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Jean-Jacques Tyszler – Qu’est-ce qu’un corps pour la psychanalyse ?

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Je voudrais vous parler ce soir de la question du Réel du Corps dans la psychose. J’en donnerai seulement quelques bordures pour vous faire envie. Le corps, c’est un thème extraordinairement difficile. Tout d’abord, de quel corps parle-t-on dans la psychanalyse ?

On peut distinguer à gros traits plusieurs niveaux de la question du corps : le premier niveau, qui est celui que vous traitez quand vous consultez votre médecin est ce qu’on pourrait appeler le Réel physiologique du corps qui est un niveau sur lequel le psychanalyste n’a usuellement pas beaucoup de visibilité, encore que, il peut arriver qu’en recevant quelqu’un au cours d’une séance, il peut arriver de diagnostiquer dans son propos quelque chose qui fait appel d’une organicité. Tout à coup on est éveillé à un problème organique chez son patient et on lui demande de consulter un médecin car quelque chose nous a sollicités. Néanmoins, ce Réel physiologique du corps n’est pas le champ de prédilection de la psychanalyse.

Il y a un autre niveau du corps qui est celui de l’Imaginaire du corps. Là, il n’y a pas besoin de la psychanalyse pour parler de l’Imaginaire du corps. Il va de soi que le corps pris dans ses dimensions artistiques, esthétiques, le corps pris dans la danse, enfin toutes ces formes socialisées et nécessaires de l’Imaginaire du corps, également aussi dans l’histoire de la psychanalyse des dimensions qui sont celles de l’imago, c’est-à-dire une dimension du corps vectorisée par la question du miroir. La psychanalyse a à voir avec cet imaginaire du corps au sens ou le sujet qui vient nous parler parle souvent de l’engagement dans cet imaginaire du corps.

Maintenant, le corps qui nous intéresse davantage en tant que psychanalystes, en tout cas, je pense que c’est comme cela que Lacan a fait porter l’accent concernant la dimension du corps : c’est le corps en tant que Lacan disait « Le corps c’est l’Autre » c’est-à-dire le corps n’est fait que de mots, que de signifiants, que de lettres. Le corps c’est l’Autre. Toucher au corps c’est toucher aux mots, toucher aux mots c’est toucher au corps. C’est une dimension assez particulière à la psychanalyse et à mon sens surtout à la psychanalyse version lacanienne avec cette insistance sur le bord symbolique du corps.

Lacan utilisait beaucoup les 3 registres sollicités tout au long des séminaires : Réel, Symbolique Imaginaire, il va de soi que parlant d’un signifiant aussi complexe que le corps il nous faut à chaque fois le distribuer le mieux possible au sein de ces trois registres car sinon nous ne savons pas de quoi nous parlons quand nous disons simplement « le corps ». C’est important : lorsque quelqu’un se présente au cabinet du psychanalyste, quand il parle du corps, de son corps, l’analyste l’entendra dans les deux registres dont j’ai parlé tout à l’heure, C’est-à-dire il ne l’entendra pas spontanément tant que la physiologie du corps, mais dans le nouage de l’imaginaire du corps et des mots pour le dire. C’est une distinction épistémologique très importante. Il va de soi qu’il y a dans l’univers des sciences et des techniques beaucoup d’autres façons d’aborder le corps qui sont bien entendu tout à fait respectables. Si vous allez voir un chirurgien vous seriez assez étonnés qu’il ne s’intéresse qu’à la dimension du corps imaginaire. Évidemment son acte est requis dans un registre tout à fait précis. Ce qui fait que les chirurgiens dit-on, sont économes de leurs dires d’ailleurs. Ce n’est pas ce bord-là sur lequel ils se trouvent sollicités. D’un point de vue panoramique, il est intéressant de noter que la question de l’autonomie, la façon dont nous parlons aujourd’hui du corps comme une entité autonome, c’est surprenant, mais c’est quelque chose qui est assez récent dans la culture. Il a fallu attendre le 18e le 19e pour que le corps humain soit parlé comme entité autonome. Et là nous sommes dans un moment qui est plus paroxystique puisqu’on peut dire que désormais le corps a acquis son autonomie puisque les juristes parlent même des droits du corps. Le corps est même devenu un acteur politique : le corps comme acteur citoyen. Et là, au moment où ce corps devient autonome, au paroxysme de son autonomie, nous allons avoir affaire à un processus de dispersion et de fragmentation du même corps. C’est quelque chose qui peut se travailler à partir des travaux des historiens, des ethnologues, des anthropologues, des sociologues. En tout cas nous sommes pris dans un double phénomène qui est l’opposition quasiment religieuse, théologique de l’idée de l’unité de l’homme et de sa place dans la création et tout à coup de l’idée d’un corps qui se fait de plus en plus composite et qui devient au fond comme on le voit dans l’art, le body art, le corps envisagé comme lieu de transformation. Lieu non pas d’unité, mais de transformation continue. À l’image d’ailleurs pour ceux qui travaillent dans la question du cognitivisme et la question des sciences du cerveau, à l’image du cerveau des cognitivistes, décomposé en unités fractionnées et fonctionnelles. Ce qui fait que bizarrement, même pour nous qui étions formés après les questions de l’imago aux questions de l’image du corps vous savez que Lacan fait son entrée dans la psychanalyse avec le stade du miroir, la façon dont le corps par anticipation prend unité.

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