles névroses ou la cassure du lien de confiance entre l’enfant et ses parents». Aucun secret ne peut protéger un enfant, conclut Marie Lemeland, car il suinte littéralement des corps sous mille formes subliminales : sourires crispés, regards détournés, anges qui passent, malaises… L’enfant comprend sans comprendre, élabore des hypothèses et, tôt ou tard, finit par savoir. Soulignant l’importance de l’accès aux origines, Marie Lemeland résume : «La filiation s’articule exactement entre ces deux pôles, que sont la sexualité et la mort. Le début et la fin.»

Le Syndrome du bâtard, de Marie Lemeland, éditions Flammarion