NOIRJEAN Cyrille / MARINA ABRAMOVIĆ LA PERFORMANCE COMME REPRÉSENTATION /
Texte publié sur le site de l’ALI.
Théâtre du réel, Marina AbramoviĆ la performance comme représentation
Du 14 mars au 31 mai 2010, le MoMA (New York) a présenté une rétrospective de celle qui, non sans humour, se nomme elle-même, la grand-mère de la performance : Marina AbramoviĆ (1946, Belgrade). Le titre de l’exposition, « The Artist Is Present » est le nom de la performance qu’elle donne pendant les trois mois de l’exposition : assise en silence, sept heures et demie par jour sans se lever, sans manger, ni boire, face à elle, une chaise sur laquelle les visiteurs peuvent venir s’asseoir. C’est aussi le titre du documentaire de Matthews Aker (2012, 106 min.) qui suit la plasticienne dans la préparation et le montage de cette exposition, la première du musée international consacrée à ce seul langage plastique.
Le film de Aker, réalisé de tout évidence avec la complicité de Marina AbramoviĆ, permet d’appréhender avec finesse et précision ce qui se joue dans ce type de pratique artistique. Il y a pour l’artiste, qui au moment de l’exposition, a soixante-cinq ans un enjeu énoncé de transmission. À un journaliste venu réaliser une interview qui fastidieusement égrène les scandales soulevés par nombre de ses performances, elle répond : « il y a une question qu’on ne me pose plus : pourquoi c’est de l’art ? Ça me manque. C’est à cause de mon âge, les gens ont compris ou ils font semblant. » Aussi pour l’exposition, a-t-elle choisi trente jeunes artistes à qui elle confie le soin de recréer cinq de ces pièces historiques. Elle les accueille pour une sorte de stage de préparation dans sa maison de campagne. « L’idée est de ralentir votre corps et votre esprit jusqu’à l’absence de gravité si possible […] Une performance de trois mois c’est une très lourde obligation. Et pour ça il faut se préparer. La proposition est de se vider pour pouvoir être dans le présent. Mettre votre esprit ici et maintenant. Ensuite il y a une ouverture émotionnelle, et c’est ce qu’on recherche. La performance exige une approche émotionnelle, c’est une sorte de dialogue direct, dialogue d’énergie entre le public et l’artiste… Si on se produit comme ça, il y a un moment émotionnel qui arrive à chacun, il n’y a pas d’autre issue, on le sent tous. » J’ai eu déjà l’occasion de travailler cette question de la manière dont certains artistes aujourd’hui mettent à l’origine de leur pratique une expérience du corps : tentative de s’extraire de la frappe symbolique, mise en tension du nouage borroméen afin de faire résonner (résister) le symbolique à partir de la jouissance Autre. Je ne développe pas ici ces points, qui sont dépliés notamment dans « Tenir le fil », 2018, et pour cette performance précisément dans « Va savoir ou la va sciemment du désir », in La Revue lacanienne n° 21. En mettant à mal les clichés trop usés de l’art contemporain comme une présentation qui a balayé la représentation, le documentaire révèle la structure plus complexe de la pratique de Marina AbramoviĆ.
Elle revendique la mise en scène de l’espace où chaque jour elle a pris place : ce doit être un carré de lumière de plateau de tournage de film comme dans « Lost in translation » dit-elle (sic). Il s’agit d’une scène avec ses codes : le dernier jour de l’exposition, une jeune femme s’approche, salue Marina qui, la tête baissée, ne la voit pas. Elle enlève sa robe dévoilant sa nudité. Immédiatement les hommes du service d’ordre l’encerclent, la contraignent à se rhabiller et à sortir du cadre. Tout n’est pas permis. Ce qui se passe sur la scène, c’est une expérience qui nécessite le respect de codes, une expérience tendue sur l’axe imaginaire porté par le regard de l’artiste et du visiteur assis face à face en silence. La visée est que sur scène se produise une expérience réelle. Pendant le travail sur l’exposition, Marina rencontre un illusionniste qui lui propose une mise en scène durant la performance, la réponse de son galeriste est cinglante : « Ton travail n’a rien à faire avec l’illusionnisme ; tout est real. Faire le lien entre ces deux domaines au MoMA pour la plus grande expo de ta carrière serait un désastre. » On porte sur scène qu’on ne joue pas. On joue pour de vrai.
L’entrée de l’expérience se fait par la levée de la tête de Marina AbramoviĆ puis par son regard qui se pose sur le visiteur. La fin est décidée par le visiteur qui se lève, Marina baisse la tête. Nombre de visiteurs face à elle, pleurent, « certains tombent amoureux d’elle » raconte le commissaire de l’exposition. « Quand ils sont assis en face de moi, ce n’est plus de moi dont il est question. Très vite, je deviens le miroir de leur propre self. » Ainsi — je dois cette remarque à Martine Lerude — viennent-il faire l’expérience de la réduction, une fois nettoyée de la parole et du mouvement (c’est l’enjeu du stage qu’elle organise avec les jeunes artistes) à la part irréductible de toute présence, déliée des fonctions du corps, qui tient dans le seul regard. Pour tous ceux agglutinés à l’extérieur du cadre dessiné au sol, qui regardent, qui viendront ou qui ne viendront pas s’asseoir sur cette chaise, ils assistent à la représentation d’une expérience réelle.
Marina Abramovi Ć : The Artist Is Present, at the Museum of Modern Art, New York, through May 31, 2010. Opening preview: March 9, 2010, photographie Andrew Russeth.