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Roland Gori / Appel à une mobilisation des praticiens du soin psychique

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Dans son Histoire populaire de la France[1], Gérard Noiriel rappelle qu’au début du XXe siècle il existait une « aristocratie ouvrière » qui contribua beaucoup à développer une culture citoyenne et une éducation politique. Ces ouvriers travaillaient principalement dans les usines de production automobiles, ils étaient très qualifiés et bien payés. Ils furent confrontés assez rapidement à de nouvelles formes de management que les patrons voulaient mettre en place avec des primes de rendement individuel (1904) et une organisation dite scientifique du travail, le   taylorisme (1908).   Ils   furent « normalisés », « contrôlés », « évalués »   et « protocolisés ». L’histoire se termine sur les chaînes de production automatisée des Temps modernes de Charlot. Le professionnel qualifié est devenu un rouage de la machine, un prolétaire.

Ces principes de Frederick Winslow Taylor, extraits de l’observation des esclaves travaillant auparavant dans les champs de coton, sont toujours les mêmes : standardiser, décomposer, fragmenter, rationaliser, techniciser, prescrire, contrôler et évaluer les rendements individuels. Ils sont plus que jamais d’actualité dans tous les secteurs professionnels. C’est une politique des métiers qui les prive de leurs finalités au profit d’une fonction de contrôle social et de production marchande. Le professionnel y perd sa dignité d’œuvrier[2], comme nous l’appelons avec mes amis Bernard Lubat, musicien, et Charles Silvestre, journaliste. Il est prolétarisé, son savoir et son savoir-faire sont confisqués par les modes d’emploi des machines matérielles et symboliques.

C’est pour répondre à cette prolétarisation des métiers dans tous les domaines, santé, soin, éducation, justice, recherche, information, travail social et culture qu’en décembre 2008 avec Stefan Chedri et une centaine d’amis nous avons lancé l’Appel des appels qui a reçu le soutien de 90 000 signataires. Tous nos travaux depuis ont essayé de montrer comment nos pratiques professionnelles étaient taylorisées, moins pour améliorer les services rendus en rapport avec leurs finalités qu’en tant que logiques d’un pouvoir qui traite l’homme en instrument. Ce à quoi tous ceux qui s’occupent du soin des vulnérabilités humaines sont les plus sensibles, et c’est pourquoi l’Appel des appels s’est inscrit dans les sillons tracés par Pas de zéro de conduite, l’Appel de la FNAREN (Fédération nationale des rééducateurs de l’Éducation nationale) et La nuit sécuritaire.

Nous sommes ici aujourd’hui avec vous parce que cet arrêté du 10 mars 2021, le rapport de l’IGAS (Inspection générale des Affaires sociales) d’octobre 2019, le projet de loi de création d’un ordre des psychologues et bien d’autres réformes participent de ce programme de destruction massive des métiers, et en particulier des métiers des services publics, en les transformant en plate-forme de services dont les praticiens seraient de purs opérateurs techniques. Pour parvenir à cette conversion culturelle, à cette normalisation des professionnels, le pouvoir « conduit leurs conduites » en s’appuyant d’une part sur les « experts » les plus solubles dans ce programme et d’autre part sur une manipulation de l’opinion publique et des familles de patients appelés à devenir des consommateurs éclairés par la publicité marchande et médiatique. L’argument suprême avancé d’ailleurs par les porteurs de ces réformes est « ça ne vous coûtera rien », et le transfert des compétences des psychiatres par exemple vers les psychologues, le désengorgement des listes d’attente des établissements publics vers la prise en charge libérale permettront « des économies ». Le pouvoir actuel appuyé sur une multitude d’Agences bureaucratiques parvient aujourd’hui à accomplir ce qui peinait à s’imposer hier. Ainsi, en 2003, j’ai rédigé un rapport[3] de mission à la demande de la mission Berland mandaté par le ministre Jean-François Mattei pour répondre à la crise générée par la prochaine pénurie de psychiatres[4]. Vous trouverez mon Rapport de mission sur le Net. Déjà je m’étais opposé à la volonté des autorités de faire entrer les psychologues dans le Code de la Santé, comme je m’étais opposé à la volonté de certains PU-PH (professeur des universités-praticien hospitalier) de psychiatrie – dont les « experts » actuels sont les rejetons – de para-médicaliser les psychologues pour qu’ils prescrivent des médicaments et pratiquent des méthodes cognitives brèves. Ce qui se produit aujourd’hui était déjà là.

Aujourd’hui, cet arrêté pratique un excès de pouvoir en légiférant une perte d’autonomie professionnelle d’un métier, en disqualifiant la formation des psychologues pour la refaçonner à la main des supposés « experts » les plus solubles dans ce projet de technicisation, de protocolisation, de quantification et finalement de prolétarisation des psychologues. Lisez le rapport de l’IGAS de l’automne 2019 et vous verrez que le pouvoir est allé faire son marché en sélectionnant les experts et les produits conformes à sa volonté de disqualifier nos métiers, nos formations, nos pratiques en promouvant une formation neurocognitive complémentaire mais obligatoire et des références à des grilles de diagnostics pour le moins contestables. Il y a une escroquerie autour de ces supposés référentiels internationaux, c’est-à-dire états-uniens et québécois, dont le coup de génie a été de transformer un problème en postulat, et d’exploiter à fond le jeu des métaphores en faisant croire qu’il suffisait de dire « neuro » pour que ce soit de la science et « TCC » pour que ce soit des travaux expérimentaux.

Il faut aussi informer l’opinion publique de ces supercheries et de ces abus comme ceux par exemple qui transforment les recommandations de « bonnes pratiques » de l’HAS en droit « dur » et font croire qu’une « pratique consensuelle » est de même niveau qu’une « pratique recommandée ». Bref, il faut se battre sur cet abus de pouvoir d’un arrêté qui excède son champ de compétence en mordant sur le domaine de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Cet arrêté est établi sans concertation et soumis à des biais cognitifs par le choix de préférences qu’il produit avec ses experts et ses diagnostics aléatoires, privant ainsi des patients d’une prise en charge adéquate. Inclure les TDHA dans les troubles neuro- développementaux ne manque pas de piquant lorsqu’on sait que le promoteur Leon Eisenberg, quelques mois avant sa mort, a déclaré au Spiegel que ce diagnostic est l’exemple même de maladie fabriquée pour répondre à la demande des labos et de leurs clients.

Je conclus avec le grand scénariste Ken Loach : « Avec le temps, ça a été de plus en plus contrôlé. Plus les années ont passé, plus le format de ce qui marchait, en termes d’audience, s’est développé et rigidifié. Tout s’est bureaucratisé, hiérarchisé et, comme dans toute industrie, la pression sur la production s’est fortement intensifiée. La tendance est à la réduction des équipes et à la multiplication des manageurs qui, pour justifier leur position, se doivent d’intervenir dans tous les domaines »[v].

[1] Noiriel G., Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, Paris, Agone, 2018.

[2] Cf. Gori R., Lubat B., Silvestre C., Manifeste des œuvriers, Arles, Actes Sud, 2017.

[3] « Rapport de Roland Gori à Jean-Marc Fabre concernant la mission définie par la lettre du 15 Janvier 2003, en date du 14 Avril 2003 », Psychologie clinique, no 20, 2006. https://sites.google.com/site/olivierdouvilleofficiel/psychologie-clinique/meilleurs-textes-publies-depuis-le-n-3- de-psychologie-clinique/rapport-de-roland-gori-a-jean-marc-fabre

[4] Cf. aussi Gori R., Del Volgo M.-J., La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Flammarion, 2014 ; Gori R., Del Volgo M.-J., Exilés de l’intime. Vers un homme neuroéconomique ?, Paris, Les liens qui libèrent, 2020.

[v] Loach K., Défier le récit des puissants. L’art comme acte de résistance, Indigène, 2017, p. 27.