POSTS RECENTS GNIPL

Agnès Giard / Qui se cache derrière cette fille ? /

1.4kviews

Publié dans le blog « Les 400 culs ».

Au Japon, les influenceurs en ligne sont maintenant des VirtualTubers, c’est-à-dire des humains déguisés en personnages de dessin animé. Personne ne connait leur visage. Ce sont des idoles d’un nouveau genre. Des idoles inconnues.

Sur Internet où elle anime une chaine YouTube à succès, Nem est une jolie jeune fille. Quand elle parle avec le vocoder, sa voix synthétique aiguë s’accorde parfaitement avec son image de gamine mignonne et excitée. Dans la vraie vie, Nem travaille comme employé de bureau, aime boire de la bière et parler de crypto-monnaies. Au Japon, Nem est une star. Actif depuis 2017, il milite pour que tous les humains disposent comme lui d’un double en ligne, afin qu’advienne une société meilleure : une société du secret. Une société dans laquelle, chacun pourrait disposer d’identités multiples, dissimulées, pour mener des vies parallèles.

Nem, l’évangéliste VTuber

Dans un entretien passionnant accordé à Ben K., contributeur de la revue en ligne Grape Japan, Nem explique : « A l’origine, je m’intéressais à l’influence des avatars sur l’identité. » C’est pour cette raison qu’il créé le personnage de Nem, en usant des procédés spécifiques à la culture émergente du VTubing : l’animation en temps réel. Lorsque Nem se filme et bouge devant la caméra, l’image qui bouge à l’écran est celle de son avatar. « Mais un soir, alors que je me regardais sur l’écran en jolie fille et que je me voyais me parler à moi-même sous ces traits, j’ai senti qu’un nouveau Moi était en train de naître. Ce soir-là, j’ai fait ma première émission. » Ce soir-là, qui fait date dans l’histoire, Nem devient la première des VTubeuses indépendantes.

Jongler avec des versions de soi

A la différence de Kizuna Ai, qui est — à cette époque — la star absolue du genre, Nem ne travaille pas pour une maison de production. Il travaille à son compte, ce qui le rend parfaitement libre de modifier son avatar, en collaboration avec des modélisateurs. Selon les besoins, il donne à Nem une apparence plus jeune ou plus vieille et s’amuse à changer de versions selon les circonstances : « Il y a un Moi enfantin, un Moi mûr, un Moi fort, un Moi faible. Je les utilise au gré de mes envies. J’ai la sensation que ces variations exercent une influence sur ma personnalité… C’est peut-être comme porter des vêtements d’ailleurs. Quand je veux me détendre, j’enfile un sweatshirt à capuche. »

Changer d’identité comme de…

Changer d’identité comme de vêtement : qui n’en a pas rêvé ? En 2017, les VTubers sont une poignée. En mai 2020, selon les derniers chiffres du site japonais User Local (qui établit leur classement par popularité), ils sont plus de 8000. Le phénomène est d’une telle ampleur qu’il existe maintenant sur VRChat des espaces de rencontre dédiés aux VTubers. Sur ces équivalents de Tinder pour avatar, personne ne sait qui est l’autre en vrai, mais qu’importe ? Si l’autre a l’apparence d’une belle fille, n’est-ce pas un bout de sa vérité ? « Quand j’enfile mon HDM (casque de VTuber) et que je prends l’apparence de Nem, je deviens cette partie de moi qui est devenue une jolie idole. Ma manière de parler change, mon identité change, mais ma mémoire continue sans interruption, donc il y a une continuité », raconte Nem.

VTubing : une culture du mensonge ?

Il peut sembler discutable que les individus, en masse, usent des technologies de dissimulation. Sur Internet, dopés par les réseaux sociaux, certains s’échangent des tweets sous des noms d’emprunt. D’autres se cachent derrière leurs écrans pour propager les fake news. A qui profite l’anonymat ? On pourrait facilement s’inquiéter que le VTubing encourage de nouvelles formes de « mensonge » en toute impunité. Mais pour Nem, c’est le contraire : « Mon avatar de jolie fille est Moi, dit-il. C’est ainsi que je me mets mon âme à nu. » Nem rêve d’un monde dans lequel chaque homme et chaque femme seraient libres d’exprimer les différentes facettes de leur Moi. Dans ce monde à venir, les individus seraient enfin débarrassés du mythe de la transparence, et de son corollaire : la surveillance.

Transparence volontaire = servitude volontaire

Le mythe de la transparence repose sur l’idée fausse qu’on a « rien à cacher » et que le corps d’un être reflète sa vérité. Dans notre société, en quête d’une transparence « relayée par toujours plus de caméras, réelles ou imaginaires, de traces numériques, d’aveux, de témoignages », ainsi que le formule la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle, « l’incitation à la délation va de pair avec une société sécuritaire » et « la règle de transparence qui aujourd’hui nous semble être la garantie la plus fiable contre la corruption » n’est que le paravent d’une idéologie sournoise. Dans Défense du secret, avec des mots vibrants, la philosophe met en garde contre l’illusion : « la transparence n’est pas la vérité ». Plutôt le contraire.

« Pourquoi ne pas vouloir avoir de secrets ? »

La transparence relève du devoir : il est en effet nécessaire, pour bien vivre en société (la société matérialiste), d’afficher ses goûts, son sexe, ses préférences, son statut ou sa foi. Faussant les règles du jeu, les VTubers refusent de s’exprimer à visage découvert. Ce faisant, ils créent une brèche dans ce qu’Anne Dufourmantelle nomme joliment « l’espace panoptique du social ». Leur but, c’est cultiver le secret. Le cultiver comme un « jardin à l’abri duquel peut croître la vie », dit-elle, en associant l’idée du secret à tout ce qui relève du for intérieur, cet espace inviolable et sacré, qui est celui de la prière, de la rêverie et surtout du désir. Sans secret, aucun être ne peut s’inventer, ni aimer.

Devenir une personne différente

En juin 2020, c’est ce que Nem essaye d’exprimer en interprétant une chanson — Cosplay du cœur (Kokoro cosplay) qui est devenue un tube dans le milieu des VTubers : « Aujourd’hui, je serai dans l’écran/ Un secret que je ne peux pas dire […]/ Dans le monde de mes rêves/ Ma poitrine se serre peut-être pour de vrai ». Ce qui se cache n’est pas forcément un mensonge, suggère Nem, dont la pensée trouve un écho troublant dans les textes courts et poétiques de Défense du secret. Ainsi qu’Anne Dufourmantelle le souligne, la transparence se distingue du secret en ce qu’elle relève du civisme (une obligation), alors que « le secret suppose une élection, un choix. On le garde, et ce “garder” n’est pas une nécessité, mais un désir. »

A LIRE : « Being Bishōjo: A dialogue between independent Vtuber Virtual Bishōjo Nem & kigurumi artist Takurō », entretien réalisé par Ben K, avec la collaboration de Ludmila Bredikhina, pour la revue Grape Japan, 15 juin 2020.

A LIRE : Défense du secret, d’Anne Dufourmantelle, manuels Payot, 2015

A LIRE : des interviews sur Grape Japan, comme celle de Junji Ito et plus.

A VOIR : Chaîne YouTube de Nem/ Blog de Nem : 人類美少女計画 World Bishōjo Project / Nem est l’auteur d’un roman : « 仮想美少女シンギュラリティ » « Virtual Bishōjo Singularity »/ Produits dérivés en vente sur la boutique de Nem

POUR EN SAVOIR PLUS : les conférences du colloque international « Desired Identities. New Technology-based Metamorphosis in Japan », en accès libre sur la Chaine YouTube du musée du quai Branly-Jacques Chirac. Ce colloque aborde le phénomène « kyara-ka » (transformation en personnage fictif) ainsi que les stratégies et pratiques numériques liées à la présentation de soi : avatar, vocaloid, e-cosplay, VTubing… En collaboration avec le département de la recherche du musée du Quai Branly, ce colloque se déroulait en LiveStreaming les samedi 27 et dimanche 28 juin 2020.