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Agnès Aflalo – Sexualités et symptômes : refoulement, forclusion et démenti

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Publié dans le N° 926 de  lacanquotidien.fr

Depuis un demi-siècle, les démocraties sont divisées face aux problèmes soulevés par les minorités sexuelles. Ces problèmes retentissent à toutes les échelles de la société depuis la famille jusqu’à la nation. Ils concernent aussi bien les applications de la science au corps humains que le prix de ces techniques ainsi que les enjeux éthiques qu’ils mettent en exergue. Car plus les discours dominants imposent des réponses qui valent pour tous et plus les singularités qui s’en exceptent se regroupent en communauté pour faire pression sur les autorités. Elles imposent alors de nouvelles réponses universelles au prix de démentis, de refoulements et de forclusions qui, loin de le résoudre, entretiennent le malaise contemporain.

 Sexualités : « médecine, justice, loi » aller et retour.

L’érosion du symbolique propre à notre époque dénude avec une intensité croissante la disjonction du sexe anatomique et du sexe psychique ou « ressenti ». De nombreuses minorités sexuelles en témoignent.

Elles commencent à se faire entendre il y a des années, notamment avec les émeutes de Stonewall en 1969 qui marquent le début de la bataille menée par des homosexuels aux États-Unis. La police de New York arrêtait alors la clientèle gay et lesbienne d’un bar, et ce, en vertu d’une loi qui interdisait le port des vêtements masculins par une personne de sexe féminin ou l’inverse. Ces arrestations ont marqué la naissance du mouvement LGBT qui est commémoré chaque année par la Gay Pride.

C’est alors que la minorité homosexuelle commence à faire reconnaitre ses droits et obtient en 1973 de sortir l’homosexualité de la catégorie « déviance sexuelle » dans le Manuel statistique de diagnostics de psychiatrie (DSM). Depuis lors, la lutte des minorités sexuelles n’a jamais cessé. En effet, après la bataille du DSM, il y a eu celle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de sa Classification Internationale des Maladies (CIM).

Il faudra attendre 1990 pour que l’OMS raye l’homosexualité de la liste des maladies mentales de la CIM. La Journée IDAHO — International day against homophobia and transphobia — commémore cette décision depuis 2005. Désormais célébrée dans plus de soixante pays, elle sensibilise l’opinion publique sur les problèmes liés aux questions de genre et d’identité des minorités sexuelles. Mais les mouvements gay et lesbien d’hier sont aujourd’hui concurrencés par les queer et les trans qui les jugent trop volontiers normatifs. Le mouvement queer est né dans les années 1990 aux États-Unis dans le contexte d’une intense mobilisation contre le sida quelques années plus tôt. D’abord partisans des identités floues, gender fluid, ils se radicalisent ensuite. Ils revendiquent en effet le dépassement du binaire sexuel homme/femme, et au-delà, la fin de toute référence identitaire au genre. Le transsexualisme, quant à lui, obtient sa sortie du DSM III à la fin des années 1980. L’OMS le retire à son tour de la liste des maladies mentales de la CIM en 2018.

Mais les victoires se remportent aussi sur la plan judiciaire et législatif. Deux exemples récents nous le montrent. Le 15 juin 2020, la Cour suprême américaine accordait le bénéfice des mécanismes de lutte contre les discriminations au travail aux salariés homosexuels et transgenres, et, dès sa prise de fonction, en janvier dernier, Joe Biden marquait sa politique d’ouverture à l’égard des minorités sexuelles aux États-Unis, et cela entre autres, en nommant Rachel Levine, une femme transgenre et ancienne pédiatre, au poste de secrétaire adjointe à la Santé[i]. Il supprimait également le décret Donald Trump de 2016, qui contournait la loi « Obamacare », et visait à interdire aux trans de servir dans l’armée.

Depuis le début de cette lutte, les minorités sexuelles, que l’adversité a parfois réussi à souder en de puissants lobbies, vont de la médecine à la justice, et des tribunaux aux législateurs pour se faire reconnaitre dans leur existence propre et dans leurs droits. Les premières batailles visaient à obtenir une dé-psychiatrisation des sexualités minoritaires ainsi que la dépénalisation de leur pratique. Mais au nom du droit à la vie privée (right privacy), les victoires successives ont fait évoluer le mouvement et ses exigences. Relevons deux de ces victoires récentes en France. D’abord, en avril 2017, l’État français est condamné par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), au nom du respect à la vie privée, car il obligeait jusque-là les personnes trans à subir une mutilation irréversible (stérilisation) pour obtenir le changement de sexe à l’état civil. Quelques mois plus tard, en octobre, l’Assemblée nationale adoptait le projet de loi « justice pour le XXIe siècle » abrogeant la loi qui a fait condamner l’État français. Elle assure, entre autres, une démédicalisation du changement de sexe à l’état civil.

Mais cette double victoire intensifie l’opposition entre certains trans et leurs soutiens set certaines féministes au sujet de leurs droits[ii]. Il fait aussi cristalliser un malaise sur le genre des enfants, et en particulier pour ceux portant le diagnostic de « dysphorie de genre ».

« La femme n’existe pas »

Pour les trans, il suffit désormais de se dire femme pour l’être et occuper sa place dans l’espace du côté des femmes. Mais une fois débarrassé du bistouri et des hormones, et aussi des plasties génitales, reste le délicat des caractères sexuels secondaires, en particulier la pilosité. En effet, si les trans bravent la différence des sexes, le refus d’adopter leur perspective peut entrainer l’accusation de transphobie et le risque d’avoir à en répondre devant les tribunaux. En témoigne le cas d’une esthéticienne ayant refusé une épilation pubienne à une femme trans porteuse d’un pénis parce qu’elle se sentait gênée. Elle s’est alors vue accusée de discrimination transphobe. Cette fois la pudeur a été sauve et la cour a acquitté l’accusée[iii], toutefois, la revendication de quelques trans de se ranger du côté femme lors des compétions de sport, dans les prisons, les toilettes, etc. ne cesse pas de diviser l’Autre.

En outre, les féministes matérialistes et radicales, héritières de la seconde vague du féminisme, jugent que les femmes trans constituent une menace pour leur sécurité. Elles leur reprochent, entre autres, de vouloir se mêler à elles et d’imposer leur idéologie dominante avec leur anatomie. Celles que certains activistes trans et leurs alliés considèrent comme des terf (féministe radicale excluant les femmes trans) pulvérisent ainsi l’idée de genre et reviennent à une définition anatomique de la femme comme porteuse des organes de reproduction et du double chromosome X[iv]. Il vrai que les caractères sexuels secondaires comme la pilosité sont programmés par les chromosomes. Mais chromosomes et pilosité sont tout aussi secondaires au regard des jouissances du corps. L’être du corps est sexué, mais ce n’est pas de ces traces que dépendent les jouissances[v].

En outre, certains trans (dont des transsexuels), qui refusent de nier la différence des sexes (comme le veut la tendance dominante aujourd’hui), sont maintenant accusés de transphobie par d’autres trans[vi]. Une fois rejetée la différence des sexes, le malaise prospère donc. Le droit légifère alors sur la jouissance, mais si les lois valent pour tous, le choix de jouissance reste singulier. C’est pourquoi, il n’y a pas d’ensemble qui définisse La femme. Il y a des femmes, chacune différente. C’est ce que Lacan affirmait avec son fameux « La femme n’existe pas ». Comment le droit, sans cesse sollicité, peut-il répondre dans ces conditions, à la question posée par ces débats de société : « qu’est-ce que la femme ? »

Le désir d’enfant

Alors qu’hier, le travestissement de certains adultes mettait le feu aux poudres à New York, aujourd’hui, le débat a changé de nature et porte sur le devenir trans de certains enfants. Le DSM n’y est pas pour rien. Fondé sur les découpages des thérapies cognitivo-comportementales (TCC), il invente des maladies psys fondées sur des préjugés moraux et puis il les retire de ses listes au gré des pressions exercées par différents lobbies. C’est ainsi que le diagnostic de « la dysphorie de genre » chez le jeune enfant et l’adolescent a fait son apparition dans le DSM 5, en 2013, pour remplacer le « trouble de l’identité de genre » jugé trop stigmatisant pour les trans.

Du « transsexualisme » à la « dysphorie de genre » en passant par le « trouble de l’identité de genre », le DSM ne cesse de refouler l’inconscient à l’œuvre dans les symptômes. On ne peut que se féliciter de la sortie des minorités sexuelles de l’enfer du DSM et de la CIM, car ces classifications imposent la forclusion de la cause du symptôme, c’est-à-dire la sexualité. Mais comme pour chaque être parlant, la sexualité va de travers[vii], avec ou sans le DSM, elle continue à faire symptôme.

Écouter la plainte des enfants est par ailleurs certes nécessaire mais pas suffisant. Il faut surtout pouvoir y répondre en faisant résonner sa cause inconsciente, faite de mots, d’images et de satisfactions paradoxales qui font aussi souffrir. On peut alors bien souvent constater que la plainte de l’enfant évolue, qu’il peut inventer un autre équilibre avec ce qui cloche sans pour autant appareiller son corps à de nouvelles technologies scientifiques. Par ailleurs, même sans cela, près de 90 % des enfants traités médicalement comme trans regrettent leur choix[viii] ainsi que, pour certains, l’absence de protection des adultes censés les protéger dans de telles démarches. L’exemple de Keira Bell qui poursuit ses médecins devant les tribunaux en donnent une idée[ix]. En revanche, ce regret n’atteint pas 5 % des adultes, souvent plus fermes dans leur décision et, en droit au moins, plus aptes à juger pour eux-mêmes.

Les diagnostics de « dysphorie de genre » sont portés sur des enfants de plus en plus jeunes et traités par des médecins souvent formés aux TCC, par le biais de castration chimique, puis éventuellement, chirurgicale, alors que les effets de tels traitements sont irréversibles[x]. Comme nous l’avons dit, les trans adultes ont réussi à faire condamner l’État français du fait des traitements qui leur étaient nécessaires pour changer de sexe à l’état civil et dont les effets sont irréversibles. Dans ces conditions, comment comprendre que les soutiens des trans puissent appuyer de telles démarches pour des adolescents et des enfants ?

De plus, ces pratiques médicales nécessitent le consentement éclairé du patient. Comment affirmer qu’un enfant puisse en donner un ? L’enfant est en devenir, et non un adulte : ni son désir ni sa jouissance ne sont fixés. Les droits des enfants ont encore des progrès à faire, mais le premier de ces droits n’est-il pas le respect de sa personne morale et physique que lui doivent les adultes qui prennent soin de lui ? Comment penser les droits de l’enfant indépendamment des devoirs des adultes envers lui — ses parents, médecins et autres figures d’autorité ? Leur désir n’est-il aussi pas concerné et impliqué ? Si les adultes ont des droits et le plus souvent des devoirs qui les accompagnent, les enfants, eux, ne sont pas encore légalement responsables de leurs actes[xi].

Freud notait que l’effet traumatique de la différence des sexes est tel que le sujet engarde la marque d’une horreur indélébile pour la vie qui oriente son désir. N’est-ce pas méconnaitre ce trauma que de banaliser le changement de sexe comme le fait le projet de loi espagnol sur la trans-identité[xii] ?

Symptômes

C’est précisément un des mérites de Freud d’avoir montré que, pour chacun, les symptômes sont liés aux décisions inconscientes dans le problème de sexuation. Chaque être parlant est confronté à ce problème qu’il tente de résoudre dès le plus jeune âge[xiii]. Mais l’expérience analytique montre aussi que les symptômes de l’enfance sont remaniés à l’adolescence et jusqu’à l’âge adulte. Un siècle après sa découverte de l’inconscient, Freud nous précède encore.

Car la prétendue « dysphorie de genre » infantile d’aujourd’hui recouvre en réalité un problème plus complexe. Il se manifeste par des symptômes qui diffèrent selon le type de refoulement qui les produit et ils mobilisent des choix de jouissance et des modalités d’amour ainsi que des fantasmes, des identifications, etc. Les batailles médicales, judiciaires et législatives font évoluer la société. Mais elles n’ont que peu de poids sur le refoulement et la forclusion ainsi que sur le déni et le démenti qui produisent les symptômes. C’est pourquoi, il importe que le psychanalyste prenne part au débat et éclaire le législateur.

De nos jours, l’érosion du symbolique et la prégnance imaginaire ne traitent plus l’intrusion du réel de la jouissance au moyen du couple signifiant homme/femme à quoi, par ailleurs, rien ne répond dans l’inconscient. La psychanalyse nous enseigne que, chez les humains, les rôles sexuels sont des semblants (mots et images) et qu’ils sont véhiculés par des discours. Ils permettent de traiter les choix inconscients de jouissance toujours symptomatiques et plus ou moins virile ou féminine. Or, les jouissances ont pour propriété d’être asexuées alors que le vivant a une fonction et une position sexuelle. La jouissance pulsionnelle qui donne corps à l’objet a vient à la place de la jouissance sexuelle qui fait défaut à l’être parlant. S’y ajoute une Autre jouissance, dite féminine plus ou moins étendue selon que l’on se range côté homme ou côté femme de la sexuation. Le corps est affecté de jouissance alors qu’elle résiste au signifiant. C’est dire que le rapport de l’être parlant au partenaire sexuel de l’âge adulte déborde largement la sexualité infantile.

À l’époque victorienne, l’efficacité symbolique des idéaux prescrivait à chacun un rôle sexuel précis. La montée au zénith de l’objet a ainsi que le refoulement des idéaux rendent plus flous les rôles d’homme ou de femme. Le cœur du malaise dans la civilisation comme du symptôme, Lacan l’épinglait de son aphorisme : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Ajoutons : qui soit inscriptible dans la structure. Le phénomène LGBTQIA+ fait symptôme dans notre civilisation parce qu’il vient à la place de cette impossible écriture du rapport sexuel. Le dénier, c’est méconnaitre que le malaise dans la culture n’est pas seulement dû aux discours dominants. Il est aussi et surtout le fait des refoulements qui produisent les symptômes. Les vicissitudes du droit, de la justice et de la médecine aujourd’hui, montrent que, lorsque le signifiant-maître est refoulé, l’autorité n’a que peu de prise sur la jouissance. Mais sa dérive n’est pas pour autant inéluctable. En matière de jouissance, la singularité est la règle, mais elle doit pouvoir inclure une limite.

[i] Cf. Métairie R., « Rachel Levine, une pédiatre transgenre au ministère américain de la Santé », Libération, 20 janvier2021 ; Cf. Dupont L., « Réflexion sur des “discours idéologiques” », Lacan Quotidien, n° 920, 13 mars 2021.

[ii] Cf. Lebovits-Quenehen A., « Des femmes et des trans », Lacan Quotidien, n° 921, 16 mars 2021.

[iii] Cf. Levensson C., « Qu’est-ce qu’une femme ? », Slate.fr, NY, 6 janvier 2020.

[iv] Cf. Larmagnac-Matheron O., « Trans contre féministes radicales : la nouvelle fracture », Philosophie magazine, juillet2020, sur « l’affaire Rowling », l’auteure de Harry Potter. De plus, si la volonté de reconnaissance de ces minorités sexuelles l’emportait sur l’exigence de l’autodétermination du genre, le débat pourrait se poursuivre sur le terrain des modifications du génome de l’enfant à naître.

[v] Cf. Lacan. J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p 11-12.

[vi] Cf. Levenson C., « La redéfinition du mot “transphobe” étouffe-t-elle le débat ? », Slate.fr, 26 octobre 2020.

[vii] Cf. Miller J. — A., « L’orientation lacanienne. Clinique lacanienne », leçon du 14 avril 1982, inédit.

[viii] Cf. Maleval J. — C. « Dysphorie de genre, un fourre-tout précoce », Lacan Quotidien, n° 918, 4 mars 2021.

[ix] Cf. Sasuke, « Keira Bell contre NHS Tavistock expliqué », BBC News, 1er décembre 2020 ; Cf. Laurent

[x] C’est le cas des traitements hormonaux et a fortiori des ablations chirurgicales comme les mastectomies, etc.

[xi] Le débat sur les études de genre, qui fait rage à l’université, ne semble pas de nature à en éclairer les enjeux. Cf Laurent S., « À l’université, une guerre des tranchées » & Le Nevé S., « Le désarroi des étudiants en sciences humaines », Le Monde, 16 mars 2021, p. 12 & 13.

[xii] Cf. « Le changement de sexe doit-il être banalisé ? », Courrier international, n° 1585, 18-24 mars 2021, Madrid, El Pais ; ABC, p.11. Un homme qui le veut pourrait devenir une femme à la seule condition de remplir un formulaire administratif ad hoc. Et dès 16 ans, un adolescent pourrait décider seul de la détermination de son genre.

[xiii] Cf. 6e journée de l’Institut de l’enfant, consacrée à « La sexuation des enfants », 13 mars 2021.