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Agnès Giard / La femme est-elle plus proche de la nature ?

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Nous sommes tous et toutes prisonniers/ères de préjugés concernant les femmes-qui-donnent-la-vie et les hommes-qui-dirigent-des-banques. (Deepol/Plainpicture). Article paru sur le Blog Les 400 culs de Libération le 22 mai 2021.

Grand classique précurseur de l’écoféminisme, «la Femme et la Nature» de Susan Griffin, dont le texte intégral est enfin disponible en français, dresse la fresque baroque d’une histoire traversée par la haine du désir et par la peur du sexe. Un voyage initiatique.

Si vous avez les idées noires, lisez ce livre : la Femme et la Nature. Le rugissement en son sein (1) de Susan Griffin. Paru en 1978, cet essai lyrique et provocateur n’avait jamais été entièrement traduit. La philosophe Emilie Hache en livre des morceaux flamboyants dans son recueil de textes Reclaim (2). Mais voici maintenant que le texte intégral est enfin disponible. Soit 348 pages d’une écriture traversée par l’ironie électrisante et roborative de l’espoir. «Il s’agit probablement de l’œuvre de non-fiction la plus extraordinaire ayant émergé de la matrice de la conscience féminine contemporaine», écrit la philosophe Adrienne Rich (à qui le livre est dédié, avec «amour»). Il s’agit surtout de la pierre angulaire d’un mouvement de lutte plus que jamais d’actualité, celui de l’écoféminisme. Le mouvement de l’écoféminisme apparaît d’ailleurs moins d’un an après la publication de ce livre.

 

Dans l’introduction à l’ouvrage, la philosophe Jeanne Burgart Goutal, autrice d’Être écoféministe (3), explique ainsi la naissance du mouvement : «En mars 1979, à l’occasion d’un grave accident sur la centrale nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie)», des milliers d’Américaines se rassemblent pour protester contre la destruction de la nature. Elles signent à cette occasion un manifeste qui dit : «La Terre nous nourrit comme nous la nourrirons à notre tour de nos corps.» Il s’agit pour ces femmes de mettre un terme à la course aux armements, aux guerres pour le pétrole, aux déforestations massives… Comment ? Avec des mots.

«N’oublie pas le fouet !»

Il faut savoir qu’en 1979, alors qu’une partie du réacteur a fondu, laissant craindre une explosion dévastatrice, le porte-parole de la centrale utilise des mots sexistes pour parler de l’accident : il affirme que le réacteur étant «excité», il s’agit de le refroidir en faisant «claquer le fouet en son cœur». La métaphore est transparente. Elle évoque les adages du style «Bats ta femme. Si tu ne sais pas pourquoi, elle le saura» ou les boutades signées Nietzsche : «Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas le fouet !» Les femmes ont souvent été renvoyées à cette idée qu’elles étaient un corps, quelque chose de bestial et d’émotionnel à mater ou discipliner. Par opposition, les hommes sont souvent placés du côté des valeurs spirituelles, du cérébral et de l’objectivité. Dans la Dialectique de la raison, Theodor Adorno et Max Horkheimer le formulent ainsi : «Dans la société bourgeoise, la femme en tant que représentante de la nature est devenue un symbole énigmatique […], le symbole de la fonction biologique de la nature dont l’oppression est le titre de gloire de cette civilisation.»

Vers 1880, Charles Baudelaire écrit : «La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable.» Presque deux siècles ont beau avoir passé, le mot femme reste synonyme de «câlin», «sein» et «instinct». Le cliché «femme amoureuse /hommes décideur» est à ce point prégnant qu’il garantit encore de nos jours le succès de livres caricaturaux : Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus (par exemple). Comment lutter contre ce cliché rebattu, selon lequel «la femme» (sic) serait plus proche de «la nature» (les pulsions, les ovaires, les hormones) ? Pour les militantes antinucléaire, une évidence s’impose : la meilleure stratégie n’est pas de contester le cliché, mais de se le réapproprier. A l’instar des «queers» ou des «gouines» qui récupèrent l’insulte pour s’en faire un titre de gloire, les écoféministes s’emparent du cliché de la Terre-mère afin de le distordre.

Rendre l’association femme-nature ridicule

Susan Griffin l’exprime clairement : «Nous sommes la nature, nous dit-on. […] Nous sommes la nature sans intelligence, nous dit-on.» Dénonçant cette idée que les femmes seraient «plus proches de la nature que les hommes», elle réplique : «Tout ce qui existe sur terre, y compris la pensée rationnelle, fait partie de la nature». Loin de défendre la thèse d’une affinité élective entre les femmes et la déesse Gaïa, Susan Griffin s’efforce au contraire de montrer que cette thèse participe d’un ordre symbolique mortifère. L’opposition nature/culture qui fonde le cadre de notre société s’enracine lui-même dans une opposition corps/esprit qui date de l’antiquité. On ne peut pas en venir à bout avec les armes de la simple logique, pense Griffin. Le seul moyen d’arracher ce mal, c’est à la racine : dans l’imaginaire collectif. Non pas en contestant l’association femme-nature, mais en l’accentuant jusqu’à la rendre ridicule et factice.

Il s’agit de rompre l’enchantement, car nous sommes tous et toutes prisonniers/ères de préjugés concernant les femmes-qui-donnent-la-vie et les hommes-qui-dirigent-des-banques. «Si l’on sonde son cœur en toute sincérité, on doit se rendre à l’évidence : en chacun et chacune de nous, éduqué.e au sein de ce système, résonnent de façon plus ou moins inconsciente les voix du patriarcat», suggère Jeanne Burgart Goutal. Comment pourrions-nous échapper à cette façon de voir le monde ? Partant du principe que la psyché humaine se forme à partir des relations que l’on noue avec les autres, au sein d’une culture dominée par des récits, Susan Griffin propose une solution : pour changer la société, il faudrait changer les histoires qu’on raconte aux enfants. Il faudrait leur dire que cette histoire de pomme et de serpent n’était que le moyen de prétendre «que tout péché s’origine dans la chair d’un corps de femme et vit en elle».

Son but : montrer combien est destructrice l’impulsion qui pousse l’homme à vouloir se séparer du monde (auquel pourtant il appartient). Sa technique : relier entre eux les morceaux du puzzle afin qu’apparaisse, dans toute sa tragique vacuité, le dessein caché dans l’idéologie. Armée de colle et de ciseaux, Susan Griffin compose un poème polyphonique, à mi-chemin entre le cut up et le détournement situ, traversé par un souffle épique. Tous ces mots qui nous structurent (pour le meilleur et pour le pire), Susan Griffin les tisse au fil d’un patient travail de patchwork incantatoire. Dans son livre des transmutations, elle accumule une extraordinaire quantité de théories et de mythes, empruntés à tous les champs du savoir – médecine, théologie, psychanalyse, sociologie – et subsumés par le rythme des phrases, une prosodie fiévreuse, enivrante, qui s’achève en immense prière : «Quand cet oiseau vole sur la courbe de sa propre volonté.»

(1) La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein, de Susan Griffin. Traduit par Margot Lauwers et préfacé par Jeanne Burgart Goutal. Editions Le Pommier, 2021.
(2) Éditions Cambourakis, 2016.
(3) L’Échappée, 2020.