Jean-Louis Chassaing / à propos du livre de Michael Gerard PLASTOW Sabina Spielrein, poésie et vérité
Sabina Spielrein and the poetry of psychpanalysis. Writing and the end of analysis
Sabina Spielrein, poésie et vérité. L’écriture et la fin de l’analyse. Editions ERES, 2021, série Essaim. Karnac Books, 2019. Image photogamme du film A Dangerous Method, David Cronenberg, 2011.
Sabina Spielrein n’est plus « entre Freud et Jung »[1], mais elle a « droit » à la lecture attentionnée et psychanalytique de ses textes, de ses écrits par notre collègue Michael Plastow. Une préface de Erik Porge annonce l’originalité de ce projet déjà publié en anglais il y a deux ans[2].
Plastow prend soin au début de son livre de remercier un nombre important de personnes, dont justement des traducteurs, traducteurs de son livre en anglais, de sa langue natale au français. Il fait référence également aux traducteurs de divers textes, dont ceux bien sûr de Sabina Spielrein.
Le livre des auteurs italiens, et son édition en langue française, relèvent les difficultés de travail d’archives : découverte « d’une documentation partielle à Genève, lettres de Sabina Spielrein à Jung et Freud, fragments de son journal, lettres de Freud et de Jung à Sabina » (Plastow note une certaine familiarité des auteurs avec Sabina Spielrein, notamment en l’appelant souvent par son prénom, d’une manière quelque peu possessive et irrespectueuse ou trop proche pour le moins.). Les héritiers de Jung n’ont pas autorisé des lettres écrites de Carl Gustav Jung à Sabina Spielrein. Michael Plastow fait montre d’une recherche précise et précieuse, comme nous l’avons dit, en diverse langues. Plus même : laissés de côté, mal étudiés, « beaucoup de textes critiques de Sabina Spielrein ne sont traduits ni en anglais ni en français […] cela m’a obligé à étudier l’allemand pour les déchiffrer, ce qui m’a confronté directement à la langue qu’elle emploie principalement dans ses écrits ».
C’est tout l’intérêt de ce livre de reprendre une relation avec cette psychanalyste à travers des documents en diverses langues, et M. Plastow utilise toutes ses connaissances et ses recherches pour donner un travail sans concession et surtout sans à priori sentimentalistes ou à l’emporte pièce concernant des affaires de cœur faciles, voire de sexe. Il s’agit en effet très clairement dès le départ de déconstruire certaines « études » par trop centrées sur la petite histoire érotico- sentimentale avec Jung et d’analyser les textes de Sabina Spielrein. De lire et d’analyser les écrits, en psychanalyste, ceci en rapport avec l’histoire « entière » de cette femme d’origine russe, et dont « un changement » selon Michael Plastow est arrivé lors du passage à l’écriture en langue allemande, sa langue d’adoption à elle, ceci dans le contexte du Burghölzli de Bleuler et de Jung. Il est beaucoup question de séparation dans cette histoire, séparation de la langue et du pays de sa famille, séparation d’avec Jung… séparation d’avec sa propre analyse avec lui. Il s’agit pour Michael Plastow « d’ouvrir un champ fertile de recherche sur le travail de Sabina Spielrein, de discerner ce qui parle à travers elle et ce qui est intimement lié à ce qu’elle est capable de transmettre à son insu par son écriture et son style. C’est ce que nous considérons comme une méthodologie proprement psychanalytique ».
Michael Plastow parle le plus souvent du transfert. C’est ici un terme essentiel ! Transfert certes passionnel à Jung, le médecin, l’ami avant l’heure même, et le poète. Il écrit : « … en tant que poète, Jung n’incarne plus la position de l’Altérité, la poésie vient alors à la place de ce qui ne fonctionne pas dans le rapport sexuel ». « La poésie a une valeur de jouissance », ici, pour Sabina Spielrein. Dans ce rapport à l’écriture Michael Plastow évoque les années de jeunesse de son sujet d’étude et notamment il la cite encore : « Je ne veux pas écrire, ou plutôt je voudrais que ça s’écrive tout seul ». Que quelque chose s’écrive et se transmette à travers elle. L’auteur établit l’analogie avec cette phrase célèbre de Lacan « Je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être sujet ».[3]
Trois modalités, trois positions ici dans le transfert : le médecin, l’ami, le poète. Et l’analyste ?
« Jung n’est pas capable de soutenir sa place d’analyste » écrit Michael Plastow. Plus même encore : « le désir de Jung entrava l’analyse de Spielrein et sa capacité à y mettre un terme ». Cette histoire, ici non pas essentiellement selon le récit de faits, avérés, supposés, imaginés, déformés, faits interprétés selon le désir des auteurs, psychiatres, analystes jungiens ou historiens, mais histoire selon la psychanalyse, cette histoire-là est un lieu de travail sur la question du transfert et de la position de l’analyste. De ce que celui-ci entend ou pas. Et l’histoire ici s’appuie sur les écrits, principalement ceux de Sabina Spielrein. Plastow nouvel « analyste » de Sabina Spielrein ? De Jung également ? Le transfert comme amour et ce qu’en attendait Spielrein, et le contre transfert de Jung, contre transfert dont Lacan a fait place au désir de l’analyste, voire à un désir d’analyste. Jung n’a pas pu, pas voulu ? entendre les métaphores de Sabina Spielrein, dont le livre de Michael Plastow suit les nombreux fils, les découvrant, au sens le plus réel du terme. D’où la place de la poésie. D’où la place bien particulière et quasi prophétique de la pulsion de mort freudienne, quelque huit ans avant que celui-ci ne la formule. « La destruction comme cause du devenir » (1912) élabore non pas la mort en une réalité finale, destructrice en arrêt, mais tente d’assurer une dynamique de l’inconscient et du langage vers une création toujours renouvelée. Ne pas rester figé dans les représentations comme ce qui collerait réellement à la Chose, mais se laisser porter par les mots, par les signifiants en la polysémie du langage, voire en libérant lalangue en ses équivoques. Et ceci concerne justement la place de Jung dans le transfert, le sien et par conséquent celui de Spielrein. Je cite cet important passage du livre de Plastow car cette question de la réalité, et d’un réel de la cure articulé à l’imaginaire et au symbolique est ici quelque peu démonstratif d’un mésusage du transfert « réduit », ou magnifié en réalité, à un amour, à une passion, non pas réciproque car les positions restent en partie dans une certaine dissymétrie, tout du moins au départ. Le chemin serait indiqué afin d’analyser ce qu’il en est de l’objet de la passion, et de l’analyste pris dans sa réalité. La place de semblant de l’objet « a » est quelque peu mise à mal, peut-être serait-il intéressant d’en étudier les conséquences par exemple à l’aide du nœud borroméen tel que posé dans la conférence de Lacan et 1974, « La Troisième ».
Voici le passage :
« Ce grand et véritable amour, c’est l’amour de transfert, celui qui s’est réveillé avec Carl Jung dans l’analyse. Celui-ci a fait l’erreur d’y répondre, de penser qu’il pouvait prendre sa propre personne pour l’objet de cet amour, être ce « quelqu’un ». Il a été incapable de tenir une place où l’objet du transfert pourrait être reconnu comme un objet errant par le monde, sans attache ni lieu à une personne ». Alors « Spielrein se demande où placer cet amour et qu’en faire… ».
Carl Jung déchu d’une place de grand Autre – médecin, analyste, pédagogue – ne tient pas la distanciation d’avec une incarnation de l’objet – petit autre semblable – ce qui affole Sabina Spielrein et la situe dans l’incapacité d’en finir non seulement avec Jung mais avec sa propre analyse. Et…. réciproquement ! Incarnation de l’objet mais surtout Jung ne se situe pas sur le plan de l’inconscient dans sa relation à sa patiente amoureuse dans une duplicité du transfert. Michael Plastow donne très justement le ton et la lettre de ces échanges, « la position de similitude » dans laquelle Jung se complait : Il écrit le 30 juin 1908 : « … je dois vous dire quelle charmante impression j’ai eu de vous aujourd’hui. Votre image a totalement changé et je veux vous dire combien cela me rend heureux de pouvoir espérer qu’il y a des gens qui sont comme moi, des gens chez qui vivre et penser ne font qu’un. » On saisit en effet que la dissymétrie dans le transfert n’est point de mise !
De cette même façon cet « enfant » nommé Siegfried, enfant qu’elle souhaite avoir avec Jung et que celui-ci accueille tel quel, n’est-il pas comme l’évoque Plastow « un enfant de l’écriture… né de leur amour conjoint pour le poème de Wagner » ? Siegfried, un prénom si riche de sens mais aussi pivot justement d’une réalité et de métaphores, signifiant de pistes où à venir, souvenirs et poésie s’entremêlent !
Car le livre de Michael Plastow, qui emprunte évidemment des références arrachées de l’oubli par les auteurs italiens Aldo Carotenuto et Carlo Trombetta, mais qui poursuit ses propres recherches, ce livre met surtout l’accent sur la dimension de la lettre chez Spielrein. Car si celle-ci tente avec acharnement et de façon touchante de s’extraire par l’écriture et la poésie d’une relation qui ne lui permet pas de poursuivre et de terminer son analyse, ses écrits témoignent d’un appui sur le langage voire de lalangue. Celle-ci doit naviguer entre le russe et l’allemand, d’où un intérêt poétique accru.
C’est le mérite de ce livre, montrer le caractère d’invention de Spielrein, dans ses élaborations toutes professionnelles, analytiques, et, non pas de façon parallèle mais entrecroisée, dans une autre passion « toute naturelle », – « je voudrais que ça s’écrive tout seul » – celle de la poésie.
[1] « Sabina Spielrein entre Freud et Jung », 1981 éditions Aubier Montaigne pour la traduction française. L’édition originale d’Aldo Carotenuto et Carlo Trombetta est parue sous le titre Diaro di una segretta simetria, Sabina Spielrein tra Jung e Freud, Astrolabio, Roma, 1980..
[2] « Sabina Spielrein and the poetry of psychoanalysis. Writing and the end of analysis ». Michael Gerard Plastow. Routledge Taylor & Francis Group. 2019. Michael Plastow est l’auteur d’un autre livre en langue anglaise « What is a child ? Childhood psychoanalysis and Discourse » ; Karnac Books Ltd, 2015.
[3] J. Lacan, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », in Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001. Italiques de M. Plastow.