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Marc Estenne – L’(a) corporation du nom

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Texte publié sur le site de l’ALI.

Après avoir reçu l’invitation de JP Beaumont et C. Melman, j’ai rêvé que je m’adressais à vous en commençant par un « Je ne sais plus comment je m’appelle ! ». Cette formule peut faire entendre mon émoi de m’adresser à une telle assemblée mais elle fait aussi référence au changement de patronyme qui intervint à plusieurs reprises dans mon histoire familiale. Je voudrais y revenir aujourd’hui en interrogeant, à partir des ravages organiques qu’il produisit, ce qui noue nom propre, corps et jouissance. Si nous attendons légitimement de la clinique qu’elle nous enseigne, il est rare de disposer d’un matériel qui peut être partagé publiquement lorsque la question du patronyme est en jeu, pour des raisons évidentes de confidentialité. Mais bien opportunément, le fait qu’il s’agisse de ma propre histoire m’autorise à m’énoncer sur ce thème aujourd’hui devant vous.

 

Pour contextualiser les choses, laissez-moi commencer par quelques éléments historiques. Installée en Alsace depuis le début du 17ième siècle, ma famille paternelle est connue sous le nom de Lévy. Félix, l’arrière-grand-père de mon grand-père, a 20 ans lorsque Napoléon publie en 1808 le décret de Bayonne qui demande aux juifs de l’Empire d’adopter un patronyme fixe. Il y a dans son village de nombreux Lévy dont plusieurs décident alors d’adopter un nouveau patronyme comme Meyer, Ebstein ou Weil avec le souhait d’éviter les confusions homonymiques. C’est ainsi que Félix Lévy devient Félix Ebstein. Ma mère vient également d’une famille juive alsacienne qui s’appelle Weil. Mon père, installé en Belgique, l’épouse peu après la guerre et survient à cette occasion, ce que l’on peut repérer comme une réduplication patronymique : les deux frères Ebstein épousent quasi en même temps deux femmes qui, bien que ne se connaissant aucun lien de parenté, s’appellent toutes les deux Weil (l).

Ma sœur, mon frère jumeau et moi recevons tous les trois le patronyme Ebstein à la naissance mais mes parents qui étaient restés français décident quelques années plus tard d’introduire une requête auprès du Conseil d’État à Paris pour les autoriser à le modifier en Estenne, ce qui intervient quand j’ai 5 ans. Leur motivation semble avoir été de se débarrasser de ce « ein » qui, prononcé avec l’accent allemand, était vécu comme une assignation à une identité germanique et/ou juive. Souhait d’adopter un nom écran de consonance française, chargé d’occulter, de camoufler ce que ce « ein » semblait révéler. Un phonème qui avait sans doute pour eux « valeur d’avertissement » comme le dit Lacan.

On attend classiquement des parents qu’ils tiennent fermement sur un certain nombre de repères qui font points fixes/traits unaires dont le nom propre n’est pas le moindre. La loi française reconnaît d’ailleurs ce qu’elle appelle le principe d’immutabilité nominale qui rend, sauf exception, tout changement de patronyme impossible. Immutabilité est un signifiant précieux mais on est en droit de se demander s’il a encore une pertinence aujourd’hui dans un monde où tout semble relever d’un choix individuel ; immutabilité apparaît bien réactionnaire et ringard quand la mode est précisément à la mutabilité et à la transition — par exemple écologique, numérique, ou encore de genre. Le changement de nom qu’opéra mon père témoigne de ce vœu d’auto-engendrement, d’être sans Autre si commun de nos jours mais mes parents qui, d’une certaine manière étaient avant-gardistes, allèrent encore un pas plus loin. Ils firent réaliser par la mairie de Lille où ils s’étaient mariés un nouveau faux livret de famille où ne figure plus que le patronyme Estenne : il y figure non seulement comme celui de mon père au moment de leur mariage, ce qui est bien sûr faux, mais aussi comme celui de son propre père. Par ce faux il effaçait le nom qu’il avait reçu mais il contrevenait de plus à l’ordonnancement des générations en donnant à son propre père le nom qu’il s’était attribué, devenant ainsi le père de son père.

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