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Hélène Bonnaud / Familles, questions cruciales : Petite fille (1) /

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Sasha, une petite fille comme les autres ?

Il y a quelques jours, Arte diffusait un film Petite Fille1 de Sébastien Lifshitz qui a suivi la petite Sasha, âgée de 7 ans, et sa famille, pendant un an, dans leur maison des Hauts-de — France. Ce documentaire raconte le cheminement d’une famille confrontée à la question de ce qu’on appelle aujourd’hui « la dysphorie de genre », qui définit le sentiment de ne pas être en accord avec le sexe biologique attribué à sa naissance. Cette définition tend à prendre en compte la subjectivité des sujets quand ils ont l’intime conviction qu’ils sont filles dans un corps de garçon ou l’inverse.

Le lien mère-enfant

Le film a le mérite de retracer les questionnements de la mère qui recueille la phrase de son enfant : « quand je serai grand, je serai une fille », phrase qui provoquera d’abord une réaction de refus de sa part — « mais non, c’est impossible, tu seras toujours un garçon » —, puis prendra la forme d’une évidence pour la mère jusqu’à devenir une vérité, cause d’un combat contre l’ignorance et le refus de reconnaître la différence propre à ce symptôme.

Sasha manifeste de plus en plus qu’elle est une fille et il s’agira dès lors de l’accompagner dans ce parcours difficile de passage du garçon à la fille. La première phase consiste à entendre l’enfant et à accepter ce qu’il dit. Sasha a la chance d’être née dans une famille aimante et d’avoir une mère sensible et attentive au désir de ses enfants.

Bien que le documentaire ne cherche aucune explication psychologique à cette dysphorie de genre, la mère, elle, répète à plusieurs reprises qu’elle se sent coupable car, dès l’annonce du sexe du bébé qu’elle attend — c’est un garçon ! elle est déçue. Elle le dit simplement, comme une chose qui a eu lieu et dont elle veut parler, parce qu’elle se demande si cette pensée n’a pas impacté son enfant. Elle se demande si la force du désir d’avoir une fille n’est pas à l’origine du problème de son enfant quant à son sexe. Elle se pose cette question de savoir s’il n’y a pas une forme de copié-collé entre son désir à elle et celui de sa fille. Dans la psychanalyse, on parle d’identification pour dire qu’un signifiant a servi de modèle pour le sujet qui s’approprie ce signifiant. Dans le cas de Sasha, il s’agirait du signifiant « fille ». Sasha serait une fille parce que le désir de la mère l’a décidé. Il est à noter que Sasha ne dit pas qu’elle est une fille, mais qu’elle veut le devenir pour être une mère et avoir des bébés. L’identification à la mère est évidente et elle est, de fait, classique chez la petite fille qui trouve dans cette identification à la mère porteuse d’enfants, réparation à son n’avoir pas, comme l’a développé Freud. Ceci répond à la question de la privation phallique chez la fille et donne à la voie de la féminité une consistance particulièrement reconnue dans la société. À notre époque, être mère est un choix idéalisé qui se caractérise par ce qu’on appelle le désir d’enfant. Ce désir est d’autant plus manifeste qu’on a le choix, aujourd’hui, de n’avoir que les enfants qu’on veut.

La mère, qui souhaite aider son enfant, cherche à répondre à ce qui lui paraît de plus en plus inéluctable. Son petit garçon n’aime pas les jeux de garçon et choisit de s’orienter, de façon très décidée, vers les semblants de la féminité. Les cheveux longs, les jeux de poupées, le plaisir de porter des habits féminins et de se faire belle sont manifestes chez Sasha. Le jour où la mère lui offre sa première robe, l’enfant semble vivre un moment de bonheur et de soulagement. Sasha et sa mère partagent des instants pleins d’amour et de complicité.

Annonce du diagnostic

C’est lors d’une première consultation à l’Hôpital Robert Debré, à Paris, que la rencontre avec la pédopsychiatre Anne Bargiacchi, spécialiste dans ces questions de genre, intervient comme une bouffée d’oxygène pour la mère. Un diagnostic est posé : Sasha souffre de dysphorie de genre; elle n’est pas seule dans ce cas et un traitement pourra se mettre en place pour rectifier l’erreur dont elle souffre. Son corps d’enfant la protège pour l’instant des caractères secondaires de la sexuation masculine, mais il s’agira d’empêcher ces derniers de s’installer, en bloquant la puberté. Il y a un protocole précis et un suivi qui accompagnent ce qu’on appelle une transition de genre. La science répond donc à cette problématique, en mettant au service des enfants un traitement qui aura pour conséquence un changement de sexe ou du moins de le favoriser.

Déculpabiliser la mère

Lors de cette rencontre avec la pédopsychiatre, la mère essaie à nouveau de dire ce qui fait sa question concernant son propre désir d’avoir une fille et le signe prémonitoire qu’elle perçoit dans le choix du prénom de Sasha qu’elle qualifie de « mixte », avec ce qui arrive à son enfant aujourd’hui. Intuitivement, la mère se sent responsable de ses pensées. Elle s’interroge, en quelque sorte, sur le désir inconscient entre elle et sa fille. La pédopsychiatre annule d’un revers de manche toute hypothèse psychanalytique. Cela n’a rien à voir. La dysphorie de genre existe, on ne sait pas l’expliquer, mais ça n’a rien à voir avec la mère.

Est-ce que cette phrase va soulager la mère ? Oui, de toute évidence, cela arrête son questionnement et la propulse dans le discours qu’on lui propose : la dysphorie de genre existe et il faut la prendre en charge comme une maladie de l’inadéquation du sexe. Dès lors, la mère se trouve confortée dans l’idée que son enfant est née fille dans un corps de garçon, comme le dit si bien son frère Vassili à un moment du documentaire. Elle entre alors dans un combat qui sera le combat de sa vie, pour faire avancer les choses et faire reconnaître cette dysphorie de genre.

Un combat contre l’ordre établi

La mère de Sasha sait que ce sera difficile. Elle sait que sa petite fille rencontrera des barrières, des refus, qu’elle risque d’être maltraitée, insultée, peut-être pire. Elle sait que, chez beaucoup de gens, il y a un déni à entendre qu’un sujet peut vouloir changer de sexe. Freud a mis en évidence ce mécanisme de défense comme une réaction négative qu’il réfère à la rencontre traumatique, pour l’enfant, avec la castration maternelle. Il la qualifie même « d’horreur » tant cela apparaît comme insupportable pour l’être parlant de reconnaître le manque phallique de la mère.

La maman de Sasha fait l’expérience de la puissance du déni auprès des enseignants et du directeur de l’école qui ne veulent rien savoir de cette histoire et n’acceptent pas qu’un enfant sorte de la norme de la binarité sexuelle. De même, la professeure de danse lui claque la porte au nez en lui disant qu’il n’est pas question pour elle d’accepter un enfant qui serait une fille dans un corps de garçon. Chaque fois, la mère tente d’expliquer ce qui se passe pour Sasha, mais elle n’est pas entendue et, bien souvent, la réaction négative renvoie à cette position de normalité et de rejet de la différence.

La voie qui s’ouvre à elle est alors celle de défendre la cause de sa fille. Elle entraîne d’ailleurs tous les enfants de la fratrie : la sœur aînée veut devenir « le bras armé » de sa sœur, la protéger des autres, « ces imbéciles » qui, comme le dit son frère Vassili, pensent qu’être garçon ou fille n’est pas un choix du sujet, mais une identité définitive. Le monde apparaît alors comme coupé en deux : ceux qui admettent les identités de genre diverses et variées, et ceux qui les refusent.

La tristesse est-elle le symptôme de la dysphorie?

Il y a beaucoup d’émotion à voir ce film qui raconte la vie d’une famille aimante troublée par le réel de la différence sexuelle. L’attitude, la façon de se présenter de Sasha est si féminine qu’on ne doute pas un instant qu’elle est fille. C’est un fait. Mais elle est aussi dans une relation de grande proximité avec sa mère qui la protège, la couve, qui cherche dans les moindres signes de l’enfant son assentiment, qui voit dans ses yeux la joie et la tristesse.

De fait, il y a une tristesse chez Sasha dont il ne sera que peu question dans le documentaire, si ce n’est pour l’interpréter comme la douleur d’être une fille coincée dans un corps de garçon. Cette tristesse n’est-elle que la conséquence de son problème ? Que la détermination de son choix d’être une fille ne soit pas interrogée est une option qui pousse vers l’intervention médicalisée du changement de sexe. La science a, en effet, des outils pour cela. Les traitements hormonaux permettent de changer de sexe. C’est une promesse de rectification qui s’engage alors.

Le refus de la psychanalyse

Il y a manifestement une approche anti-psychanalyse induite par la rencontre avec la pédopsychiatre qui détient un savoir sur cette question et sera l’interlocutrice de Sasha et sa mère dans la prise en charge vers la transition. On n’a plus d’autre objectif que de mettre en conformité le sexe biologique avec le sexe psychique. C’est la bonne réponse pour que Sasha souffre moins. Cela se voit dans l’évolution de l’enfant dans le documentaire : elle est heureuse de porter des robes, des petits talons, des bandeaux, des nœuds dans les cheveux, d’avoir un maillot de bain deux pièces ; elle est de plus en plus fille et on l’accepte de mieux en mieux comme une petite fille. Elle est heureuse d’avoir une amie qui vient jouer avec elle aux petits personnages féminins qu’on coiffe, maquille, habille.

La voie s’ouvre pour occuper sa place de fille. Mais qu’en sera-t-il pour être une femme ? Certes, la science lui permettra d’avoir tout ce qu’il faut pour avoir un corps de femme. Mais à quoi sert le corps si un désir préfabriqué est plaqué et vise seulement la conformité, comme si être une femme pouvait se décider de façon univoque ? Il y a tant de façons d’être femme ! Lacan le dit dans sa formule « La femme n’existe pas »2, qui indique qu’il n’y a pas de modèle féminin absolu, mais qu’il y a de multiples façons d’être femme. Chaque femme invente sa façon, propre à elle, qui peut d’ailleurs changer au cours de sa vie.

Tant de femmes ont joué au foot, aimé les jeux guerriers ou grimper aux arbres, combien d’entre elles viennent dire « le garçon manqué » qu’elles étaient, tant d’autres ont refusé leur sexe puis ont trouvé leur voie propre avec un ou une partenaire. De même, tant de garçons souffrent, dans la cour de récréation, des jeux de foot imposés comme des identifications viriles à leur genre… Tant de garçons ont joué aux poupées, aimé s’habiller en fille, adoré mettre les talons de la mère et son sac à main, tant d’autres ont choisi de créer des vêtements ou de s’évader dans une activité artistique, tant de garçons se sont amusés à avoir un gros ventre pour mimer la grossesse et il n’est pas rare que des hommes rêvent d’accoucher… et tant d’autres choisissent de se faire adopter avec leur côté féminin…

Certes, il y a une différence entre garçon et fille, mais il n’y a pas de stéréotypes de la féminité et de la masculinité qui ne soient des modèles qu’on transmet culturellement de parent à enfant. Aujourd’hui, la différence sexuelle est bien plus libérée des entraves d’idéologies passéistes sur ce qui ferait l’adéquation à son sexe biologique. Il y a de multiples façons de l’accepter. Cela prend parfois du temps.

Le temps de grandir et de choisir reste essentiel. C’est ce temps dont on prive Sasha en lui disant qu’elle est une fille et qu’on va lui greffer ce qu’elle n’a pas pour se faire être. L’accompagnement permet de ne pas rester seul avec son problème, ce qui est un vrai progrès, mais reste ici une réponse qui pose le genre comme déterminé par l’image du corps.

La vérité est liquide

La psychanalyse, dans la situation présentée, prendrait en compte la parole de la mère, non pour la culpabiliser comme on le dit à tout va — pour cela, point n’est besoin de recourir à elle —, mais pour entendre de quoi ça parle et pour trouver la solution qui lui convienne, à elle comme à son enfant car, comme le montre le documentaire, la mère et son enfant font couple. Le choix du sexe de son enfant pose la question de la responsabilité parentale, quoi qu’en dise la pédopsychiatrie actuelle et si cela n’est pas énoncé comme préalable, il y aura risque d’effraction pour l’enfant et traumatisme.

La vérité est mouvante, au sens où être garçon ou fille s’écrit certes dans la binarité sexuelle, mais n’est jamais si fixé qu’on l’imagine. Pour beaucoup de sujets, le doute sur son sexe ou le regret de ne pas être de l’autre sexe ont été des moments d’incertitude ou d’angoisse dont chacun sort selon ses expériences propres. La sexualité ouvre à une autre dimension qui n’est jamais acquise ou déterminée. Elle se meut et circule comme un liquide dans une bande de Moebius. Plusieurs tours de boucle sont nécessaires.

Une histoire d’erreur ou de couleur?

Ce documentaire est une histoire qui nous plonge dans la problématique de la dysphorie de genre et de son traitement. La petite Sasha semble si fragile, si démunie face à ce qu’elle ressent et qu’elle n’a pas vraiment pu explorer. Le choix de S. Lifshitz est de montrer qu’il y a aujourd’hui une consultation spécialisée dans ces problématiques et donc une réponse qui donne la possibilité de réparer l’erreur dont le sujet souffre. Malgré la tendresse et le tact avec lesquels il aborde ce sujet, on reste avec le sentiment qu’il y a forçage, quand on répond avec du savoir pour compléter la faille du sujet.

On perd alors les mots pour dire ce qu’on est aujourd’hui, ce qu’on sera demain mais dont on ne sait pas vraiment pourquoi on le dit parce que le sexe, comme le dit Lacan, est juste une histoire de couleur. Cette histoire est prise dans le regard ou la vision qui varie selon l’être de la couleur qu’on s’approprie, « femme couleur d’homme, ou homme couleur de femme »3, selon la jouissance propre qui l’induit. Si « un corps cela se jouit », c’est parce que cela « ne se jouit qu’à condition de le corporiser de façon signifiante »4. C’est dire l’impact des signifiants fille et garçon qui y ont toujours un écho singulier chez chacun.

  1. Lifshitz , Petite Fille, documentaire, 2020, diffusé sur Arte le 2décembre 2020, en ligne sur arte.tv https://www.arte.tv/fr/videos/083141-000-A/petite-fille/
  2. Lacan , Le Séminaire, livreXVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 74. Cf. Lacan J., Le Séminaire XX, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 68 & 75.
  3. Lacan , Le Séminaire, livreXXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 116.
  4. Lacan , Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p.26.