Hélène Bonnaud / Philippe Dayan, un psychanalyste populaire
Comment expliquer le succès de la série En thérapie 1 ? Il serait, lit-on, inattendu tant la psychanalyse est décriée depuis plusieurs années par les neurosciences et les psychologues qui se réclament de la théorie cognitive. Ces derniers ont voulu la prendre en défaut, lui imputant d’être tournée vers le symptôme sans pouvoir le guérir ou de croire à l’inconscient, déconsidéré en tant qu’invention de Freud datant du siècle dernier et ayant usé ses ressorts. La méthode cognitive serait plus propice à aider et soutenir les sujets . Elle prend le symptôme comme un mauvais aiguillage ou une mauvaise réponse qu’il faut supprimer ou rétablir à sa place pour remettre le sujet dans la bonne voie. Mais quelle serait la place du symptôme si ce n’est de vouloir dire quelque chose, et même, de vous dire, à vous qui en pâtissez, quelque chose qui vous concerne de façon intime ?
La séance analytique, refuge contre le réel du trauma
Un des points forts de la série est de mettre au premier plan que la parole a des effets sur le symptôme. En analyse, elle ne le corrige pas par des impératifs autoritaires ou la suggestion, mais le déplie, en fait le tour sans chercher sa résolution absolue, voire son effacement – celui-ci peut survenir à la faveur d’une interprétation qui le désamorce. Elle le lit. La psychanalyse est un processus. En cela, la série fait apercevoir qu’il s’agit d’un travail. Freud l’a appelé die analytische Arbeit 2 et en a donné les orientations. Dans la série, l’idée d’une psychanalyse freudienne pourrait être transmise, mais la fiction oblige à abandonner ces prétentions pour montrer que la rencontre avec un psychanalyste est une aventure avec les mots et la liberté de dire, quand dehors la vie a basculé dans l’horreur. Nous sommes aux lendemains des attentats du 13 novembre 2015, qui a vu le pire exploser devant nous. Chaque analyste, chaque analysant a ressenti, dans les jours qui ont suivi, les effets d’un trauma dont la définition lacanienne est qu’il s’agit d’une rencontre avec un réel, un troumatisme 3, dont le choc fait irruption dans le psychisme du sujet.
Cinq patients, plus une, l’amie contrôleuse
L’autre point fort consiste à structurer la série autour de cinq personnages : une jeune femme chirurgienne, Ariane, qui a passé la nuit aux urgences de son hôpital pour s’occuper des blessés du Bataclan et des terrasses de café des quartiers branchés de la capitale ; un policier de la BRI, Adel, qui fait le récit atroce de son entrée dans le Bataclan après la fusillade ; une jeune adolescente, Camille, attachante et suicidaire, et un couple en crise de séparation, Damien et Léonora. Enfin, l’analyste, Philippe Dayan n’échappe pas à la prise de parole et rencontre Esther, amie et veuve d’un homme qui lui a servi de mentor, avec laquelle il s’entretient de ses problèmes. Celle-ci joue le rôle de l’analyste superviseur qui interprète la façon dont P. Dayan est en prise avec ses patients et réagit dans son contre- transfert avec eux. Elle s’intéresse aussi au moment de crise qu’il traverse avec sa femme. On comprend qu’ils ne se sont pas vus depuis douze ans, cette rupture semblant liée à des désaccords psychanalytiques. Elle lui reproche d’ailleurs son absence dans les derniers moments de la vie de son mari et à ses obsèques. On sent qu’il y a là le poids d’un amour de transfert impossible entre ces deux hommes, resté en souffrance. Le retour vers elle signe un apaisement, mais semble, lui aussi, lourd d’un conflit resté silencieux.
Ainsi, le personnage du psychanalyste apparaît-il fragile jusque dans ses choix analytiques, peut-être un peu trop près de sa vocation médicale qu’il ne peut pas abandonner, de vouloir faire le bien de ses patients et de se faire médecin de l’âme humaine. Lacan a critiqué et démontré les impasses de cette position. Freud lui-même, en 1912, dans « Conseils au médecin » 4, recommandait aux analystes d’avoir l’attitude du chirurgien qui laisse de côté les réactions affectives. Là s’entrevoit la limite entre psychanalyse et psychothérapie, débat qui reste, cependant, hors du champ de la série.
Comprendre, le signifiant-maître de la série
Certes, tout dans cette série converge vers le désir de toucher le plus grand nombre, en provoquant une identification au désir de savoir comme recherche du sens caché. L’intention thérapeutique est louable, les dialogues bien écrits, les personnages attachants promettent une satisfaction et un succès ouvert sur une psychanalyse pour tous, fondée sur un inconscient immédiatement interprétable, activé par les actes manqués, les oublis, les lapsus et l’horloge, ce grand Autre de l’Autre qui existerait pour tous. Chacun trouve à s’identifier aux différents personnages à travers l’expression de leur souffrance et la lecture qu’en donne l’analyste. Cette direction permet de répondre, de façon instantanée, à la soif de comprendre les soubassements d’une thérapie. La présence réconfortante de l’analyste soulage chaque téléspectateur, de la tension psychique interne qu’on trouve chez ses patients, mais aussi en chacun de nous. D’ailleurs, selon les personnages, la fragilité et l’angoisse sont palpables, rendant ces séances hyper réalistes, attrapées comme des morceaux de vie qui ne demandent qu’à se dévoiler, à s’exposer.
Il n’en reste pas moins que le psychanalyste présente quelques légers travers qui, en sous-texte, cherchent à défaire l’image emblématique du psychanalyste comme fonction pour l’approcher. Est-ce par ignorance des apports fondamentaux de Lacan que le psychanalyste apparaît si désabonné de la place de sujet supposé savoir… au point de tomber dans le piège de sa patiente hystérique ? Parlons de lui.
Le psychanalyste dans son intime conviction
Le personnage du psychanalyste est la pièce maîtresse de la série. Il est celui autour duquel gravitent les cinq personnages qui se rendent chez lui pour s’analyser. On le voit dans l’exercice de sa fonction, au début et à la fin de chaque séance, mais aussi dans les champs de sa vie privée, avec sa femme, et avec son amie Esther, elle-même psychanalyste à la retraite, qu’il rencontre pour parler de ses difficultés professionnelles, mais aussi personnelles.
En tant qu’analyste, l’homme présente une image qui ne laisse pas indifférente. Tout d’abord, son nom, Philippe Dayan, n’est pas de hasard. C’est un nom juif. Cela nous plonge immédiatement dans la question de la transmission. Freud, le père de la psychanalyse, était un juif viennois ; P. Dayan, lui, est un juif français. Dans la série israélienne BeTipul dont Éric Toledano et Olivier Nakache se sont inspirés, l’acteur qui joue le psychanalyste est Assi Dayan. Ce glissement rend hommage à l’acteur comme à la série, sans aucun doute un witz.
Un analyste bavard et désorienté
Dayan est un analyste sérieux et préoccupé par ses patients, mais bavard et désorienté. On le voit établir une relation de proximité avec chacun d’eux. Il les met à l’aise. Il veut savoir ce qui les amène et les écoute avec beaucoup de patience. Il cherche à les mettre au travail de la cause de l’inconscient. Il semble être animé d’un désir de savoir dont on sait qu’il est le moteur de toute analyse. Son approche n’est pas directive. Il laisse les patients aller et venir dans son bureau, regarder par la fenêtre, s’allonger ou pas sur le divan qui est totalement désacralisé. On dirait davantage un canapé de salon qu’un divan d’analyste. Le dispositif de la psychanalyse est d’ailleurs présent, mais utilisé de façon peu orthodoxe. Seul l’analyste semble être préoccupé de prendre place. Il est assis sur son fauteuil qui ne semble pas non plus occuper la place qui lui est traditionnellement dévolue à la tête du divan pour que le patient, une fois allongé, ne soit plus visible et que seule sa parole puisse s’entendre. Cette liberté apparente autorise tous ces comportements qui détournent de la parole. Le mode quasi passif ou tout du moins permissif de sa présence délite peut-être les effets de prestance de l’analyste, mais renforce en retour, les postures agressives des patients.
Provoquant l’échange et la répartie
De ce fait, l’analyste ici favorise plutôt la conversation que la parole telle qu’on la découvre dans l’espace d’une analyse qui consiste à en déceler le double niveau. Ce qu’on dit en analyse sur le mode de ce qu’on se dit à soi-même, malgré soi parfois, ou même à côté de soi, dit autre chose que ce qu’on croyait dire, s’enchaîne à d’autres dits, d’autres souvenirs, d’autres effets de l’inconscient transférentiel. Dans la série, la dimension imaginaire de la relation à l’analyste impose de trouver dans les échanges la structure nécessaire à la dramaturgie de la séance. Mais elle passe à côté de ce que la séance analytique a de foncièrement singulier, de n’être ni un dialogue dans lequel l’analyste est requis de répondre à toutes formes de questions, ni une réponse interprétative renvoyant à la construction que l’analyste fait du cas. Certes, on peut dire que P. Dayan fait un grand usage de ces deux fondamentaux de la doctrine analytique, mais il ne fait aucun calcul quant au bon moment de s’en servir. Il ne semble pas prendre la mesure des effets de l’interprétation et ignorer l’usage qui peut être fait de la surprise. Ce collage à la réalité psychique du patient empêche l’interprétation d’agir sur le mode de la coupure, et pointe la force de la résistance, quand il s’agirait plutôt d’en exploiter les effets de mirage pour mettre au travail de l’inconscient qui est de déchiffrage, mais aussi de repérage d’un mode de jouir propre à chacun.
Résistant à l’agressivité
En revanche, c’est un analyste qui supporte l’agressivité de ses patients sans broncher. Il semble que celle-ci soit permise, comme si la consigne de l’analyse, qui est de dire tout ce qui vous passe par la tête, trouvait là un exutoire de circonstance. Si on peut tout dire, alors on peut prendre l’analyste comme objet à tout faire, et plus encore à tout entendre. Cette position de neutralité du psychanalyste est plus adaptative que circonspecte, mais surtout dénature sa fonction qui n’est pas de supporter les mouvements d’humeur de ses patients, mais plutôt de leur indiquer que ces agressions sont des diversions surtout là pour entraver l’entrée dans le dispositif. S’analyser ne consiste pas à s’adresser à la personne de l’analyste, mais à s’expliquer à soi-même pourquoi on souffre ou pourquoi on a le sentiment de ne pas avancer dans sa vie. Dans la série En thérapie, l’analyste rate son objet car il est trop présent, trop bavard, trop pris dans un dialogue qui reste dépendant de ce que lui-même croit savoir de ses patients, comme s’ils étaient transparents à leur dire. Cette modalité passe à côté de l’analyse comme effort solitaire, donnant à l’analyste une fonction d’Autre insaisissable, présentifiant la psychanalyse elle-même, la révélant et trouant alors la réalité de la séance pour lui donner son caractère inédit. L’analyste peut et doit se faire oublier pour que cette dimension Autre de la parole puisse se rencontrer.
Pris dans la tourmente de sa vie
L’analyste apparaît comme un homme comme tout le monde, avec ses tourments, ses difficultés de couple, ses ratages, ses failles, ses conflits internes, ses emmerdements aussi. La scène des toilettes bouchées en dit long sur la volonté des réalisateurs de montrer l’analyste en prise avec la merde, un jour comme un autre, comme n’importe qui ! Rien là de bien passionnant sauf à dire, qu’il est, lui aussi, désacralisé, montré dans ses embarras et ses énervements.
C’est un homme sympathique parce qu’on le voit souffrir, on peut s’identifier à lui à travers ses questions, et le suivre dans ses relations avec sa femme, par exemple. La scène où elle lui annonce « qu’elle voit quelqu’un » est particulièrement réaliste. Tout d’abord, il interprète la phrase de sa femme avec l’aveuglement de tout homme ! L’équivoque de la phrase « je vois quelqu’un » interprétée en « je vois un analyste » est bien vue car elle indique qu’en effet, il y a une connexion entre les deux, dont la rencontre fait l’événement. L’un, du côté de la parole d’amour, l’autre, du côté de la parole comme vérité. Mais cette équivoque permet surtout de saisir en quoi la communication est si compliquée dans un couple. Ainsi, le mari analyste, s’il est convaincu qu’après vingt ans de mariage, il ne serait pas normal et même absurde que sa femme s’intéresse à un autre homme que lui, apparaît alors comme une caricature des hommes de son âge. L’analyste est dépassé par sa névrose ! Il fonctionne, disons, comme bon nombre d’obsessionnels qui, les années passant, ont inscrit leur femme comme symptôme oublié dans leur désir mort et croient que l’amour, une fois accroché au tableau de la vie de couple, ne demande plus aucun effort et se présente comme éternel.
La surprise vient plutôt de voir à quel point l’analyste est ébranlé par le fait qu’une de ses patientes, Ariane, vient justement de réveiller son désir mort en lui déclarant sa flamme.
« C’est vous mon trauma », lui dit-elle, formule incroyable et percutante, aveu de désir qui aura des conséquences, on ne s’en étonnera pas.
Tourné vers l’Autre de la parole
Bref, le personnage de l’analyste est complexe. Il est tourmenté. Il se questionne sur son travail, et les mots de ses patients le percutent. La fiction sert à dire l’importance de la parole, mais suggère que tout analyste n’est, somme toute, qu’un homme comme les autres, ou plutôt un homme suffisamment averti de l’importance de l’inconscient dans les errements de l’être, qu’il est lui-même en prise directe avec ses propres démons. En cela, il incarne une image de la psychanalyse qui perd ses attributs d’énigme et surtout de savoir, et qui passe à côté de l’expérience comme bien plus inattendue ou décapante qu’elle n’apparaît dans la série, tout simplement parce que ce qui échappe reste ce qui lui donne sa dimension de rencontre avec une Autre scène comme lieu de l’insu et du mystère qu’il recèle.
- En diffusion actuellement sur https://www.arte.tv/fr/videos/RC-020578/en-therapie/
- Freud , Le travail analytique.
- Lacan , « Préface à L’Éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.562.
- Freud , « Conseils au médecin », La technique psychanalytique, PUF, 2013, p.71-80.1