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JEAN-MARC LÉVY-LEBLOND – QUEL TEMPS FAISONS-NOUS ?

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AEFL Séminaire de psychanalyse 2008-2009

France Delville — Le dernier séminaire de Jacques Lacan s’intitule « La topologie et le temps », topos : lieu, et temps. Etait-ce une manière de finir sur l’incontournable notion d’espace/temps familière même au béotien ? Lacan fut-il béotien en faisant traverser par la recherche psychanalytique un certain nombre de champs du savoir, en annonçant malgré tout qu’il les « subvertissait » ? Certains le trouveront béotien au nom d’un purisme, alors que le freudisme puis le lacanisme se sont calés sur l’inconscient pour oser pratiquer ces détournements, l’inconscient nous apprenant par l’expérience qu’il n’y aucune adéquation entre le mot et la chose, et que tout formalisme est voué à l’échec, la psychanalyse jouant sur l’envers des choses, le gant retourné… Se jouant de sa propre inexactitude même, la revendiquant. « La psychologie expérimentale est exacte mais ne nous apprend rien, résuma un jour Ferenczi, la psychanalyse est inexacte mais révèle des relations insoupçonnées jusqu’alors ». Au prix des « untoward events » bien sûr, événements incongrus, qui rejoindrait peut-être la pomme de Newton.

Mais la bonne nouvelle est que certains « scientifiques », comme on dit, pratiquent eux aussi cet étrange métissage. Jean-Marc Lévy-Leblond n’en fait-il pas partie ? Ses écrits semblent autoriser à le dire, aussi bien ses écrits techniques que la revue « Alliage » qu’il organise depuis l’automne 1989, où, non seulement des auteurs de disciplines diverses viennent se rencontrer, mais aussi où des auteurs sont le lieu même du métissage. Exemple : dans un numéro spécial mémorable, le physicien et peintre Jacques Mandelbrojt, tentant une vérification brillante de : dans quels domaines l’art peut « tenir » face à la science ?

L’AEFL, depuis des années, dans la foulée de Lacan, cherche (et trouve ?) des liens entre psychanalyse, art et science. Sur le thème de « La topologie et le temps », la demande de l’AEFL à Jean-Marc Lévy-Leblond paraît donc, elle aussi, incontournable. Et, avant que celui-ci ne vienne nous éclairer sur « Le temps qu’on fait », je veux seulement rappeler les premières occurrences de la notion de temps dans l’œuvre de Freud et celle de Lacan, Freud dans la communication préliminaire aux Etudes sur l’hystérie : « Une observation fortuite nous a amenés à rechercher depuis quelques années déjà, dans les formes et les symptômes les plus divers de l’hystérie, la cause, l’incident, qui a, pour la première fois et souvent très loin dans le passé, provoqué le phénomène en question. »

Et Lacan, première occurrence dans les Ecrits, dans La lettre volée : « C’est l’intersubjectivité où les deux actions se motivent que nous voulons relever, et les trois termes dont elle les structure. Le privilège de ceux-ci se juge à ce qu’ils répondent à la fois aux trois temps logiques par quoi la décision se précipite, et aux trois places qu’elle assigne aux sujets qu’elle départage. » Temps et Sujet, immédiatement.

Et, dans le premier séminaire, de 1953-1954, Les Ecrits techniques, l’idée que la psychanalyse n’est pas une science, que c’est plutôt un art de la découpe du poulet, et qu’on découpe avec des concepts, qui ne « surgissent pas de l’expérience humaine, sinon ils seraient bien faits. Les premières dénominations sont faites à partir des mots ; ce sont des instruments pour délinéer les choses. « Ainsi, toute science reste longtemps dans la nuit, empêtrée dans le langage. Lavoisier, par exemple, en même temps que son phlogistique, apporte le bon concept, l’oxygène. Il y a d’abord un langage humain tout formé pour nous, dont nous nous servons comme d’un très mauvais instrument. De temps en temps s’effectuent des ren­versements, du phlogistique à l’oxygène. Il faut toujours introduire des sym­boles, mathématiques ou autres, avec du langage courant ; il faut expliquer ce qu’on va faire. On est alors au niveau d’un certain échange humain […] Mais considérons la notion du sujet : quand on l’introduit, on s’introduit soi-­même ; l’homme qui vous parle est un homme comme les autres ; il se sert du mauvais langage ».

Voilà. Chez Freud, chez Lacan, c’est du temps du sujet qu’il s’agit, un temps subjectif, dont la psychanalyse ne se cache pas, au contraire elle tente à chaque instant de le dévoiler, de faire apparaître les effets du temps dans l’élaboration du symptôme.

Ce qui rejoindrait une phrase de Jean-Marc Lévy-Leblond à la fin du chapitre « Quel temps fait-on ? » : « Une piste possible pour une première et modeste approche (… ) serait de prendre comme point de départ non les notions de temps et d’espace, mais celles d’espace et de mouvement. […] Après tout, on ne ferait ainsi que renouer avec Aristote, pour qui, comme il est bien connu « le temps est le nombre du mouvement ».

« Quel temps fait-on ? », demande Jean-Marc Lévy-Leblond dans son livre La pierre de touche (la science à l’épreuve). Le chapitre « Quel temps fait-on ? » débute par cette phrase : « L’interrogation sur le temps est aussi vieille que le temps lui-même – en tout cas, que sa perception par l’esprit humain. Elle est aujourd’hui relayée par la science… »

Jean-Marc Lévy-Leblond – Merci beaucoup, à France Delville, et à vous tous, pour votre invitation, merci pour cette introduction, dont j’espère qu’elle ne va pas aggraver la frustration que je vais vous imposer, je le sens, à la fin de ces trois quarts d’heure, car je ne suis pas du tout sûr que mon exposé réponde véritablement à vos attentes. Ce sera d’autant plus intéressant d’en discuter. Plus précisément : j’espère que ce que je vais vous dire vous intéressera, mais je ne suis pas sûr que ce soit vraiment pertinent par rapport aux questions qui sont les vôtres. Dans la question que j’ai prise pour titre de ces considérations : « Quel temps faisons-nous ? », le « nous », c’est « nous, les physiciens ». Restera ensuite à le relier à un « nous » beaucoup plus général, qui « vous » inclura.

France Delville m’avait demandé de faire état devant vous des derniers développements scientifiques sur la question du Temps. Or, la première frustration que je vais vous infliger, c’est qu’il ne s’agira pas de « derniers développements », parce que ces « derniers développements », même les physiciens qui en sont les auteurs ne les comprennent pas.

J’ouvre ici une petite parenthèse qui fait écho à la question évoquée par Lacan quand il se réfère au symbolisme et au formalisme dans les sciences. Les sciences formalisées, et la physique au premier chef, ont à la fois un énorme avantage et un gros inconvénient, inséparables. Le gros avantage c’est qu’elles disposent d’une sorte de mécanique de pensée toute faite : les « équations », comme on dit, ou, plus précisément, le symbolisme mathématique. Lorsque je pose des équations, que je les résous, je n’ai pas besoin de penser. C’est même à cela qu’elles servent. Et l’inconvénient, c’est justement que je n’ai pas besoin de penser. C’est pourquoi, lorsqu’une théorie nouvelle est en voie de formation, au moment où elle émerge, elle est très souvent dominée par la construction d’un formalisme qui, au niveau conceptuel, reste extrêmement opaque. Il ne faut donc pas croire que les premiers créateurs des grandes théories soient ceux qui les comprennent le mieux. Je me ferais fort, mais ce serait un autre exposé, de vous démontrer qu’entre 1905 et 1915, Einstein n’est pas celui qui a le mieux compris la théorie de la Relativité. Même si c’est lui qui en a été, sinon le créateur, du moins « l’accoucheur ». Ceci pour dire que, des toutes dernières théories, qui sont en germe en ce moment dans les laboratoires des physiciens – et dont vous avez entendu un certain nombre de termes, « théorie des cordes », « cosmologie quantique », etc. -, il ne sera pas question ici, dans la mesure même où elles relèvent de formalismes mathématiques sophistiqués dans lesquels les physiciens font preuve d’une grande virtuosité, mais dont la saisie proprement intellectuelle est encore fort prématurée. Ce dont je parlerai concerne donc essentiellement une période « classique » de la physique qui remonte à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ce qui nous a laissé le temps de commencer à comprendre ce que nous faisons. Je discuterai essentiellement de trois problèmes que les physiciens se sont posés, et ont partiellement résolu, en tant que physiciens, sur la question du temps.

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