La question de la fin de la cure a tourmenté Freud toute sa vie : roc de la castration, penisneid, réaction thérapeutique négative, pulsion de mort, problème de la résolution du transfert…, son relatif optimisme des débuts s’est quelque peu perdu en cours de route, Freud finissant par conseiller de refaire une cure tous les 5 ans. Le parcours de Lacan suit un chemin quelque peu comparable, au sens où l’enthousiasme justifié des débuts de son enseignement a laissé la place, là aussi, à davantage de tourments et de questions non résolues. La procédure de la passe avait pour but d’apporter quelques réponses concernant la fin de la cure et le passage à l’analyste, et on sait que Lacan sera déçu par cette tentative.
Sommes-nous aujourd’hui plus avancés ? Rien n’est moins sûr… Il y a huit ans nous avons déjà consacré un séminaire d’hiver à cette problématique, et là nous y revenons. C’est donc que des choses continuent nous aussi de nous tourmenter, et restent donc à être précisées. C’est évidemment très important, d’autant que cela touche de près à la dimension éthique de la psychanalyse, qui est particulièrement mise à l’étude cette année. Ce séminaire d’hiver est donc tout à fait dans le fil du prochain séminaire d’été à Dublin.
Ce que je noterai d’emblée, cependant, c’est qu’il est clair qu’une partie importante des cures analytiques s’arrêtent avant la fin… Ce n’est pas forcément à considérer comme un échec d’ailleurs, et Lacan lui-même a pu estimer que quand l’analysant se sentait suffisamment bien, il n’y avait pas forcément lieu de pousser les choses trop loin. Il y a en effet des psychanalyses qui s’arrêtent lorsque le patient estime qu’il s’est suffisamment repéré et qu’il a pu se dégager de quelques impasses et symptômes qui lui gâchaient la vie. Certes il sent éventuellement qu’il pourrait pousser l’analyse un peu plus loin, mais il n’en ressent ni le besoin ni le désir. Et à moins qu’il veuille lui-même devenir analyste, il n’y a pas lieu — sauf dans certains cas bien précis — de le pousser davantage. Il y a aussi des analyses qui se finissent par épuisement — mutuel parfois — ou par relative déception de la part de l’analysant. Cela arrive bien sûr, et l’échec d’ailleurs n’est que relatif, le travail ayant quasiment toujours porté, malgré tout, quelques fruits. Il y a aussi des cures infinies, qui ne s’arrêtent jamais… Mais ces remarques ne nous empêchent aucunement d’avancer sur cet enjeu fondamental de la fin de la cure. Avec un certain nombre de patients, notamment — mais pas uniquement — ceux qui se destinent à occuper la fonction de psychanalyste, on cherche évidemment à aller au-delà d’un simple mieux être ou d’un gain relatif de savoir. Lacan a apporté des repères extrêmement importants sur cette question, pour tenter notamment de dépasser les impasses rencontrées par Freud : traversée du fantasme, désêtre à la fin de la cure, « savoir y faire avec son symptôme », notion de passe ou de passage, et bien sûr l’orientation éthique fondamentale qu’il donnera à la psychanalyse, éthique du désir et du bien dire ! « Je propose, nous dit-il dans L’éthique, que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir » (leçon de 6 juillet 1960).
La manière d’interpréter cette formulation lacanienne, « ne pas céder sur son désir », déterminera non seulement l’éthique que chaque analyste pourra se faire de la psychanalyse (il y en a donc plusieurs possibles), mais aussi du même coup sa conception de la fin de la cure. La psychanalyse est une « thérapéthique », comme je l’avais proposé dans un précédent congrès, car la dimension thérapeutique, aussi importante soit-elle, ne peut être déconnectée de l’approche éthique du sujet, de son désir et de son statut de parlêtre.
On peut estimer, avec certains analystes, que parvenir à ne plus céder sur son désir, c’est en effet le signe de la réussite de la cure. L’entrave névrotique au désir est enfin levée, et tant pis si ce désir libéré fait éventuellement du sujet une canaille ou tout ce que vous voudrez de peu fréquentable… Tant pis si ce désir est d’écraser les autres par exemple, le désir était refoulé, le sujet souffrait de symptômes, l’analyse l’a quelque peu libéré, tant mieux pour ce sujet, même si les conséquences peuvent être éventuellement déplorables pour l’entourage ou même le social, et même si le désir peut aussi amener le sujet en question à sa disparition (avec l’aphanisis)…
Il y a une autre façon d’entendre cette proposition lacanienne, qui consisterait certes à aller au bout, c’est-à-dire à se confronter à la structure de son désir, mais pour y percevoir l’impasse, du fait de la structure du fantasme et du statut de l’objet a. Il s’agirait alors de ne pas sanctifier la castration, mais de ne pas non plus la nier ou la récuser, bref il s’agirait de faire avec, et avec un désir qui est donc basé lui-même sur la perte de l’objet. Cela ouvre une perspective différente concernant « ne pas céder sur son désir », un écart possible…
Tout ceci nous amène à la question cruciale de la division du sujet en fin de cure. Sur ce point, Charles Melman propose des avancées importantes dans son séminaire Pour introduire la psychanalyse aujourd’hui (leçon du 13 juin 2002). Je cite une partie de ce passage, qui est dans le droit fil de notre abord du désir et du sujet : « le but de la cure tiendrait moins dans une réalisation de ce désir inconscient ou une exaltation du sujet sur un mode hystérique, que de permettre au sujet de trouver une division par rapport à ce sujet de l’inconscient, lui-même divisé. Il s’agirait ainsi “de pouvoir être divisé par rapport à ce désir inconscient. Cette division n’implique pas l’organisation par un nouvel objet, précise Charles Melman, mais simplement la vérification du rien dans l’Autre, auquel l’objet a est venu répondre pour y faire bouchon”. “Cette division pourrait être, ajoute Melman, une possibilité donnée à la fin de la cure avec la question de la résolution du transfert. (…) Cette division-là ne serait pas une autre coupure que celle mise en place par l’objet a, mais la perception que ce dit objet n’est là que pour répondre à cette vacuité angoissante du grand Autre, et que c’est en dernier ressort le rien qui est l’objet ultime de l’organisation du désir, que c’est pour répondre à ce rien, on pourrait presque le dire comme ça, qu’il y a du sexuel”.
Il y a dans ces propositions des avancées importantes, qui vont au-delà me semble-t-il de “savoir y faire avec son symptôme”… Cela ouvre une troisième voie, entre la voie névrotique habituelle, consistant plutôt à céder sur son désir, et celle que pourrait laisser entendre la formule “ne pas céder sur son désir”, et qui en l’occurrence serait plutôt la voie de la canaillerie, éventuellement de la perversion, voire bien sûr de la catastrophe (puisque la structure du désir pousse à l’aphanisis du sujet).
Nous pouvons donc entrevoir là une troisième issue possible, qui consisterait à prendre au sérieux la structure de son désir et de son fantasme, à ne pas refouler, réprimer, mais à ne pas se faire non plus l’automate de ce désir, l’agent à la fois passif et assumé de ce désir, incapable d’aucune dialectisation. Cela pourrait permettre une résolution pacifiée du transfert, et un sujet (éventuellement psychanalyste lui-même) capable alors d’entendre et de dialectiser, en pouvant se passer de la présentification réelle du un dans l’Autre par l’analyste. Cette possible “division par rapport à ce sujet de l’inconscient, lui-même divisé” est sans doute la piste la plus novatrice depuis Lacan, concernant une issue possible, et sans doute souhaitable, de la cure.
Cela implique, certes, une passion de l’inconscient, mais je dirais une passion méfiante, raisonnée de l’inconscient, une passion avertie des ravages provoqués par l’inconscient (au niveau individuel, social et politique) !