Morgane Léger / Rire et sourire sous le masque
Après deux mois de confinement, la crèche dans laquelle j’interviens ouvre à nouveau, mais avec un protocole sanitaire conséquent : distances de sécurité et port du masque pour les adultes (parents et professionnels), séparation de l’enfant d’avec ses parents à la porte de la section et non plus dans sa salle habituelle… Quels effets pour les jeunes enfants que nous accueillons ? Comment les accompagner et faire avec ces dispositifs contraignants ?
Ces bouleversements ne semblent pas entraîner d’emblée de manifestations d’angoisse majeures chez ceux qui reviennent à la crèche. J’observe toutefois de discrets effets liés au port du masque par les professionnels.
Le masque, objet de l’Autre ?
Premier constat : les jeunes enfants, quel que soit leur âge (entre un et trois ans environ), ne cherchent pas à enlever ou à toucher le masque des professionnels – contrairement aux bijoux, accessoires ou même sur-chaussures, objets de grand intérêt pour de nombreux jeunes enfants qui n’ont de cesse de chercher à les enlever, en particulier les lunettes, posées sur le visage encadrant le regard, et la tétine des bébés, qu’ils prennent souvent plaisir à ôter de la bouche du petit semblable. Tétine chez l’autre bébé et lunettes chez l’adulte sont des objets pulsionnels cessibles avec lequel le jeune enfant peut jouer pour creuser un manque chez l’autre. Il ne semble pas pouvoir faire le même usage du masque porté par le professionnel.
Nous observons, en revanche, que les enfants entre 12 et 18 mois touchent beaucoup le masque porté par leur parent, au moment des retrouvailles en fin de journée. L’objet alors semble pouvoir être investi libidinalement par l’enfant. Cette différence interroge. Le professionnel garde son masque sur le visage, tandis que le parent enlève et met son masque qui, de ce fait, a le statut d’accessoire. Le masque chez le professionnel semble faire partie intégrante de son visage ; celui du parent devient un objet a, détachable du corps, dont le jeune enfant peut faire usage.
Dans le Séminaire I, Lacan nous indique ceci : « L’autre a pour l’homme valeur captivante, de par l’anticipation que représente l’image unitaire telle qu’elle est perçue soit dans le miroir, soit dans toute réalité du semblable. […] c’est l’identification à l’autre qui […] permet à l’homme de situer avec précision son rapport imaginaire et libidinal au monde en général. C’est là ce qui lui permet de voir à sa place, et de structurer, en fonction de cette place et de son monde, son être. » [i] Au stade du miroir (disons entre 6 et 18 mois), la valeur captivante du semblable est particulièrement prégnante. La soustraction de la tétine en est un effet et permet au bébé d’opérer un manque sur l’image de l’autre. Il n’est pas certain que le professionnel, à qui le masque fait un visage étrange, inexpressif, continue d’être un semblable pour le petit enfant, un autre à partir duquel il se voit lui-même.
Visage de bois
Deuxième constat : chez certains enfants, je remarque une discrète inhibition.
Ainsi, Pablo, qui vient d’avoir 15 mois, présente un visage impassible, lui qui, avant le confinement, était particulièrement souriant. Au début de l’année, j’avais été frappée par la façon dont Pablo savait s’y prendre pour se faire voir de l’Autre et, oserais-je dire, se faire sourire. Fréquemment, il lui arrivait de tendre sa tête vers l’adulte en l’inclinant dans un mouvement vers l’épaule. Sa manœuvre me faisait sourire et Pablo me faisait à son tour un charmant sourire. Il avait alors tout juste un an. Mi-mai, je le retrouve différent, visage sérieux. En ma présence, il n’a plus ce mouvement du corps pour venir se faire une place auprès de moi.
Alors que je lui parle et lui souris sous mon masque, Pablo ne répond pas au sourire, mais il fixe avec intensité mon visage en partie dissimulé. Il ne réagit pas davantage lorsqu’à distance de lui, j’enlève brièvement mon masque pour lui montrer mon visage. Quelques minutes plus tard, devant un geste qu’il fait, je ris. C’est alors que le visage de Pablo se transforme, il me regarde amusé et sourit. Je remarque qu’ensuite, il sourit lorsque je souris derrière mon masque. Dès lors, il babille, prononce des mots en cherchant mon regard. Ainsi, la sonorité de mon rire a accroché Pablo et réamorcé le mouvement pulsionnel qui lui permet de se faire à nouveau une place auprès de moi.
Les indications de Lacan dans le Séminaire V sur le sérieux de l’enfant devant le visage de bois de l’adulte m’ont éclairée : « Le rire communique, il s’adresse à celui qui, au-delà de la présence signifiée, est le ressort, la ressource du plaisir. L’identification ? C’est le contraire. On ne rit plus. On est sérieux comme un pape ou comme un papa. On fait mine de rien parce que celui qui est là vous fait un certain visage de bois, parce que sans doute ce n’est pas le moment de rire. […] le rire, quand la demande vient à bon port, à savoir au-delà du masque, [rencontre] ici, non pas la satisfaction, mais le message de la présence. »[ii] Lacan fait du rire « une libération de l’image », à entendre comme « d’une part, quelque chose qui est libéré de la contrainte de l’image, d’autre part, l’image [qui] elle aussi va se promener toute seule »[iii]. Mon rire permet à Pablo de se libérer de l’identification sérieuse dans laquelle il était pris – ce visage de bois que je lui fais avec mon masque. Le rire vient sans doute lui faire signe, au-delà de la fixité du masque, de mon désir non anonyme.
Usages du masque
Troisième constat : les objets pulsionnels que sont la voix et le regard sont plus prégnants avec le masque. Le masque, parce qu’il couvre le visage, ne laisse pas apparaître l’image rassurante qui habituellement encadre et enserre les objets pulsionnels de l’Autre. Regard et voix peuvent ainsi se faire trop présents, voire susciter une inquiétante étrangeté chez le jeune enfant.
Deux situations l’illustrent. Alors que je lis des histoires à trois enfants âgés de deux à trois ans, je remarque qu’ils réagissent plus vivement aux changements de ton dans ma voix. Au moment où, lisant Rouge de colère, je crie « Aaaah ! », Ava me dévisage avec inquiétude. Il me semble que, mon visage étant caché par le masque, la voix se dénude et suscite une légère angoisse. Le semblant vacille… Mesurant dans l’instant ce qui se produit, je module ma voix pour lui donner un petit côté ridicule. Les enfants sourient, l’inquiétude est retombée.
Au repas de midi, je rejoins un groupe d’enfants que je n’avais pas encore rencontrés ce jour-là. Lisa me demande de m’asseoir près d’elle et je me retrouve en face de Théo, qui a trois ans. Lui que je connais plutôt bavard me regarde fixement, sans un mot. Je lui demande s’il me reconnaît et, de la tête, il répond par la négative. Je retire mon masque quelques secondes pour laisser apparaître mon visage : « Et là est-ce que tu te souviens de moi ? C’est moi, Morgane. » Petit sourire de Théo qui acquiesce toujours en silence. Au cours du repas, alors que je le regarde, Théo utilise sa serviette pour se cacher le visage – sa solution peut- être pour se séparer d’un regard trop présent posé sur lui. Je demande alors où est Théo, et il réapparait avec un grand sourire. Théo poursuit ce jeu, si bien que je lui propose : « Moi aussi, je joue un peu à cache-cache avec mon masque. » Théo s’amuse alors à cacher sa bouche et son nez avec sa serviette, ne découvrant que ses yeux. Je m’exclame : « Ça alors ! Théo porte aussi un masque ! » Théo alterne un jeu où il se cache entièrement le visage, réapparait, place sa serviette comme un masque, l’enlève. Le repas fini, Théo m’interpelle :
« Morgane, viens, on joue au ballon ! » Grâce à la solution qu’il a trouvée avec le cache- cache, il n’est plus médusé et réduit au silence sous mon regard. Le plaisir du jeu et celui de la discussion sont à nouveau possible pour Théo, qui m’explique qu’il est allé chez papy et mamie ; ils n’avaient pas de masque, raconte-t-il, mais il n’a pu leur faire ni bisou ni câlin.
De même que pour Pablo, ce n’est pas tant le fait d’enlever quelques instants mon masque qui produit un apaisement, mais plutôt le jeu de Théo. Son jeu – tel mon rire pour Pablo – permet à Théo de dissocier masque et visage, pour faire du masque un accessoire qui cache une partie de mon visage.
Trouvailles et retrouvailles
Les changements dans l’accueil des enfants ne sont pas sans conséquence. L’enjeu est de s’enseigner des trouvailles de chaque enfant pour faire avec ce qui s’impose : Pablo et ses sourires reconquis, Théo et ses jeux de cache-cache. Trouvailles et solutions joyeuses peuvent se déployer et permettre à de jeunes enfants de faire avec les contraintes nouvelles qui s’exercent en crèche ; il revient à l’adulte d’accueillir ces inventions.
[i] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, texte établi par J-A Miller, Paris, Seuil, 1975, p 144-145.
[ii] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J-A Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 131.
[iii] Ibid.