Jean-Claude Maleval – Les troubles neuro-développementaux : un forçage épistémo-politique
Texte paru dans Lacan Quotidien n°939
Les troubles neuro-développementaux (TND) constituent une étrange catégorie psychiatrique : ils ne surgissent pas d’une découverte notable, ne sont pas attachés au nom d’un chercheur qui les auraient identifiés, n’ont aucun signe clinique en commun, ne sont pas supportés par un marqueur biologique, leurs limites sont floues, et les travaux scientifiques mettant en évidence ce qui les caractérise sont inexistants. Qui leur a donné naissance ?
Ils émergent il y a peu, en 2013, à l’issue de discussions d’un des treize groupes de travail chargés de la confection du DSM-5. Ils ont pour fonction de regrouper dans une même catégorie l’essentiel de ce que le DSM-IV nommait des « troubles habituellement diagnostiqués pendant la première enfance, la deuxième enfance ou l’adolescence ». Dans ce groupe de travail, rien n’indique que les TND aient donné lieu à débat, tant ils se greffent sur l’idéologie actuellement dominante dans la psychiatrie américaine, à savoir la psychiatrie biologique. Cependant, les concepteurs du DSM-5 indiquent eux-mêmes que ce terme n’a pas le poids d’une entité nosographique : « la classification même des troubles (c’est-à-dire la manière dont les troubles sont regroupés, la superstructure du manuel), expliquent-ils, n’a pas été considérée, de manière générale, comme étant d’une grande importance scientifique ». La riche bibliographie du DSM-5 se référant aux TND ne comporte que des travaux consacrés aux troubles englobés dans les TND, mais aucun ne se penche sur le terme utilisé pour nommer la « superstructure » qui les chapeaute. Ni cette nouvelle catégorie ni les raisons de son émergence ne font l’objet d’une justification. La littérature scientifique sur les TND est inexistante. Cette notion, selon ceux qui l’ont conçue, est utile pour opérer une classification, elle contribue à une mise en ordre des chapitres, mais eux — mêmes considèrent qu’elle ne possède pas « une grande importance scientifique ». Les TND ne sont pas un concept argumenté, mais le titre d’une partie d’un Manuel introduit pour opérer du rangement.
L’administration française de la santé ne l’entend pas ainsi quand elle met en place en 2019 des plateformes de coordination et d’orientation ayant pour objectif de prendre en charge le plus tôt possible les enfants souffrant de TND. Elle nous explique, sur Handicap.gouv.fr, que le neuro-développement concerne « l’ensemble des mécanismes qui, dès le plus jeune âge, et même avant la naissance, structurent la mise en place des réseaux du cerveau impliqués dans la motricité, la vision, l’audition, le langage ou les interactions sociales », de sorte que les TND apparaissent quand « le fonctionnement d’un de ces réseaux est altéré ». Elle en déduit dans l’arrêté du 10 mars 2021 que les approches psychodynamiques ne sauraient contribuer à la restauration du fonctionnement de ces réseaux altérés. Une telle lecture, qui caractérise les TND par un trait commun, est un forçage qui ne repose sur aucune étude scientifique. Elle réduit la causalité des troubles à une atteinte cérébrale qui risque de figer le sujet dans un diagnostic et de ne lui laisser d’autre issue que des thérapies biologiques. Par chance, la découverte de la plasticité cérébrale introduit un peu de liberté dans cet univers clos en ouvrant la possibilité de modifier le cerveau par des influences externes.
Les TND coupés du social
Les données sont nombreuses qui établissent que les TND sont souvent des troubles socio- développementaux et que réduire la plupart des troubles de l’enfant à une étiologie biologique est une hypothèse irrecevable.
Toutes les études épidémiologiques convergent quant à l’existence d’un rapport entre la position socio-économique et la fréquence des troubles mentaux : appartenir aux classes sociales défavorisées est un facteur majeur de risque. Des états de santé physique et psychologique altérés, un moindre développement cognitif et émotionnel, au long de la vie, présentent une corrélation avec le fait d’avoir grandi dans une famille de très faible niveau socio-économique. D’après une étude effectuée sur l’environnement des enfants américains, entre 2010 et 2013, la plupart des TND s’avèrent plus fréquents chez les enfants élevés dans des familles dont les revenus se situent en-dessous du seuil de pauvreté. Un enfant noir d’un milieu défavorisé a six fois plus de probabilité d’être atteint de TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité) qu’un enfant blanc de milieu favorisé. Ce diagnostic augmente dans les établissements où le niveau d’exigence est plus élevé que dans la moyenne des établissements scolaires comparables. Le fonctionnement de l’institution scolaire est donc un des éléments propres à concourir à la pathologie.