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JEAN-PIERRE LEBRUN / L’ENFANT EST-IL D’EMBLÉE UNE PERSONNE ?

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Texte paru dans  Lacan Quotidien n° 928 – 2021 Année Trans.

UNE LECTURE ANTHROPOLOGIQUE

Un changement de monde

Au fil de ma réflexion entamée il y a près de vingt-cinq ans[i] je persiste à penser que nous sommes emportés par « un changement de monde ». Pour saisir les enjeux de ce changement, je propose de suivre, parmi d’autres, les travaux de Marcel Gauchet, quand il parle de l’avènement de la démocratie[ii] comme renversement accompli de l’hétéronomie en autonomie.

Par hétéronomie, il faut entendre la dépendance de l’ordre humain envers un fondement qui lui est extérieur, en l’occurrence divin. Pendant plusieurs siècles, c’était l’Autre divin qui définissait le programme de la société ; la religion constituait ainsi le paradigme du mode de structuration de la collectivité humaine. A ce titre, la religion n’est pas tant croyance individuelle que manière d’être d’une société conçue pour indiquer sa place à tout qui en fait partie.

De ce fait, la religion est d’abord autorité hiérarchique, altérité d’essence entre les êtres — par exemple les aristocrates et les autres, les possédants et les prolétaires — et antériorité temporelle calquée sur l’extériorité surnaturelle du fondement divin. Ces trois dimensions avaient donc d’emblée leurs raisons d’être dans le modèle religieux et allaient implicitement de soi. C’est ce modèle d’organisation collective qui va être renversé — grâce aux avancées de la science — par l’avènement de la démocratie ; ce dernier va désigner proprement ce processus qui a renversé point par point les rouages de l’hétéronomie, en donnant naissance à un autre mode de structuration des communautés humaines qu’il est possible de nommer à bon droit « autonome ». L’avènement de la démocratie se confond, en d’autres termes, avec la sortie de la religion comprise comme elle doit l’être, c’est-à-dire non pas simplement comme prise de distance vis-à-vis des croyances religieuses, mais comme rupture avec l’organisation religieuse du monde »[iii].

Autonome, parce que c’est désormais à partir de nous-mêmes que nous organisons la vie collective, et non plus à partir d’une quelconque transcendance. Néanmoins, mettons d’emblée en évidence le point délicat : cette nouvelle architecture ne pourra pour autant prétendre se débarrasser de toute transcendantalité, car les instances socio-politiques qui ont charge de gouverner sont, elles aussi, contraintes à reprendre une place de prévalence, un point-fixe endogène, comme l’appelle Jean-Pierre Dupuy[iv] pour autant qu’elles prétendent toujours faire lien social, et cela, même si cette prévalence n’a plus la légitimité implicite que lui donnait, de près ou de loin, la souveraineté de Dieu. Simplement parce que l’ensemble est toujours davantage que la somme des parties et parce qu’il est propre aux humains de devoir se représenter le pouvoir qui les gouverne.

Il n’empêche qu’avec un tel renversement, autorité, altérité et antériorité s’en retrouvent ébranlées : la première n’a plus spontanément la même légitimité, voire n’en a même plus du tout ; la seconde se voit remplacée par l’égalité des conditions, trait majeur des démocraties qu’avait déjà bien mis en évidence la sagacité de Tocqueville, et la troisième, qui impliquait la temporalité de la tradition, se voit remplacée par l’importance accordée au seul présent, ce qu’on appelle précisément aujourd’hui « le présentisme ».

Le dernier ouvrage de Marcel Gauchet, quatrième des volumes qui font « L’avènement de la démocratie », s’intitule « Le nouveau monde »[v]. L’auteur y insiste sur un élément de plus, d’une importance cruciale, pour percevoir l’ampleur de la mutation qui nous atteint : c’est que s’il a fallu près de cinq siècles pour passer de l’hétéronomie à l’autonomie, ce ne serait que très récemment — disons le milieu des années 70 — que l’autonomie est devenue, désormais à elle seule, notre paradigme sociétal. En effet, comme il l’écrit, ce que l’opposition terme à terme des traits de la structuration hétéronome et de la structuration autonome tend à faire oublier, c’est le mélange des deux qui a prévalu longtemps, puisque l’organisation autonome s’est forgée à l’intérieur du cadre hétéronome[vi]. Autrement dit, pendant cinq siècles, — de l’âge classique à l’après seconde guerre mondiale — ce qui a prévalu, c’est un régime mixte, hybride dans lequel l’autonomie devait contester, voire s’arracher à l’hétéronomie d’hier. Moyennant quoi, cette dernière restait toujours bel et bien présente et continuait d’être ce à partir de quoi l’autonomie devait être conquise. Autrement dit, jusqu’il y a peu, les deux régimes — hétéronomie et autonomie — coexistaient toujours.

Or, depuis les quarante dernières années, — Marcel Gauchet situe le moment de bascule plus précisément en 1974, avec la crise du pétrole — est survenu un élément supplémentaire de taille : l’avènement de la démocratie comme mode autonome d’organisation sociale a pu, en se réalisant jusqu’à son terme, effacer pour de bon l’empreinte hétéronome et donc s’en dégager complètement.

Le modèle de l’autonomie se présente désormais comme un nouveau monde, né de lui-même, qui, sans plus rien devoir à l’hétéronomie, s’est auto-construit, générant de ce fait une nouvelle « hégémonie culturelle », pour reprendre le terme judicieux de Gramsci.

Ce qui subsistait d’empreinte hétéronome dans le fonctionnement collectif s’est brutalement évanoui, en libérant un remodelage en règle de chacun de ses rouages. (…) Découronnement du politique, ascension du droit, prise de pouvoir par l’économie, autant d’expressions de ce séisme structurel dont a surgi un paysage social et politique inédit.[vii] Ce sont les spécificités de cette nouvelle donne — ses avantages et ses inconvénients — qu’il nous faut faire apparaître surtout en ce moment d’émergence où, bien évidemment, ce sont principalement les mirages de la nouvelle donne qui se présentent à nous.

Il serait trop fastidieux et inapproprié ici de développer davantage cette lecture qui paraît néanmoins bien rendre compte à la fois de la révolution extrêmement profonde, même si c’est insidieusement et à bas bruit qu’elle s’est accomplie, quasiment à notre insu que de l’ampleur du changement qui s’est du coup introduit dans notre lecture implicite du monde, donnant sa pertinence à l’expression de « mutation anthropologique ». C’est d’ailleurs dans ce contexte que la transgression a changé de statut, puisqu’il n’y a plus aucune hétéronomie à transgresser.

Ce sont bien, en effet, nos implicites qui en sont transformés : avec l’avènement de la démocratie, entendue cette fois comme libérée de toute marque d’hétéronomie et accompagnée de son expansion accélérée à l’échelle du monde, nous sommes passés d’un monde qui se concevait comme vertical, tel une pyramide, avec la place d’un sommet d’emblée reconnue comme légitime, à un monde qui se perçoit et se représente désormais comme horizontal, en réseaux, sans plus de légitimité pour une quelconque place différente des autres, que j’ai appelée « place d’exception ».

Mais, dans le même mouvement, s’est évanouie la prévalence reconnue à l’ensemble, au « tous », au « Un » auquel chacun pouvait, dans le monde d’hier, se référer ; c’est en revanche la prévalence donnée à chacun, — à chaque un — c’est-à-dire à l’individu contraint à un « vivre ensemble », comme il est souvent dit aujourd’hui. Comme l’écrit joliment le philosophe Olivier Rey, « Je » était le singulier du « Nous », « Nous » devint le pluriel du « Je »[viii].

Autrement dit encore, la mutation opérée par l’évolution sociétale qui nous a menés d’un lien social hétéronome organisé sur le modèle de la religion (mais tout aussi bien du patriarcat) à la démocratie advenue (en congruence avec le développement des sciences) a bien entraîné un changement radical d’hégémonie culturelle.

Une crise de l’humanisation

La mutation de société que nous venons très succinctement de décrire mérite que l’on s’interroge sur les problèmes qu’elle soulève. Que nous nous débarrassions de l’hétéronomie une fois pour toutes, que nous fonctionnions de manière autonome, en quoi cela contreviendrait-il à organiser le vivre ensemble ?

A y regarder de plus près, il faudra bien convenir que rien ne s’oppose à cette mutation, qu’en soi, elle pourrait même être une évolution porteuse de possibles progrès, (fin du modèle patriarcal et de sa perpétuation dans l’appareil psychique, place donnée aux femmes dans le discours sociétal mais surtout au « féminin », possibilité de parole et de participation d’un chacun à la vie collective…) mais à la condition que l’on en saisisse les enjeux, car l’autonomie psychique soi-disant désormais acquise d’emblée n’est pas la même que celle qui se construit en se libérant de l’hétéronomie.

Simplement parce qu’en ce dernier cas, l’appareil psychique du sujet a eu le temps de se construire pour pouvoir ensuite s’autonomiser, alors que dans l’autonomie d’emblée acquise, le temps de cette construction psychique du sujet a pu être escamoté et n’a, dès lors, comme plus eu sa raison d’être. Mais, qui est alors ce sujet né de lui-même et d’emblée ? Autrement dit, se libérer est une chose, être libre en est une autre, car cette dernière ne donne pas les modalités pour user de sa liberté.

Ceci est d’autant plus important que chaque être humain doit s’approprier ce qui caractérise la spécificité de l’espèce. L’enfant est bien, au début de sa vie, cet in-fans, ce non — (encore) — parlant qui va devoir intégrer ce que parler implique et il ne pourra le faire que si d’autres autour de lui parlent avant lui. Donc, se trouve d’emblée inscrite au programme, une dépendance à l’égard de ses premiers autres qui va à l’encontre de cette autonomie allant aujourd’hui d’emblée de soi, auto-construite.

Voilà pourquoi je soutiens que nous sommes dans une crise inédite de l’humanisation, le terme de « crise’ signifiant ici moment de traversée particulièrement difficile. Simplement parce qu’est aujourd’hui devenue obsolète la manière de transmettre la nécessité de la perte qu’exige l’humanisation, laquelle passait depuis plus de vingt-cinq siècles par l’instance paternelle qui, elle-même, se soutenait pour sa légitimité de l’organisation sociétale patriarcale.

Remarquons néanmoins que cette péremption est encore loin d’avoir atteint tous les habitants de la Terre, car ce n’est que dans nos sociétés dites occidentales que le patriarcat a pu être radicalement remis en question. De ce fait, spontanément, nous n’acquiesçons plus à l’architecture symbolique du monde d’hier. Désenchantement du monde oblige !

C’est ce modèle patriarcal que la science, les Lumières, mais aussi le combat des femmes ont rendu obsolète et que la démocratie prétend à juste titre configurer aujourd’hui autrement, ouvrant la porte à un ensemble de remaniements qui vont de l’horizontalité sociale à l’égalité parentale.

Dans le monde d’hier, c’était le père qui avait la charge de présentifier la négativité à l’enfant : c’est lui qui portait le chapeau du nécessaire frein à la jouissance. Autrement dit, si l’enfant devait devenir l’enfant du père, c’est parce qu’il ne pouvait pas rester l’enfant seulement de la mère. Il fallait — et il le faut toujours — qu’il naisse deux fois, une première comme paquet de chair et une seconde comme être de langage. Il s’agissait donc à cette époque d’exiger que l’enfant consente à perdre la toute-présence de l’autre maternel du début de la vie. Au nom précisément de ce que c’était comme homme que le père s’occupait de la mère et de sa jouissance, décomplétant du même coup celle que l’enfant avait pu avoir auprès d’elle.

Il n’y a pas à faire de longs développements pour entendre qu’avec les changements que j’ai décrits, ce modèle, aujourd’hui, s’avère périmé : le père n’a plus cette légitimité sociétale d’hier et, de ce fait, beaucoup de ces nouveaux pères passent leur énergie à chercher la place qu’il leur reste. Au nom de quoi peuvent-ils rappeler la pertinence de la perte, de la négativité ? De plus, en délégitimant le père, on a implicitement laissé les valeurs maternelles prendre le dessus : tous les moyens sont aujourd’hui bienvenus pour valoriser la polarité de la présence, via celle de la mère bien sûr, mais aussi via celle de l’objet de consommation qui entretient alors chacun dans l’illusion que la négativité n’a plus lieu d’être.

C’est exactement ce que décrit le philosophe d’origine coréenne, Byung-Chul Han, lorsqu’il écrit que nous sommes passés d’une société de la négativité à une société de la positivité. C’est ainsi qu’il lit un ensemble de traits comme la transparence, la dépolitisation, la dictature de l’émotion… rappelant que « la société positive est en train de réorganiser entièrement l’âme humaine ».[ix]  

Conséquences sur la construction de l’appareil psychique

Il serait étonnant qu’une telle mutation soit sans effet sur la construction de l’appareil psychique, et ceci à deux niveaux, celui de l’enfant, c’est-à-dire au temps de sa construction, mais aussi celui de sujets adultes déjà ainsi organisés psychiquement.

L’enfant qui arrive dans ce nouveau monde est donc d’emblée reconnu potentiellement comme une individualité à part entière. L’effet positif est d’abord qu’il sera reconnu comme singularité, et donc valorisé comme tel. « L’enfant est une personne », nous a seriné à juste titre Françoise Dolto ! Mais il y a le risque d’un envers : il pourra être privé des balises, des repères qui lui disent à quoi il est « obligé » pour trouver sa voie et il ne sera plus contraint de la même façon à intégrer la nécessité de s’investir psychiquement, de « subjectiver ».

Autrement dit, dans ce nouveau monde, qui est le nôtre aujourd’hui, sa liberté et sa singularité sont à ce point reconnues d’emblée, que cela peut le mettre en position de croire qu’il a la liberté de « choisir » d’entrer dans la danse, là où auparavant il y était d’emblée contraint. D’où, sans doute, l’augmentation des enfants qui disent ne pas avoir demandé de vivre. Si hier, il refusait, son refus impliquait son investissement psychique — et donc sa responsabilité — alors que, dans le modèle de l’autonomie acquise d’emblée, il lui est reconnu la liberté de choix… donc y compris celle de pouvoir ne pas s’engager subjectivement.

En fait, il n’est absolument pas certain que ceci aide l’enfant ou le jeune d’aujourd’hui à se confronter à la difficulté, autrement dit à grandir psychiquement, d’autant plus que tout cela se passe à un âge précoce qui, forcément, inscrit des traces qui resteront actives. De plus, ce qui ne lui sera pas indiqué, c’est comment faire alors pour soutenir sa singularité, frayer sa voie, se confronter aux autres…, tout ceci demandant l’investissement auquel il a pu échapper. Seule pourra lui venir en aide l’expérience qu’il fera, mais comme on le sait, celle-ci peut être cruelle et traumatique aussi bien que révélatrice et inventive. À cet égard, aucune garantie n’existe. Dans le monde d’hier, la garantie n’était pas non plus au rendez-vous, loin s’en faut, mais en revanche la donne de départ ne laissait pas le choix, il fallait « subjectiver », — « condamné à investir » disait Piera Aulagnier — simplement parce qu’il n’y avait pas d’alternative.

Pour le dire en un mot, le modèle d’hier était contraignant et il ne restait à l’enfant que l’acceptation ; celui d’aujourd’hui laisse le choix largement ouvert, mais à un moment où il n’est pas sûr que cela aide l’enfant à accepter de choisir, c’est-à-dire de consentir à renoncer à ce qu’il n’aura pas choisi !

De plus, en ne devant plus se confronter à la génération du dessus, tant la capacité de celle-ci de tenir sa place est sous le coup de cette délégitimation, c’est comme si la possibilité de l’adresse et de l’interpellation avait disparu ; la croyance est alors d’autant plus laissée à l’enfant qu’il peut grandir sans devoir assumer les contraintes, fussent-elles celles de son investissement.

D’une certaine façon, en entérinant l’évolution sociétale, la génération des parents a — sans le vouloir — comme « menti » à la génération suivante en lui laissant croire qu’elle pouvait échapper à la confrontation ; s’ensuit que des jeunes se construisent ou se sont déjà construits dans le refus de l’autorité, dans la possibilité de s’immuniser contre l’altérité, et dans la récusation de l’antériorité ; c’est alors comme si les contraintes mêmes de notre condition langagière ne leur étaient plus, ou ne leur avaient plus été transmises.

Ceci laisse alors entière la question de savoir comment va se transmettre ce qui reste pourtant toujours à l’ordre du jour. Nous sommes la seule espèce animale qui soit contrainte à intégrer ce que suppose l’usage du Symbolique. A ce titre-là, nous ne pouvons effacer la prévalence de notre dette au langage.

Mais, si le modèle d’hier — paternel symbolique — est aujourd’hui périmé, il nous faut peut-être être d’autant plus attentifs à ce qui se passe — et s’est toujours passé — à partir du réel maternel

bien sûr, les lectures sont à cet égard nombreuses chez les psychanalystes, mais il est aussi intéressant de remarquer que c’est un des seuls points qui fait unanimité : il faut un effet de séparation entre la mère et l’enfant ; ce dernier ne peut pas rester « collé » à la mère.

D’aucuns, pourtant, refusent l’idée d’un déclin de la loi du père et ses effets sur la clinique, sous le prétexte que ce constat irait de pair avec un vœu de restauration de l’ordre patriarcal. Ma position à cet égard est différente. Je pense au contraire que c’est tout l’enjeu de notre société : comment intégrer ce déclin dont nous pouvons identifier les conséquences dans notre clinique quotidienne.

Il ne s’agit donc pas de vouloir restaurer le modèle d’hier, mais simplement de ne pas avoir la naïveté de penser que ce moment d’advenue de l’autonomie soit sans difficultés spécifiques, comme nous venons de le voir.

Car, ce que d’aucuns qualifient de « mutation anthropologique », nous oblige à devoir trouver d’autres repères pour assurer la transmission de la condition d’être parlant, alors que cette dernière reste bel et bien toujours d’actualité.

Et ceci est bien sûr important pour la clinique de l’enfant mais tout autant pour celle de l’adulte ; car s’il a pu, enfant, échapper à ce qu’exige l’humanisation, il n’aura pas incorporé les « contraintes réelles du Symbolique » qui restent pourtant de mise ; il pourra sans doute être socialisé, mais sans avoir été préalablement astreint à ce qu’exige l’humanisation et il vivra alors au quotidien les traces de cette méprise.

Autrement dit, il sera d’autant plus contraint de partager les idéaux sociaux de « l’air du temps », par exemple l’égalité, le refus du racisme, l’autonomie, l’amour sans conditions, mais il ne pourra aucunement s’appuyer pour ce faire sur sa propre structuration psychique, sur sa propre subjectivation. Il ne pourra qu’endosser le « prêt à penser » et se trouvera d’autant plus enclin à le partager, mais sans pouvoir en endosser la responsabilité.

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici d’une quelconque leçon de morale. Il s’agit simplement de prendre la mesure de ce que la nouvelle donne d’aujourd’hui favorise, voire invite l’évitement de l’engagement subjectif avec l’effet de déresponsabilisation qui ne peut que s’ensuivre.

J’ajouterai que ce que je viens de décrire en est aujourd’hui à la troisième génération ; la première a concrètement pu se libérer de l’hétéronomie encore présente dans l’hybridité ; elle avait, de ce fait, encore bel et bien inscrite en elle les effets de ladite hétéronomie. La deuxième génération a été invitée à se libérer, mais n’a plus trouvé la génération du dessus — toute branchée sur sa libération récemment acquise — pour l’aider à sa propre construction psychique. C’est ainsi qu’a pu avoir lieu l’effacement effectif de ce qui était dû à l’hétéronomie. Mais à la troisième génération, l’effacement de l’hétéronomie est effectivement accompli, jusqu’à même faire disparaître la trace de l’effacement. L’autonomie se présente alors comme le nouveau fondement, cette fois non plus ancrée dans l’altérité, mais seulement référée à elle-même, réalisant alors, dans le réel, le fantasme de l’individu auto-déterminé que le droit devrait se donner alors la charge de garantir.

N’aurions-nous pas aujourd’hui à faire à un ensemble d’effets de ce que l’incontournable travail de subjectivation, hier d’emblée au programme, a été laissé, dans le nouveau monde, au libre choix de chaque « un » ? Ne serions-nous pas dès lors face au risque de la tyrannie des uns ?

N’avons-nous pas à faire, dans notre actualité, aux conséquences de ce changement d’hégémonie culturelle accompli en trois générations sur les processus de structuration de la réalité psychique ? Et l’état actuel de nos difficultés sociétales de tous ordres ne serait-il pas le résultat de ce que nous n’avons pas voulu prendre en compte cette difficulté de transmission et les conditions requises par celle-ci ? Ne sommes-nous pas en train de continuer à le dénier ?

J’entends déjà les réactions : dire cela, c’est trouver que « C’était mieux avant » ; cela implique donc qu’il faut en revenir au monde d’hier, c’est faire prévaloir le pessimisme et ne pas vouloir donner ses chances à l’évolution dans son versant positif ; c’est la preuve d’une incompréhension du monde tel qu’il va…

Je soutiens l’inverse ! Je pense plutôt qu’il s’agit d’une vraie question que nous devrions être à même de nous poser. Car, il ne convient pas de penser pouvoir, ni vouloir en revenir au modèle d’hier, — par exemple, il ne s’agit pas de dénier la pertinence de l’égalité parentale, ni celle de la participation des femmes au destin collectif —, mais de prendre la mesure des nouvelles difficultés que cette mutation sociétale entraîne pour les sujets, et tout particulièrement pour ceux d’entre eux qui y sont le plus perméables.

Car bien évidemment, ceci ne touche pas tout le monde de la même façon, loin de là ! Il y aura des différences considérables entre ceux et celles qui auront continué à profiter des mécanismes de structuration hétéronome via leurs structures familiales encore consistantes, et ceux et celles dont les parents ont été livrés à la nouvelle donne ou sont à ce point précarisés qu’ils n’ont pu qu’être emportés dans cet « air du temps ». Il va en effet de soi qu’ainsi, nous préparons l’émergence de nouvelles inégalités conséquentes, cette fois non plus tant à cause des conditions économiques, qu’à cause des conditions psychiques et sociétales.

Car nous aurons ainsi produit des sujets sous-équipés, parce que non seulement privés des outils psychiques nécessaires pour pouvoir être ces individus autoentrepreneurs d’eux-mêmes qu’ils devraient être aujourd’hui, mais incapables de faire objection à cette exigence d’autonomie du Nouveau monde : ils y adhéreront plutôt, mais en portant avec eux les graves méconnaissances que le modèle implique.

À leur insu, ils auront en effet participé de ce fantasme collectif d’auto-construction qui les laissera éminemment démunis quand il s’agira de s’appuyer sur leurs propres forces pulsionnelles, puisque celles-ci n’auront pas été contraintes à se confronter ni à l’altérité, ni à l’autorité, ni à l’antériorité. La pulsion restera alors inentamée, comme « enkystée », sans qu’elle ait eu à intégrer le travail psychique que Freud appelait « le sacrifice de la pulsion ».

Il ne s’agit pas ici de généraliser cette lecture et de l’appliquer à tout le monde, mais au moins de convenir qu’elle semble bien se présenter de plus en plus fréquemment dans la clinique des enfants, aussi bien que dans celle des adultes.

Nous voilà donc bien contraints à poser la question dérangeante : et s’il nous fallait reconnaître — plutôt que de continuer à le dénier — que la mutation dans laquelle nous sommes engagés n’a pas pris la mesure de ce qu’en n’inscrivant plus à son programme la structuration psychique, elle s’est contentée de rester dans l’ivresse de se libérer de la tyrannie hétéronome d’hier ? Elle aurait ainsi miné sans le vouloir mais aussi sans vouloir le savoir, les ressorts de ce qui pourtant reste indispensable pour faire un sujet citoyen adulte assumant sa division et donc à la hauteur de sa tâche.

Conclure

Impossible pour moi de conclure autrement qu’en citant ces propos de Marcel Gauchet à propos de ce qu’il a appelé « l’enfant du désir » : Pour des motifs hautement respectables, nous avons touché sans nous en rendre compte à des ressorts de la genèse subjective que nous ne soupçonnions pas. Il faut le regarder en face. Le combat des Lumières, ce ne saurait être, au nom des valeurs des Lumières, le refus obscurantiste d’explorer leur part d’ombre[x].

[i] J.P.Lebrun, Un monde sans limite, Erès, 1997 et très récemment Un immonde sans limite, Erès, 2020

[ii] M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, quatre volumes, Gallimard, 2007-2017.

[iii] M. Gauchet, Pourquoi l’avènement de la démocratie ?, Le Débat, n° 1, 2017, p.184

[iv] J. P. Dupuy, Introduction aux sciences sociales, Ellipses, 1992

[v] M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, vol. IV, Le nouveau monde, Gallimard, 2017.

[vi] M. Gauchet, Pourquoi l’avènement de la démocratie, op. cit., p. 186

[vii]  Ibid. p. 192

[viii] O. Rey, Quand le monde s’est fait nombre, Stock, 2016, p. 62.

[ix] B.-C. Han, La société de la fatigue, Circé, 2014.

[x] M. Gauchet, L’enfant du désir, Le Débat, n° 132, novembre-décembre 2004, p. 121