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Angela Jesuino – Comment faire ?

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Texte publié sur le site de l’ALI.

« Grâce à la déculturation des matrices qui ont fondé le peuple brésilien, nous sommes condamnés à inventer une nouvelle forme d’ethnie qui puisse les englober toutes »

Darcy Ribeiro[i]

Vous ne savez peut-être pas, mais Dieu est brésilien ! Et donc, nous pouvons déduire, il a été nationalisé.

Je vais partir de ce que peut nous apprendre ce dicton bien connu au Brésil pour essayer de répondre à une des questions posées dans l’argument de ce séminaire d’hiver à savoir : comment des grands pays comme le Brésil par exemple, subsument par une identité unique des origines fort diverses ?

En effet, comment dans des situations historiques comme la nôtre, qui met en scène plutôt le multiple, le métissage et le syncrétisme peut-on venir fabriquer une langue commune, une nation ? Qu’est-ce qui peut venir fonder la filiation nationale ? Quel trait ?

Autrement dit, quel type de Un peut venir présider à cette identité nationale capable d’englober une pluralité ou plutôt de la faire valoir ? Quel type de Un présiderait également à la fabrication d’une langue nationale qui supporte un plurilinguisme dans son corps, comme c’est le cas du portugais parlé au Brésil ?

Pourquoi j’évoque cela d’entrée de jeu ? Parce qu’il est question de savoir quel est le statut de ce trait Un que je prélève au champ de l’Autre, quel est la nature de ce trait à partir duquel je vais constituer mon identité qu’elle soit nationale ou bien subjective.

Freud dans l’Homme Moise et le monothéisme, texte de 1939, insiste sur le fait que Moise est

Égyptien, qu’il est étranger, façon pour lui d’essayer d’enrayer la machine du national — socialisme qui s’était emballée dans ces mêmes années, avec les conséquences terribles que l’on connait.

Comment comprendre, restituer la force et les ambitions de ce texte ultime de Freud ?

C’est ce que Charles Melman dans « Le complexe de Moise » vient éclairer en faisant valoir, à partir des éléments de structure, la coupure radicale que Freud met en place. Que nous fait-il entendre ? Que Freud avait essayé de rendre compte du caractère irréductiblement Autre de la figure paternelle.

Charles Melman vient en effet nous rappeler un fait de structure : l’Au moins Un, qui vaut pour chacun comme référence au père, est un habitant d’un lieu Autre, et que de ce fait il est hétérogène par rapport à ses enfants. Il vient nous rappeler que ce père original, que l’ancêtre, est radicalement Autre.

A la lumière de ces textes que j’affectionne particulièrement nous comprenons mieux que cette nationalisation de Dieu n’est pas sans conséquences quant au type de Un dont il s’agit ni quant à son rapport à l’Altérité. Car le moins qu’on puisse penser est que si Dieu est brésilien, cela veut dire qu’il a changé d’adresse et qu’il n’habite plus dans le réel. Il perd ainsi dans ce déménagement, son caractère mystérieux, inconnaissable, lointain, secret, autrement dit, son altérité.

D’ailleurs quand est-ce qu’on évoque ou invoque ce dieu brésilien ? Quand la situation est délicate, voire dangereuse, façon de dire qu’il est de notre bord, qu’il est comme nous, qu’il est de chez nous, qu’il fait partie de la même nation, qu’il nous protègera, qu’il ne va pas nous abandonner, qu’il va pourvoir, qu’il est fait du même bois que nous.

Je fais le pari que ce savoir de la langue qui relève de la structure, révèle ce qui a été mis en place dans cette construction d’une identité nationale, d’une langue nationale, dans un contexte donné, ici celui d’un pays qui a été colonisé, s’il faut encore le rappeler.

Alors, comment faire ? Et à quel prix ?

On peut faire l’hypothèse que dans ce cas le père n’est ni étranger ni Autre, mais que le fantasme de filiation et même d’élection peut ici prendre une autre forme. Puisque nous n’avons pas d’ancêtre commun, le coup de force, si j’ose dire, est celui de faire valoir le père comme national. Faire valoir, un père, un Dieu Brésilien.

Cette hypothèse d’un père nationalisé et non pas marqué d’altérité nous pousserait à penser la filiation nationale brésilienne à partir d’un UN totalisant qui ne peut se faire valoir que dans le registre de l’imaginaire, au détriment du trait différentiel, du trait unaire, au détriment de ce qui viendrait supporter l’idéal du moi dans la construction d’une identité nationale.

Nous serions alors au service d’un père nationalisé qui même si imaginaire ne reste pas sans effet, tout en faisant valoir notre pluralité de naissance. En faisant de cette pluralité même, la démonstration de sa force, de son pouvoir multiplicateur.

[i] Ribeiro, Darcy. O Povo Brasileiro, São Paulo, Companhia das Letras, 1995.

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