Contributions

Roland Chemama – Le mot « Civilisation » sera-t-il toujours synonyme de « malaise » ?

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Je dois commencer, si vous voulez bien, par vous expliquer ce que j’ai souhaité faire dans mon intervention de ce soir. J’ai voulu la situer à un croisement, au croisement entre d’un côté la réflexion à partir du thème que nous nous sommes proposé cette année, celui d’un « retour de bâton » concernant les problèmes de société, et d’un autre côté quelque chose qui a été toujours important dans la démarche du cartel, je veux dire les échanges avec nos collègues et amis brésiliens.

Ce n’est pas seulement, en effet, que nos développements, en tant qu’ils concernaient le social, tentaient de prendre en compte, de façon égale, la société brésilienne et la société française. C’est que nous avons toujours été heureux de recevoir des collègues venant du Brésil, et parfois de leur rendre visite afin d’échanger avec eux. Or j’ai eu le plaisir, récemment, au mois de novembre, d’être invité au congrès qu’organisait l’APPOA, l’association psychanalytique de Porto Alegre, à l’occasion de son trentième anniversaire.

Rien que cela, d’ailleurs, mérite d’être relevé. Depuis quelques décennies, du fait de scissions ou de dissolutions multiples, les institutions psychanalytiques ne vivent pas très longtemps. La longévité de l’APPOA, en ce sens, est exceptionnelle. Elle est d’ailleurs devenue — je crois que je n’exagère pas — une des associations d’analystes les plus solides et les plus importantes du Brésil. Elle a des membres ou des correspondants dans de nombreuses villes du Brésil. Et j’ajoute que j’ai eu l’occasion d’apprécier, en diverses occasions, la qualité du travail qui se fait dans cette association. Alors puisque j’ai pensé pouvoir y contribuer, à partir d’ailleurs du travail que nous faisons ici, il m’a semblé légitime de vous présenter, en retour, les quelques points que j’ai développés là-bas.

S’agissait-il, déjà, dans ce Congrès anniversaire, de commémorer, en se retournant sur le passé ? Le titre que l’APPOA avait choisi pour son colloque, La psychanalyse et l’esprit de notre temps, ne poussait, me semble-t-il, à aucun passéisme. Notre temps, celui que nous sommes en train de vivre, c’est celui qui prépare déjà le temps à venir, et c’est à ce temps-là, semblaient nous dire nos collègues de Porto Alegre, que nous avons à être attentifs.

Une telle position, vous le verrez, devrait nous pousser à abandonner un préjugé assez répandu, celui selon lequel la psychanalyse nie par principe tout progrès. Bien sûr nous savons la place de la répétition dans l’existence humaine, nous savons aussi que les meilleures intentions du monde dissimulent mal la persistance de formes archaïques de la vie sociale. Mais la psychanalyse est-elle condamnée à célébrer le retour sans fin de ce qui devrait être dépassé ?

Cette question, ou cet ensemble de questions, m’a conduit d’ailleurs à une autre remarque sur le titre de ce colloque. Assez souvent le terme d’esprit, lorsqu’il n’est pas associé à un esprit particulier, celui d’un homme ou d’une femme déterminé(e), renvoie à un groupe censé être assez homogène pour avoir un « esprit » commun.

Pensons à cet égard à ce qu’on a pu appeler l’esprit d’un peuple. Cette notion est apparue dans la philosophie allemande et reste attachée aux noms de Herder et de Fichte. Elle désigne une sorte d’instinct populaire qui se retrouve de façon naturelle dans une population donnée. Le mot allemand est Volksgeist. Certains ont pu penser que le Volksgeist pouvait se transmettre par la langue, la langue allemande en l’occurrence, mais c’est en fait une conception bioculturelle qui s’est imposée,, faisant de l’esprit du peuple ce qui se transmet par le sang.

Ajoutons que cette notion s’accompagne souvent, on s’en doute, d’une position politique nationaliste. Eh bien il m’a semblé que le titre donné au colloque, « l’Esprit de notre temps », avait le mérite de ne pas renvoyer aux limites étroites d’un peuple ou d’une nation. C’est une contemporanéité ouverte qui, avec ce terme, vient sur le devant de la scène, et non pas par exemple la référence à une tradition nationale. Cela me paraît essentiel, et cela s’accorde avec une mutation importante des études historiques. Celle de l’École des Annales, qui a eu lieu, en France, dès la fin des années 1920.

L’École des Annales a promu une histoire globale et transdisciplinaire. Or une telle histoire met nécessairement l’accent, non sur le poids du passé, mais sur les multiples déterminants qui caractérisent une époque donnée. Comme le dit un de ses fondateurs, Marc Bloch, « les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères ». Eh bien à quoi donc ressemblent les hommes de notre temps ? À quoi ressemble la civilisation contemporaine ? Et comment la psychanalyse se situe-t-elle par rapport à cette civilisation ? Ce sont les questions que j’ai posé à Porto Alegre, et que je souhaite reprendre avec vous.

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