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Jean-Pierre Lebrun / À propos de “Petite fille” (2) /

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Petite fille est un film — qui se présente quasiment comme un documentaire — de Sebastien Lifshitz programmé récemment (le 2 décembre 2020) par Arte à une heure de grande diffusion et longtemps disponible sur Arte.tv. Ce film réalisé avec un talent incontestable raconte le cheminement d’une famille confrontée à la « dysphorie de genre », ce symptôme récemment reconnu dans la terminologie américaine du DSM VI qui définit ce qu’éprouve un sujet qui ne se sent pas en accord avec le sexe biologique qui lui a été attribué de par sa naissance.

Qualifié par Télérama de « bouleversant film d’amour », le documentaire se montre ainsi comme une ode lumineuse à la liberté d’être soi. Autrement dit tout-à-fait dans l’air de notre temps. Mais est-ce si simple ?

Evidemment, le simple fait de poser cette question peut nous faire d’emblée jeter aux gémonies de la part de tous ceux qui se revendiquent, par exemple, de l’association LGBTQI. C’est aujourd’hui malheureusement un mode de fonctionnement habituel : dès que l’on pose une question concernant ce qui devrait faire norme, c’est que l’on est défenseur du modèle patriarco-colonial, machiste et raciste, voire même fasciste de surcroît, pour ne citer que quelques-unes des admonestations habituelles.

Nous ne pouvons adhérer à ce simplisme qui ne fait pas que voisiner avec la bêtise, mais qui devrait aussi se rappeler la façon dont les personnes ont été embrigadées dans les idéologies totalitaires du XXème siècle.

Donc, tant pis pour nos détracteurs si habiles à se débarrasser de toute fonction critique, nous nous permettons de poser simplement la question : est-ce si simple ? Dans « Petite fille », la mère de Sasha, transgenre âgée de moins de dix ans, a commencé par se demander si la détermination de son fils d’être une fille aurait pu avoir un lien quelconque avec son vœu à elle, manifeste, d’avoir vivement voulu une fille. Cette question qui a tout son mérite pour un psychiatre orienté par la psychodynamique est devenue incongrue pour la pédopsychiatre de l’hôpital Debré, qui lui répond d’emblée : « On ne sait pas à quoi est due la dysphorie de genre mais on sait à quoi elle n’est pas due. Ce n’est pas un souhait des parents — du papa ou de la maman — d’avoir un enfant d’un autre sexe. (…) On sait que ça n’a pas d’incidence… »

Pourtant, quoi que dise cette pédopsychiatre, la question reste et mérite d’être entendue, nullement pour faire objection à la possibilité d’être confronté à une dysphorie de genre, mais simplement pour permettre de distinguer la position subjective de l’enfant de celle de la mère.

Nous ne pouvons que le rappeler : la psyche d’un chacun est construite dans celle de ses premiers autres — la plupart du temps, ses parents —, et il y a un travail psychique à faire pour s’individuer. C’est même là une banalité qu’il est déconcertant de voir ainsi balayée d’un seul revers de main : tout enfant doit progressivement psychiquement se séparer de ce que veulent pour lui ses parents.

C’est d’ailleurs la raison de ce qu’avoir deux parents, une mère et un(e) autre qu’elle, a toute sa pertinence.   Il ne faut pas être grand psy pour s’apercevoir que quand quelqu’un est lié intimement à un autre, comme tout enfant l’a été en principe à sa mère, voire à celui ou celle qui en tient lieu, la présence d’un autre autre l’aide souvent à trouver avec le premier autre une position différente d’une pure et simple reproduction du même. C’est tout l’intérêt d’une fonction séparante, voire sevrante, que de permettre de se dégager d’un corps à corps pour atteindre le mot à mot, de telle sorte que la parole puisse fonctionner comme instance tierce.

C’est aussi le travail psychique de l’enfant que de devoir faire avec un donné de départ qu’il n’a pas choisi, ceci recouvrant entre autres son nom, son prénom, ses lieu et date de naissance, la langue de ceux qui l’entourent, le milieu social et culturel qui l’a accueilli etc… Loin de nous d’exiger qu’il adhère d’emblée à tous ses déterminants, il n’empêche : c’est ce qu’il fera avec ce qu’il n’a pas choisi qui va s’avérer essentiel. Et dans ce programme, ce n’est pas le pire que d’avoir à son chevet deux parents pour contribuer à cette tâche : tout enfant ne peut qu’être d’abord assujetti à la mère ou à quiconque en tient lieu et bénéficier de la présence effective de l’autre autre auquel la mère se réfère, pour l’aider à se différencier. Encore faut-il que ce second autre dispose de la latitude d’introduire cet écart.

C’est tout ce questionnement qui est ainsi court-circuité par la pédopsychiatre du film, qui refuse, aussitôt énoncées, tout crédit aux paroles de la mère qui s’interroge.1

D’où vient alors l’absence d’interrogation du cinéaste sur ce qui reste pourtant une évidence ? La réponse est sans doute celle de son prosélytisme. Or, c’est ce dernier qui fait que le film n’est pas aussi simple, ni aussi documentaire qu’il n’y paraît.

L’air du temps est à la reconnaissance de l’individu dans sa spécificité, mais où se situe encore la dialectique avec le collectif, si ce dernier ne peut plus être rien d’autre que l’assentiment donné à la revendication du particulier ?

Il est même remarquable qu’à aucun moment ne sont, fût-ce simplement évoquées, les difficultés importantes conséquentes au fait de prendre acte de cette dysphorie de genre et de la traiter médicalement : un traitement hormonal à vie, des interventions chirurgicales comme une castration réelle (ou l’implantation d’une prothèse non-fonctionnelle) sans doute au programme…. une éventuelle mastectomie… A aucun moment les méfaits d’un tel choix ne sont évoqués : ne sont présentés que les effets censés être lus comme heureux, ce qui de plus, expérience clinique aidant, est loin d’être toujours le cas. Et ce qui ne veut pas non plus dire qu’une telle dysphorie de genre ne puisse se présenter.

Mais la fin suicidaire de cas semblables — malheureusement encore arrivée récemment à Lille2— n’est pas d’emblée à attribuer au refus de prendre en compte le transgenre ; elle peut dans d’autres cas être l’aboutissement de ce qu’en menant cela à son terme, le sujet doive s’apercevoir que rien ne se trouve pour autant réglé !

C’est bien pour cela que la question mérite d’être parlée, car si la dysphorie n’apparaît que comme un problème qu’il s’agit de solutionner dans sa matérialité, sa prise en charge dite thérapeutique risque d’être pire que mieux. Ce qui, il faudra bien l’admettre, serait une contrevenance au principe hippocratique toujours en vigueur : Primum non nocere, d’abord ne pas nuire !

Or, au vu de l’actualité récente, l’idéologie qui consiste à vouloir se débarrasser de tout ce qui peut être lu comme poursuite du patriarcat-colonialisme est forcément vouée à profiter de ce qu’elle fait littéralement « offre publicitaire » : cela ne peut dès lors que se répandre dans les écoles aussi bien que dans les familles, où il faudra bientôt former les enseignants pour « détecter » les dysphories de genre et outiller les parents pour accueillir d’emblée favorablement de tels propos.

Une nouvelle fois, ce sera une question qu’on ne pourra dès lors pas poser, alors que c’est pourtant une vraie question : qu’est ce qui est le moins couteux : les interventions suite à un tel diagnostic, ou le fait de s’en remettre à la nécessité de faire avec les contraintes reçues au départ ? Disons au moins que cela devrait rester au sujet de décider de sa réponse et au professionnel de l’aider à faire ce choix le mieux possible. Ce qui ne peut nullement équivaloir à seulement l’accompagner dans le choix d’emblée considéré comme s’il allait de soi.

Il y a un monde entre donner oreille à une telle préoccupation et à la considérer comme une aire de combat où il s’agit de faire gagner la cause. De la même façon, il y a un monde entre s’émouvoir d’emblée de l’amour porté par la famille à l’enfant et se demander si l’amour est à lui seul suffisant pour aider l’enfant à grandir.

Faisons ici au moins cette simple remarque : l’amour est de plusieurs sortes et le véritable amour n’est pas que « sans condition » ; il est aussi celui donné « sous condition », sous condition que cela aide l’enfant à grandir et lui donne les moyens de trouver sa voie singulière, celle qu’il peut et doit frayer pour s’autonomiser.

C’est un autre trait de l’idéologie en cours : l’amour donné à l’enfant suffirait à lui assurer sa réussite dans l’existence. C’est, il faut bien le rappeler, une contre-vérité. Simplement parce que la négativité est aussi au programme d’un chacun : ce qui donne confiance à l’enfant, c’est justement la distance qu’il a pu établir progressivement et paisiblement d’avec ce qui était voulu par ses parents pour lui, c’est sa capacité à se soutenir de l’absence.

Aimer l’enfant est certes crucial pour son avenir, mais lui faire accepter la limite l’est tout autant. A quoi sert alors de ne valoriser que l’amour qui lui est porté ?

La citation de Freud reste ici entièrement de mise : « En lâchant la jeunesse dans la vie avec des considérations aussi peu justes, l’éducation ne se comporte pas autrement que si l’on équipait de vêtements d’été et de cartes des lacs italiens des gens partant pour une expédition polaire »1

1. Ceci n’est nullement la position d’autres pédopsychiatres ; ainsi, par exemple Agnès Condat : « Dans ce contexte de l’affirmation transgenre, nous entendons proposer un cadre qui soit opérant de permettre le transfert pour accueillir ce garçon-là, cette fille-là, mais aussi cette famille-là, leur histoire, leurs discours et leur angoisse, et avec eux leurs demandes, dans la perspective de l’accompagnement de cet adolescent en tant que sujet en devenir ». A. CONDAT, Sexe d’un autre genre, genre d’un autre sexe, quand la boussole s’affole, in La Revue lacanienne, n° 18, mai 2017, Le mal de la jeunesse ?

2. Le Monde, 19 décembre 2020.

3. FREUD, Le malaise dans la civilisation, Points-essais, 2010, p.156.