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Hélène Genet / Linguisteries, Pour une grammaire des affects

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Federico Bravo, Linguisteries, Pour une grammaire des affects

Ed. Stilus, coll. Résonances, 2021

C’est le livre d’un linguiste[1] qui, dans les pas de Michel Arrivé[2], cherche à rejoindre la psychanalyse, « un linguiste à qui la rencontre avec la psychanalyse a permis de trouver, mieux que des réponses, le sens mêmes des questions qu’il posait à la linguistique » (p.123).

C’est un titre qui convoque le psychanalyste lacanien, pour peu qu’il ait cultivé quelque intérêt pour les sciences du langage, au-delà du frayage saussurien qu’en son temps Lacan avait fait fructifier. Un ouvrage qui interpelle les disciples de Charles Melman, qui en 1991-93 intitula son séminaire justement La linguisterie.

Quoiqu’elles aient la même matière première, les rapports de la grammaire et de la psychanalyse restent étonnamment timorés et marqués d’incompréhension, sinon de méfiance ; d’ailleurs les deux disciplines recourent aux mêmes mots sans leur donner le même sens, à commencer par ceux de langue et de langage, mais aussi ceux de parole ou de discours. Surdité.

Si, en pleine vogue structuraliste, Lacan a su intégrer et cultiver l’apport de cette discipline phare qu’était la linguistique, si Saussure et Jakobson lui ont permis d’élaborer la théorie du signifiant, ce ne fut pas non plus sans exclusions radicales que cinquante ans plus tard on n’ose toujours pas interroger. C’est que le néologisme « linguisterie »[3] fait verrouillage : de spécifier la cuisine lacanienne, il a eu pour effet d’exiler la linguistique, coupable d’asubjectivité. D’ailleurs Lacan revendiquait une hétérogénéité disciplinaire : la question du dire, affirmait-il, « n’est pas du champ de la linguistique. »[4] Et les psychanalystes de s’en tenir à cette réputation désincarnée des explorations linguistiques[5].

C’était sans compter les développements de ladite science du langage du côté de l’énonciation (Emile Benveniste), du cinétisme de la signification (Gustave Guillaume), de l’esthétique de la réception (Hans Robert Jauss), de la pragmatique (Oswald Ducrot). Certes peu médiatiques et essaimant lentement, ces élaborations théoriques sont pourtant de nature à raviver le questionnement et la pratique analytiques. S’il est vrai que notre travail se spécifie de lire la parole, d’entendre le dire en deçà du dit, on ne saurait faire l’économie des outils conjoints de la grammaire et de la poétique qui rendent sensibles la matière signifiante, ses effets de sens, et ce qui en elle se joue à l’insu du sujet, ce qu’il doit à la langue qu’il reprend à son compte sans trop savoir ce qu’il dit.

Et puis dans ce divorce entre psychanalyse et linguistique, se joue aussi une division oral- écrit, un certain « logocentrisme » lacanien que la finesse du questionnement derridien n’a pas pu entamer[6]. Pourtant je ne connais pas d’analyste qui n’écrive, abondamment. Simple activité d’archivage ? Mnémotechnie ? Il y a quelque mauvaise foi à classer l’affaire sans suite, mais c’est un autre débat.

En attendant certains s’efforcent de ranimer le dialogue disciplinaire. F. Bravo prend évidemment le temps de justifier ce titre repris à Lacan. En réalité il s’agit pour lui d’annoncer une démarche symétrique à celle du psychanalyste, donc une sorte de « contre-linguisterie » ou d’« ana-lysterie », termes écartés en raison de ce qu’ils laissaient entendre de dissidence ou d’hysterie. Au contraire, l’esprit est d’intégration, de suture.

L’ouvrage est remarquablement écrit, à la fois érudit, précis et rapide, dans une veine barthésienne. Sélectionnant certains faits de langue (l’antonyme, l’écriture inclusive, les pronoms personnels), rhétoriques (la prétérition, l’allitération, l’énallage, l’exemple, l’insulte) ou narratologiques (la mise en abyme, la clôture du texte, la glose), F. Bravo rapproche les traitements linguistique et psychanalytique, ce qui le conduit à plaider pour une poétique qui serait moins de production (du côté du scripteur) que de réception (du côté du lecteur). C’est un linguiste qui a pris acte de l’inconscient, qui se lit des ratures, dans les interstices du discours. A partir de là F. Bravo pointe l’oubli de l’écoute dans la culture linguistique, qui s’en tient au couple langue / parole. L’écoute est ici promue comme une dimension cardinale, véritable « acte de langage », et au fond le « lieu où la parole s’accomplit », ce qu’enseigne pleinement la cure.

Si F. Bravo laisse entrevoir ce que les linguistiques ratent à ignorer le point de vue analytique, espérons qu’en retour les psychanalystes y entendent un plaidoyer pour la ré-ouverture de la psychanalyse à la linguistique, et entrevoient ce que celle-ci rate à méconnaître les développements de celle-là, qu’elle a malheureusement abandonnés aux artisans de l’intelligence artificielle.

[1] Professeur des universités, F. Bravo enseigne depuis 1985 la linguistique et la sémiotique à l’Université Bordeaux- Montaigne au sein de l’unité de recherche AMERIBER. Il dirige le centre de recherche et le Groupe Interdiscipli- naire d’Analyse Littérale (GRIAL). Ses travaux portent sur l’iconicité du langage et ses fondements sémiologiques. Il est auteur notamment de Anagrammes. Sur une hypothèse de Ferdinand de Saussure (Lambert-Lucas, 2011).

[2] M. Arrivé, Le linguiste et l’inconscient, PUF, 2008.

[3] « Un jour, je me suis aperçu qu’il était difficile de ne pas entrer dans la linguistique à partir du moment où l’inconscient était découvert. D’où j’ai fait quelque chose qui me parait à vrai dire la seule objection que je puisse formuler à ce que vous avez pu entendre l’autre jour de la bouche de Jakobson, à savoir que tout ce qui est du langage relèverait de la linguistique, c’est-à-dire, en dernier terme, du linguiste. Non que je ne le lui accorde très aisément, quand il s’agit de la poésie à propos de laquelle il a avancé cet argument. Mais si on considère tout ce qui, de la définition du langage, s’ensuit quant à la fondation du sujet, si renouvelée, si subvertie que c’est bien le statut dont s’assure tout ce qui de sa bouche s’est affirmé comme l’inconscient, alors il me faudra, pour laisser à Jakobson son domaine réservé, forger quelque autre mot. J’appellerai cela la « linguisterie ». Je donne dans la linguisterie, ce qui me laisse quelque part aux linguistes, non sans expliquer tant de fois que des linguistes je ne subisse, je n’éprouve plus d’une remontrance. » Lacan, Séminaire XX, Encore, Leçon du 19 décembre 1972

[4] Et encore : « la linguistique s’engage toujours plus avant […] dans la voie de la formalisation. C’est parce que, dans la voie de la formalisation, ce que nous cherchons à exclure, c’est le sujet. Seulement nous, analystes, notre visée doit être exactement contraire, puisque c’est là le pivot de notre praxis. » Le Séminaire, livre XII, Problèmes cruciaux, Leçon du 2 décembre 1964.

[5] Alain Vanier : « Le psychanalyste n’est pas un linguiste, car s’il s’intéresse à la parole et au langage, il vise quelque chose qui se trouve au-delà. Au-delà est un terme inapproprié : il s’agit plutot de quelque chose que la parole cerne et échoue à articuler », « Principes du détournement », Cliniques mediterraneennes, n°68, 2003, p.23-35.

[6] J. Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », in L’ecriture et la difference, Seuil, 1967.