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spécial focus / Jouissance : dépasser les limites ?

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L’extase de Thérèse d’Avila : réinterprétation de la sculpture du Bernin.
Texte paru dans « Les 400 culs » Blog écrit par Agnès Giard

Dans un florilège de textes anciens intitulé “L’Eros Mystique”, l’écrivain Philippe Guénin interroge la nature singulière des expériences mystiques, qui sont en apparence si proches de la jouissance… à une différence près. Les unions avec dieu n’ont pas de fin.

Albert Camus disait : «le drame, c’est que ça ne puisse pas à la fois durer et brûler !» Tout ce qui nous consume finit par s’éteindre… Ou presque. Dans un essai encore non publié L’Eros mystiquePhilippe Guénin souligne la spécificité des expériences mystiques si proches, au premier regard, de déchaînements pulsionnels. Mais pas que. Les mystiques jouissent à n’en plus finir. Ce qui distingue leur pratique, certainement, c’est qu’ayant pour objet un homme mis à mort en l’an 33 de notre ère, elles ne peuvent viser que l’éternité…

Le désordre (total) des sens

Prenez Angèle de Foligno (1248-1309). C’est une des premières grandes mystiques reconnue par l’Eglise romaine catholique et l’une des plus extrêmes. Plongée dans la contemplation d’un crucifix, elle a pour la première fois une vision de Jésus. Cette vision produit en elle les effets paroxystiques suivants : «j’étais tellement enflammée que, me tenant debout à côté de la croix, je me dépouillai de tous mes vêtements et m’offris toute à lui.» Philippe Guénin souligne : «Cette exclamation finale d’Angèle totam me optuli ei –que traduit en ces termes latins le frère scribe– révèle bien l’intense exaltation d’une amante qui se donne, dans le consentement de son corps dénudé, à Jésus crucifié, ”Dieu-homme“ devenu summum amatum, “amant suprême“». Pour Angèle, la «folle de dieu», cette vision marque le début d’une série de rencontres au cours desquelles Jésus se fait de plus en plus charnel et présent.

Une passion qui fait crier

Après l’avoir «vu», Angèle le « goûte». Jésus se fait fontaine : «il m’appela et me dit de poser ma bouche sur la plaie de son côté.» Elle boit le sang qui coule de sa poitrine ou plutôt elle s’en «délecte», évoquant la «jouissance» (délectatio) que le Christ lui procure lorsqu’il enfonce «le feu d’amour de Dieu dans [s]on cœur». Philippe Guénin ajoute que de façon pour le moins curieuse, Angèle devient une femme qui ne peut plus se retenir de crier : «si j’entendais parler de Dieu, je criais», dit-elle. Alors que l’église prêche le renoncement aux désirs, les mystiques en font la matière même de leur pratique religieuse. «Le mystique, à la différence du chrétien «ordinaire», entend partager sans retenue, sans distance mais à vif, cette Passion de son Dieu tant désiré, tant aimé», explique l’écrivain, qui cite pour exemple ste Marie-Madeleine de Pazzi : «Heureuse la religieuse qui sera non pas liée mais clouée avec son époux sur la croix».

«Souffrir avec amour peut causer si grand délice»

Angèle de Foligno, elle aussi, fait de la Croix un lit de noces : «Je te loue, Dieu, mon Bien-Aimé / de ta Croix j’ai fait mon lit.» «Au regard des extases très délectables qu’Angèle dit avoir connues sur ce “lit de la Croix”, on se situe bien à l’opposé des prédications de st Paul considérant que notre rapport au Christ doit passer précisément par la crucifixion de nos désirs et plaisirs des sens. Telle Angèle, si de grandes mystiques catholiques parviennent lors de leurs expérience à se «dépauliniser» ainsi, c’est que ce Corps de Passion leur fait atteindre des sommets de jouissance. Or ce jouir-là des mystiques apparaît sans conteste comme foncièrement masochiste. […] Ici la Passion christique devient érogène ! Il s’agit bien, par amour du Crucifié, de souffrir pour lui, avec lui, et d’en jouir.» Voici, toujours à ce sujet, ce que confie Angèle : «Elle ne peut être racontée, la joie que j’attends […] des marques de clous qu’il reçut aux mains et aux pieds sur ce lit»… Faut-il voir dans ces confidences une confirmation des théories médicales qui assimilent le mysticisme à une maladie causée par la frustration sexuelle ou par la haine de son propre corps ? Philippe Guénin suggère une autre piste.

Pas de clivage coeur/cul dans l’érotisme mystique

«Entre humains, l’érotisme peut être totalement séparé du sentiment amoureux. Un tel clivage entre la libido et le cœur s’avère impossible dans la sphère des mystiques : leurs sidérantes expériences intérieures n’ont lieu que dans la démesure de l’amour…». Pour l’auteur de L’Eros Mystique, c’est précisément la source de cette fascination qu’exercent les mystiques : ils ne se contentent pas de jouir avec dieu. Ils l’aiment. Leur «singulier désir paroxystique» présente ceci d’original qu’il procède d’un élan amoureux. Leur corps s’enflamme pour un être unique, de façon exclusive, absolue, et qui ne tolère aucune concurrence. Angèle se réjouit lorsqu’elle apprend la mort de son ex-mari et de son fils. Là voilà toute à Jésus. «En deçà de toutes les divergences d’analyses interprétatives, n’y a t-il pas, à la base, cet indéniable constat sur lequel s’accorder ? Que l’éros du mystique s’avère un amour de haute intensité durable, car il est mu par, nommons-le ainsi, un «désir amoureux fou» très singulier, fort distinguable, bien à l’écart des sentiers battus par les passions humaines – tou(te)s les grand(e)s mystiques que nous avons présenté(e)s en furent la preuve vivante. »

Les mystiques défient les lois de l’entropie

Leurs jouissances ne s’achèvent jamais. Même pas dans la mort. Les cadavres des mystiques restent intacts, autant que la charge explosive de leurs témoignages miraculeux, rassemblés par Philippe Guénin. Sans cesse, des médecins, des philosophes, parfois même des hommes d’église, essayent de neutraliser le pouvoir des mystiques qu’ils nomment des hystériques ou des suicidaires… Mais en vain. Malgré toutes les «explications» que la science croit fournir concernant ces fous et ces folles d’amour, le mystère de leurs embrasements perpétuels perdure. On se demande comment un tel désir peut exister. Inextinguible. «Sainte Angèle nous donne un éclairage essentiel sur la spécificité de ce désir divin lorsqu’elle entend son Seigneur lui dire : “je veux que tu aies faim et désir de moi en ce monde, et que tu languisses pour moi.” Sans doute le propre de ce désir (du) divin est-il d’avoir toujours «faim», que son élan soit incessant.» Toujours intensément désirant, le mystique ne sera jamais rassasié. Jamais lassé. «Dans ce monde dit profane uniquement peuplé de petits autres – c’est-à-dire de créatures humaines (viscéralement astreintes à un régime de finitude ontologique)» les élans mystiques questionnent nos limites.

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A LIRE : L’Eros mystique, de Philippe Guénin, est un essai inédit. Les éditeurs intéressés peuvent contacter directement l’auteur par email : gueninphilippe@yahoo.fr

POUR EN SAVOIR PLUS : «Y’a-t-il une différence entre jouir et s’abîmer ?» ; «Bataille organisait-il des messes noires ?»; «Sainte Rita et le miracle de l’épine»